Le 3 octobre, l’hôpital de Médecins sans frontières de Kunduz a été bombardé par l’armée américaine pendant les opérations pour reprendre la ville aux Taliban. Les derniers décomptes indiquent une vingtaine de morts - humanitaires et malades, y compris des enfants - et des dizaines de blessés graves. L’hôpital est désormais fermé, MSF ne pouvant plus garantir la sécurité de ses installations, ce qui prive les blessés de la seule antenne chirurgicale efficace dans la région. Il s’agit par ailleurs d’un des incidents les plus meurtriers pour l’ONG, tous terrains confondus, depuis des décennies. Les bombardements américains résultent-ils d’une erreur due au fog of war, incident tragique mais excusable étant donné la confusion inhérente aux combats urbains ? Les éléments disponibles pointent malheureusement vers une autre direction : un crime de guerre lié aux pratiques de l’armée américaine et notamment à une conception de la guerre qui criminalise l’action humanitaire.
Le contexte montre un échec cinglant du gouvernement afghan et de ses alliés. La chute de Kunduz, une ville de plus de 300 000 habitants, a été un choc majeur pour Kaboul d’autant qu’elle intervient après la perte du nord Helmand, pourtant une zone privilégiée de la contre-insurrection occidentale. Malgré les annonces du gouvernement afghan, les Taliban ont tenu la ville plusieurs jours. La faiblesse des forces armées afghanes a finalement obligé les Etats-Unis à réinvestir un peu plus un conflit dont Obama voulait pourtant se désengager, en particulier par le biais de bombardements et d’opérations des forces spéciales.
Des explications peu crédibles
Quelles sont les explications apportées pour justifier cet incident meurtrier ? D’après une première ligne de défense, les bombardements auraient été le résultat d’une erreur due à l’absence de signalisation de l’hôpital aux autorités militaires. Cette hypothèse doit être écartée, car MSF est d’un professionnalisme absolu sur ces questions ; l’emplacement de l’hôpital a bien été signalé de façon répétée à l’armée américaine. Ajoutons que l’hôpital est un grand compound très identifiable, bien connu de la population et des observateurs de passage. De plus, il reste à expliquer que les bombardements ont duré plus d’une heure malgré les appels en urgence de MSF aux Américains.
Une seconde ligne de défense a rapidement émergé : des combattants Taliban auraient été présents dans l’hôpital et auraient visé les forces américaines ou afghanes. Certains officiels afghans – avec une imagination d’autant plus digne d’admiration qu’elle ne repose sur aucun fait - ont même décrit l’hôpital MSF comme un poste de commandement des Taliban. Or, cette argumentation, visiblement improvisée dans l’urgence, ne tient pas non plus. Les victimes sont tous des malades ou du personnel de l’hôpital ; les témoins directs ont démenti la présence de combattants armés dans l’hôpital. Les portes de l’hôpital étaient fermées depuis le lundi 28, début du conflit, de jour comme de nuit, et seulement ouvertes aux ambulances Enfin, même si des tirs occasionnels avaient été observés, les bombardements ciblés et répétés contre les bâtiments abritant des malades et du personnel médical restent illégaux au regard au droit international et, surtout, ignobles d’un point de vue moral.
Une cible légitime
En réalité, ces frappes reflètent une tendance inquiétante : la criminalisation de l’humanitaire. L’hôpital a été bombardé parce qu’il soignait des blessés Taliban. Des incidents avaient d’ailleurs eu lieu en juillet quand des commandos afghans avaient pénétré dans l’enceinte de l’hôpital en accusant MSF de soigner des insurgés. Plus profondément, cet incident reflète l’héritage toujours vivant du bushisme de guerre né du 11 septembre. Le paradigme qui informe toujours les pratiques militaires américaines est en rupture par rapport à la tradition juridique et humanitaire occidentale vieille de plus d’un siècle : il n’y a plus d’espace humanitaire neutre et protégé par les lois internationales. Tout acteur – y compris non militaire - opérant dans le champ de bataille (défini aujourd’hui de façon très imprécise) est une cible légitime. Des incidents de nature semblable se sont d’ailleurs produits à de multiples reprises, impliquant des journalistes traités comme des cibles du fait de leur présence en territoire ennemi.
Le fond du problème est donc que l’armée américaine n’accepte pas que MSF opère indépendamment au nom de principes juridiques et humanitaires. Cette autonomie va en effet contre la polarisation recherchée dans le conflit. Rappelons que le projet stratégique des Etats-Unis en Afghanistan après 2001, exposé sans ambiguïté par Colin Powell, était de faire de l’humanitaire un instrument de la puissance américaine. Différentes ONG, dont MSF, ont refusé de s’insérer dans le dispositif américain qui niait la spécificité de l’humanitaire et les mettait en danger. De même, au début des années 2000, les Etats-Unis avaient mené une vraie campagne contre le CICR qui dénonçait les tortures des prisonniers dans les prisons américaines. Là aussi, l’idée s’est imposée d’une obsolescence du droit des conflits. Pour l’armée américaine, dénoncer la torture équivalait alors à protéger les terroristes comme soigner les combattants équivaut aujourd’hui à soutenir l’insurrection.
Quelles conséquences pour ce qui est, juridiquement parlant, un crime de guerre ? Les conséquences politiques sont plus significatives qu’on pourrait le penser. D’abord, le président Ghani, déjà très affaibli, est mis dans une position difficile et sera, d’une façon ou d’une autre, obligé de prendre ses distances par rapport aux Etats-Unis. Ensuite, les Taliban tiennent ici une facile victoire de propagande surtout si l’on se rappelle le rôle des multiples bavures des forces spéciales américaines dans la progression des Taliban ces dernières années. Enfin, pour les opinions publiques occidentales, cet incident entretient un certain cynisme : à quoi bon s’impliquer dans une guerre pour commettre les mêmes crimes qu’on reproche ailleurs à Bachar al-Assad ?
L’impunité est, de fait, assurée aux responsables des bombardements et ce pour l’ensemble de la chaîne de commandement. Le président Obama a annoncé une enquête dont il sait qu’elle n’aboutira à rien. En réalité, les autorités américaines refusent de reconnaître leur responsabilité et parient sur la rapidité du cycle médiatique pour limiter le coût politique de l’incident. Rien n’est à attendre du côté des gouvernements européens en raison de leur dépendance par rapport aux Etats-Unis. Une enquête de l’ONU dont les conclusions ne seront pas connues, au mieux, avant des mois, pour souhaitable qu’elle soit, n’amènera pas à l’armée américaine à changer ses pratiques. Une prise de position commune des ONG intervenant dans les contextes de guerre et un soutien politique, par exemple du Parlement européen, peut au moins à la marge augmenter le coût politique du ciblage des ONG pour l’armée américaine. Il en va de nos valeurs, de la sécurité des humanitaires et, à terme, de nos libertés politiques.
Gilles Dorronsoro, professeur de sciences politiques à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, Institut Universitaire de France