Bruits de bottes et démocratie ne font pas bon ménage
Mardi 19 septembre dans la soirée, profitant de l’absence du premier ministre Thaksin Shinawatra en voyage à l’assemblée générale des Nations Unis, des militaires conduis par le général Sonthi Boonyaratklin ont organisé un putsch militaire en Thaïlande. La junte maintenant au pouvoir explique avoir agi pour sauver la Thaïlande de la menace que Thaksin représentait pour la démocratie et la stabilité du pays - le règne de Thaksin restera dans les mémoires comme une période de népotisme et de corruption généralisés. Celui-ci est aussi accusé d’avoir semé la discorde nationale et last but not least d’avoir manqué sérieusement de respect à son altesse Bumiphol, roi des Thaïs.
Peu de voix s’élèvent dans le pays pour dénoncer le coup, ce n’est d’ailleurs pas celui-ci qui pose le plus de problème à la classe politique thaïlandaise mais les réprobations de la classe politique internationale (assez moles somme toute). A en croire Anand Panayarachun, nommé premier ministre après le putsch militaire de 1991, « un coup d’état a une signification différente dans le contexte Thaïlandais. Ce n’est pas comme un coup d’état militaire en Afrique ou en Amérique latine… » (Newsweek 25 septembre). Il est vrai que le putsch s’est fait sans qu’un coup de feu ne soit tiré. Et si l’on en croit la presse locale, pas moins de 83,9 % de la population approuveraient les insurgés. Dans un pays peu enclin aux querelles, de nombreux Thaïs pensent que le putsch permettra d’apaiser une crise politique dont personne ici ne voyait réellement l’issue. Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui les partisans de Thaksin se font discrets et son principal électorat, les paysans pauvres, ne dispose pas des relais institutionnels lui permettant de faire valoir son mécontentement.
Nombreux sont ceux aussi qui pensent qu’une transition démocratique réalisée sous la houlette de militaires est préférable à une situation de manifestations continues qui dure déjà depuis près d’un an. Les militaires se sont d’ailleurs appesantis sur leur volonté de ne pas conserver le pouvoir au-delà de 15 jours permettant de sélectionner un ministre intérimaire intègre et au dessus de tous soupçons. C’est exactement dans les mêmes termes que les militaires avaient justifié le coup d’état de 1991 qui avait mis fin à 3 ans d’un gouvernement élu. Ils promettaient de « nettoyer » le système politique en poursuivant les hommes politiques qui s’étaient enrichis de « façon excessive ». La nouvelle constitution rédigée permettait de choisir un premier ministre en dehors du parlement, c’est-à-dire qu’un militaire pouvait être choisi.
Le nouveau premier ministre appointé par la junte actuelle, Surayud Chulanont, n’est en fait civil que depuis qu’il a pris sa retraite de l’armée en 2003. Homme du sérail, s’il en est, il a servi sous les ordres de Prem Tinsulanonda, premier conseiller du Roi et a lui-même commandé directement le chef de la junte militaire Sonthi. Parmi ses hauts faits d’arme, il dirigeait le corps d’armé qui a ouvert le feu sur les manifestants lors des manifestations de 1992, bien qu’il ait toujours affirmé n’avoir pas donné l’ordre de tirer.
Ainsi, au nom de la démocratie et de la lutte contre la corruption, les putschistes ont renversé un gouvernement … démocratiquement élu à deux reprises. Les premières mesures de la junte ont été d’imposer la loi martiale, de supprimer la constitution de 1997 dont l’article 65 statue clairement que les citoyens ont le devoir de s’opposer à toute tentative de renversement d’un gouvernement élus démocratiquement. La liberté de la presse a été suspendue, les medias étant responsables de tout article, commentaires, intervention d’auditeurs hostiles au coup. Les rassemblements de plus de 5 personnes sont interdits et les organisations syndicales et politiques sont sommées de cesser leurs activités militantes, la junte « traitant directement » les revendications des paysans et ouvriers.
Sans doute la différence réside-t-elle dans le fait que le coup a, dès le lendemain, reçu l’aval du roi, ce qui a eu pour effet d’étouffer les scrupules et les doutes, le roi étant présenté comme une émanation de la volonté du peuple Thaï (où pour dire les choses autrement que le peuple Thaï s’incline devant la volonté du roi).
Fragilité de la démocratie en Asie du sud-est
Le coup d’Etat en Thaïlande est une mauvaise nouvelle pour les Thaïlandais mais aussi pour l’ensemble de la région. La présence des généraux au pouvoir n’est malheureusement pas l’apanage de la Thaïlande. Ce qui change c’est plutôt la façon d’y parvenir et de s’y maintenir.
