Pour Médecins sans frontières, « la guerre doit s’arrêter à l’entrée de l’hôpital »
Directrice juridique à Médecins sans frontières (MSF), Françoise Bouchet-Saulnier retrace la constitution d’un droit humanitaire et du socle de principes auxquels l’ONG souscrit.
Paul Benkimoun — MSF qualifie de « crime de guerre » le bombardement de l’hôpital de Kunduz (Afghanistan) où travaillaient vos équipes. Quelles sont les bases du droit humanitaire qui protège soignants et hôpitaux ?
Françoise Bouchet-Saulnier — Comme toute organisation médicale humanitaire, MSF traite tous les patients, malades ou blessés. Dans le droit humanitaire, écrit par des juristes des forces armées il faut le souligner, le statut de blessé ou de malade efface tous les autres, y compris celui de combattant. C’est le fondement de la première convention de Genève, signée le 22 août 1864, signée par 16 Etats dont la France. Il prévoit les soins aux blessés quelle que soit leur nationalité, la neutralisation ou inviolabilité des personnels et établissements. Il n’y a pas lieu de distinguer les blessés selon qu’ils sont civils ou militaires. Or, dans des situations de conflit, les Etats sont très tentés de considérer tous les hommes en âge de se battre comme des combattants.
De plus, dans ce type de contexte, ce même droit humanitaire considère que le refus délibéré de soins de la part d’un médecin constitue un crime de guerre. Il existe des pressions sur les soignants de la part des militaires. Il n’est pas question d’accepter qu’un médecin soit envoyé en prison pour avoir porté des soins à un blessé. Le droit humanitaire nous dit : vous devez soigner tous les blessés. L’enjeu est de neutraliser les personnels soignants et les hôpitaux. Refuser de soigner des patients sur des critères autres que médicaux revient à permettre aux belligérants de venir les achever et transforme l’hôpital en champ de bataille. L’hôpital est le lieu de confrontation entre les parties au conflit, d’une part, et le personnel médical, d’autre part. La guerre doit s’arrêter à l’entrée de l’hôpital.
Quelles évolutions le droit humanitaire a-t-il connu depuis cette première convention de Genève ?
Il y a eux trois modifications majeures en 1949, 1977 et 2005. En 1949, quatre conventions ont été signées à Genève. Les trois premières concernent les combattants et la quatrième les civils. Après la seconde guerre mondiale et l’occupation de pays entiers, il s’agissait d’assurer la survie des civils et de ne pas les laisser à la merci de la partie adverse. Elle entend permettre aux médecins de continuer à travailler, même dans une situation chaotique, en aménageant un espace où leur action soit neutralisée.
En 1977, deux protocoles additionnels ont visé à améliorer la protection des victimes de conflits et éviter que les civils ne soient pris pour cibles. Le premier protocole concerne les conflits entre Etats et le second les conflits internes à un pays.
Enfin, en 2005, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a publié 161 règles de droit humanitaire coutumier. Elles prévoient la protection des hôpitaux, les circonstances dans lesquelles ils ne bénéficieraient plus de ce statut, mais même dans ce cas, des précautions doivent être prises par les belligérants, comme des avertissements avant une attaque. Si des militaires en déroute se réfugient dans un hôpital, cela ne modifie par le statut protégé de l’établissement. En pratique, il faut à chaque fois négocier afin d’obtenir gain de cause et que les Etats reconnaissent la normalité des secours. Dénoncer les violences, comme le fait entre autres MSF, c’est reconnaître les soins comme la norme. Ces règles très concrètes du CICR mettent sur le même pied les conflits internationaux et nationaux du point de vue du droit aux secours. Comme il y a de plus en plus d’acteurs dans les conflits, cela permet de ne pas attendre que toutes les parties se soient accordées pour intervenir.
Pourquoi les belligérants s’en prendraient-ils à un hôpital ?
Dans des pays en guerre au sein de leurs frontières, comme la Syrie, le Yémen, un hôpital est souvent le seul accès aux soins pour la population. A Kunduz, dans les cinq jours qui ont précédé le bombardement de l’hôpital, MSF avait accueilli et soigné 394 blessés et 105 s’y trouvaient le jour de l’attaque, en compagnie de 80 de nos personnels.
Si on ne les soigne pas, certains considèrent que c’est autant de combattants de moins. Dans un tel contexte, il est nécessaire que les équipes soignantes tiennent bon. Elles doivent négocier, parfois jour après jour, la sécurité de nos hôpitaux, le fait qu’il n’y ait pas d’arrestation ou de personnes tuées dans leur enceinte, qu’ils ne soient pas pris pour cible et que les médecins ne soient pas punis pour avoir porté des soins. Il y a quelques situations où cela dérape, mais c’est extrêmement rare.
Comme expliquez-vous que cela ne se produise pas plus souvent ?
Nous négocions sur la base de nos principes. Si les règles ne sont pas respectées, MSF part. C’est en fait une négociation gagnant-gagnant : les belligérants se disent : s’ils s’en vont, ils ne seront plus là pour nos adversaires mais ils ne seront pas là non plus pour nous. Même en situation de conflits, les combattants ont des liens avec les populations civiles, il y a des malades à soigner, des accouchements à réaliser.
Paul Benkimoun
Journaliste au Monde