Depuis quelques décennies, aucun parti politique indien n’a assuré sa prédominance au niveau fédéral. Les deux principaux partis nationaux, le Congrès et le Bhartiya Janata Party (BJP), ont toujours eu à former des coalitions avec des partis politiques régionaux, respectivement le United Democratic Front (UDF) et la National Democratic Alliance (NDA). Chacune de ces coalitions incluait plus d’une douzaine de partis politiques. Dans l’actuel gouvernement, les partis de la gauche indienne se sont ralliés à l’UDF.
À cette dynamique politique multipartite s’ajoutent les réalités multiethniques et multilinguistiques qui complexifient la diversité des mouvements sociaux indiens. De plus, chaque parti politique possède ses propres syndicats, regroupements de paysans et organisations féministes. Sans compter certains mouvements, indépendants des partis politiques, qui prennent une importance de plus en plus grande dans l’arène sociopolitique indienne.
Cette diversité des mouvements sociaux et politiques apporte de nouveaux défis au processus du Forum social mondial en Inde. Dans ce cadre, défis internes et réalités globales s’entrechoquent parfois, posant ainsi un dilemme aux mouvements progressistes quant à leurs alliances avec les formations politiques
Dans cette optique, le contexte dans lequel se déroulera le prochain Forum social indien, en novembre prochain, risque d’être sensiblement différent de celui qui prévalait lors du Forum social mondial de 2004, tenu à Mumbai.
Le Forum social mondial, Mumbai 2004
Au cours des élections fédérales de mai 1998, le parti d’extrême droite, le BJP, a récolté le plus grand nombre de sièges et formé un gouvernement avec ses partenaires de la coalition provinciale. Le Congrès était le deuxième plus grand parti du Parlement. Pendant les cinq années où le parti a été au pouvoir, le BJP s’est fait de nombreux ennemis, dont la classe ouvrière, les paysans, les mouvements sociaux libéraux, la gauche et les minorités religieuses, particulièrement les musulmans. Le parti a largement harcelé les dirigeants des mouvements sociaux et des ONG progressistes, en plus de canaliser des fonds d’ONG étrangères afin de subventionner leurs activités fascistes. Dans la province de Gujarat, son bastion politique, le BJP a introduit des chapitres glorifiant Hitler et Mussolini à l’intérieur des manuels scolaires. Dans cette même province, le BJP a provoqué le massacre de plus de 2000 musulmans. Vajpayee, alors premier ministre, avait livré un discours troublant, affirmant : « Où que soient les musulmans, ils ne veulent pas vivre en harmonie avec les autres ».
Les politiques de privatisation et autres mesures néolibérales adoptées par le gouvernement ont affamé les paysans. Surendettés, plusieurs d’entre eux se sont suicidés lors du règne du BJP. Peu de temps après être parvenu à la tête du gouvernement, le BJP a démontré sa puissance nucléaire en testant quelques bombes atomiques, se méritant ainsi les acclamations de la classe moyenne nationaliste. Cette fraction de la population a d’ailleurs bénéficié des réformes néolibérales leur permettant d’accéder à de nombreux biens de luxe. Convaincu des résultats positifs de la croissance économique et de l’admiration de la communauté internationale, le BJP a lancé sa campagne électorale en 2004 sur le thème de « Shining India ».
C’est dans ce contexte que la tenue du quatrième Forum social mondial à Bombay a été annoncée. Les élections du Parlement fédéral devaient avoir lieu en mars-avril 2004 tandis que le Forum devait se tenir en janvier 2004. Visiblement, les discussions des mouvements sociaux indiens et des coalitions de gauche se sont concentrées sur la possibilité de former une alliance avec les libéraux de gauche afin de contrer la réélection du BJP.
Le paysage politique actuel
Ce qui s’est passé par la suite est connu de tous. Le Congrès est devenu le parti dominant au Parlement et, grâce à ses alliés, a pu former une coalition gouvernementale, la United Progressive Alliance (UPA). Même avec l’appui de tous ses alliés provinciaux et libéraux, le Congrès n’avait pas le nombre de sièges nécessaire pour diriger le gouvernement. Il avait besoin du support de la gauche, notamment des 60 parlementaires du Parti communiste.
L’éditorialiste Siddarth Varadarajan, du quotidien The Hindu, expliquait ainsi la défaite du BJP : « Personne ne peut nier le fait que le verdict reflète, du moins en partie, le malaise croissant du public envers les politiques économiques mises en place par le gouvernement de Vajpayee. Dans la majorité des centres urbains, les électeurs ont voté en faveur de partis qui critiquaient ouvertement les privatisations et les réductions fiscales, ou qui promettaient des réformes « ayant un visage plus humain ». Dans les zones rurales, le fait que l’inégalité n’ait pas diminué aussi drastiquement que le BJP le clamait – et qu’au contraire elle ait augmenté – est maintenant bien connu. »
À la mi-mandat de l’actuel gouvernement, l’annonce a été faite que le Forum social indien (FSI) se tiendrait à New Delhi, en novembre 2006. Le rassemblement devra, cette année encore, se questionner sur la mondialisation néolibérale, mais dans un contexte politique fort différent. Le gouvernement dirigé par le Congrès n’a pas abandonné les politiques néolibérales. Qu’est-ce qui a changé ? Pour citer un analyste politique indien, « le parti communiste, qui appuie en partie la coalition au pouvoir, joue en quelque sorte le rôle d’un bon parti d’opposition. Il a su attirer l’attention des parlementaires – ainsi que des médias – sur les enjeux économiques, plutôt que sur les débats d’ordre religieux ». Lors du prochain FSI, les mouvements sociaux auront à évaluer si cette « opposition » se limite aux débats politiques seulement.
Un autre important débat du FSI portera sur le degré de collaboration des mouvements sociaux avec l’élite indienne et les partis politiques. Le Parti communiste indien (marxiste), connu sous l’acronyme CPM, dirige la province du Bengal occidental depuis trente ans. Ce mandat a été prolongé de cinq ans lors des élections tenues le mois dernier. Or, un nombre significatif de critiques, venant de la gauche, remettent en question la croissance des investissements étrangers et ses impacts sur les Bengalais. Quelle crédibilité le CPM conserve-t-il si son opposition aux politiques du Congrès contredit ses actions dans son château fort du Bengal ? L’appui presque inconditionnel de la gauche au gouvernement du Congrès, simplement afin de tenir au loin le BJP, devra également être débattu. Quel prix la gauche indienne est-elle prête à payer ? Le prochain Forum social indien, qui attend plus de 60 000 participants, devra soulever des questions beaucoup plus pertinentes que l’élaboration d’une stratégie pour se débarrasser d’un gouvernement, comme ce fut le cas lors du FSM de 2004.
Feroz Mehdi
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