L’Indonésie est dirigée par un ancien général élu lors des dernières élections. La présidente des Philippines, Gloria Arroyo, qui a survécu à deux tentatives de coup d’Etat, s’appuie sur l’armée pour appliquer l’Etat d’urgence. Le Pakistan est dirigé par un putschiste, Pervez Muscharaf, qui a reçu depuis l’onction démocratique des Etats-Unis, car il était un peu gênant qu’un dictateur participe à la lutte « contre le terrorisme ». La Birmanie est dirigée depuis des décennies par des militaires sanguinaires qui ne se contentent pas de piller le pays, mais massacrent sans vergogne et en toute tranquillité des populations dont les survivants seront réduits à l’esclavage. Dans des contextes historiques et politiques différents, on retrouve l’omniprésence de l’armée dans les lieux de pouvoirs et là où se font les affaires au Laos, au Cambodge, au Vietnam et en Chine.
Les dictateurs au pouvoir ne peuvent que se sentir confortés par le putsch thaïlandais, et ceux qui rêvent d’y parvenir par la force, encouragés.
L’armée moins visible mais toujours aussi présente
Le putsch renvoie la Thaïlande à des années noires que d’aucun croyait révolues. Le pays qui n’avait plus connu de coup militaire depuis 1991 était présenté par les médias internationaux comme un modèle de démocratie dans un continent où elle reste l’exception. La répression sanglante de 1992 qui avait suivie le dernier coup d’état avait ouvert une nouvelle ère durant laquelle, la Thaïlande s’était engagée dans une transition démocratique avec en particulier l’élaboration d’une nouvelle constitution dont les objectifs de base étaient d’en finir avec la spirale des coups d’état récurrents et l’autoritarisme ainsi que de remédier à la corruption, mal endémique de la politique Thaï.
La répression sanglante de 92 avait aussi amené à une réflexion sur le rôle et la place des militaires au sein de la société. Cela avait entre autre conduit le haut commandement de l’armée à accepter une « dépolitisation » tout du moins en apparence, l’engagement à ne pas intervenir dans le débat politique, le rôle des militaires dans les différents gouvernements se limitant à la direction du ministère des armées. Sonthi, lui-même affirmait quelques semaines avant le putsch que l’armée n’avait pas la légitimité à intervenir dans la crise politique en cours…
La réalité était cependant bien différente. L’armée n’a accepté de ne « s’effacer » que dans la mesure où en retour le pouvoir civil n’engageait aucune réforme remettant en cause ses privilèges. Or depuis son élection, Thaksin a bouleversé ce statut quo et tenté de remodeler la bureaucratie à son profit. En connaisseur avisé de la politique thaïlandaise, il a bien compris que sa longévité au pouvoir dépendait, en particulier, de sa capacité à contrôler l’armée. Celle-ci était et reste très liée au palais. Elle est de plus une puissance financière et industrielle. Pour contrôler l’armée sans s’y opposer frontalement, il a donc choisi de défaire systématiquement les réseaux établis par Prem Tinsulanonda, lui-même ex-général, ex-premier ministre devenu premier conseiller du roi, en les remplaçant par ses propres réseaux. Ainsi entre 2002 et 2003, Thaksin nomment à des positions clefs de l’armée plus de 35 de ses parents et amis, la plupart provenant de la « classe 10 », dont il était lui-même issu. Contrairement, à la « classe 5 » qui a réalisé le coup d’état de 1991, cette génération n’est pas liée par une idéologie commune. Le lien qui les unit est à proprement parler clientéliste et affairiste. De plus, la plupart de ses nouveaux chefs n’a pas d’expérience de haut commandement ni la légitimité pour les assurer. Ainsi, des fractures importantes se créent au sein de l’institution entre pro et anti-Thaksin. Celui-ci, s’assure de la loyauté du chef suprême des armées en nommant systématiquement un de ses proches. Il est d’ailleurs tellement convaincu de son emprise qu’il affirme au New Straits Times le 10 juillet 2003 « les dirigeants des forces armées sont très disciplinés. Ils soutiennent le gouvernement fermement, en particulier moi ».
Sa politique répressive brutale dans le sud de la Thaïlande a aussi fortement contribué à relégitimer le rôle interventionniste de l’armée dans le débat politique. Les trois provinces musulmanes, à majorité malaise, sont le théâtre de meurtres et massacres quasi quotidiens depuis maintenant trois ans.
Ces violences sont endémiques depuis leur rattachement contre leur gré à la Thaïlande au lendemain de la seconde guerre mondiale. Les Thaïlandais d’origine malaise, victimes de discriminations, réclament une large autonomie. La recrudescence de la violence depuis janvier 2004 a entraîné de très nombreuses victimes (plus de 1700 à ce jour). La réponse du gouvernement Thaksin a été de décréter l’état d’urgence et de donner les pleins pouvoirs à l’armée, allant jusqu’à proposer une loi qui autorisait le versement d’une prime à tout militaire abattant un « terroriste » ou supposé tel (loi fort heureusement repoussée). Cette politique a contribuée à maintenir le pouvoir exorbitant de l’armée et de la police dans l’ensemble du pays.
Les violences dans le sud ont eu un autre effet pour le moins inattendu pour Thaksin. Sommé par l’opposition et le roi de résoudre la crise, Thaksin a nommé l’an passé à la tête de l’armée, sans doute pour montrer des signes de bonne volonté, non pas l’un de ces alliés, mais un général en chef musulman (une première dans l’histoire de l’armée thaïlandaise où tous les postes à responsabilités sont attribués à des bouddhistes) dont on allait entendre parler… Sonthi Boonyaratklin.
L’irrésistible ascension de Thaksin
Avant d’être un homme politique, Thaksin est d’abord et avant tout un homme d’affaire qui doit essentiellement sa fortune aux licences et concessions qu’il a obtenu des militaires et des différents gouvernements dans les années 90. L’instabilité de la situation politique et économique l’ont convaincu de l’importance d’avoir un premier ministre comprenant les problèmes des entrepreneurs mais aussi de la nécessité, s’il veut contrôler le pouvoir, de fonder son propre parti. La crise économique de 1997 va précipiter les choses. Comme dans toutes les crises, beaucoup de firmes sont éliminées tandis que celles qui y survivent en sortent renforcées. Celles-ci appartiennent pour l’essentiel à l’industrie des services qui est moins exposée à la concurrence internationale car bénéficiant d’une protection de l’Etat qui vend des licences d’exploitation aux seules entreprises nationales. Le nouveau parti Thai Rak Thai fondé par Thaksin rassemble ces grosses familles que l’expérience de la crise a convaincue de la nécessité de renforcer les liens entre business et politique.
Entre 1998 et sa première élection en 2001, Thaksin va affiner progressivement un projet, élaborant une plateforme politique reprenant à son compte des demandes multiples et parfois socialement contradictoires- demande des PME, des paysans mais aussi prise en compte des difficultés et besoins de la classe ouvrière de l’industrie. C’est sans doute la première fois en Thaïlande qu’un parti se présente aux élections avec des propositions électorales.
Avec la crise de 97 et la banqueroute qui s’en est suivie, de très nombreuses petites et moyennes entreprises thaïlandaises se sont retrouvées soit en faillite soit insolvables. Le FMI, qui supervisait la politique de sortie de crise ne voyait rien à redire à ces faillites en masse, celles-ci devant permettre une « régénérescence » de l’économie à travers le rachat à bas prix de ces entreprises par des capitaux étrangers. Dans les trois ans qui suivent la crise, plus de capitaux entrent en Thaïlande, principalement pour racheter des entreprises thaïlandaises, que dans les 11 années d’embellies économiques précédentes. Avec pour conséquence, l’idée largement répandue que la politique du premier ministre d’alors, le démocrate Chuan Leekpai, est une abdication devant les diktats du FMI et que celui-ci n’est pas en mesure, ou ne cherche pas à protéger le capital domestique.
Thaksin à l’intelligence de se présenter comme le sauveur des PME. Il développe un discours nationaliste en s’appuyant sur l’impopularité des réformes économiques imposées par le FMI. Il élabore une plateforme de sortie de crise en proposant un développement de petites et moyennes entreprises basé sur le mariage de qualifications traditionnelles et d’un haut niveau de développement technologique.
S’assurer le soutien de l’industrie n’est cependant pas suffisant. La Thaïlande reste un pays profondément rural, les paysans représentant près de 50 % de la population active en 2006. Or bien avant la crise de 1997, le monde paysan était déjà en proie à une profonde crise. Bien que la Thaïlande soit devenue l’un des principaux exportateurs de riz, près de 40% des paysans vivent encore en dessous du seuil de pauvreté relative au début des années 1990. Les demandes du monde rural sont toujours prises en compte loin derrière celles des classes moyennes urbaines et de la bourgeoisie qui se concentrent à Bangkok.
Thaksin n’hésite pas à reprendre directement à son compte certaines revendications émanant des associations d’agriculteurs qui ont vu le jour dans les années 90, et tient en grande partie ses promesses dans l’année qui suit son arrivée au pouvoir :
– La quasi-gratuité de la santé, (l’ensemble des soins médicaux sont accessibles contre une somme de 30 baths soit environ 62 centimes d’euros), une allocation d’un million de baths (20 8333 euros) pour le développement de chaque village, un moratoire de plusieurs années pour les paysans endettés.
– Le sens de sa politique envers les pauvres s’inscrit très clairement dans une tradition populiste classique : réduire la pauvreté des paysans afin d’obtenir un soutien social et une stabilité politique nécessaire à la bonne marche des affaires. Il n’hésite d’ailleurs pas à intégrer à son équipe des « octobristes », anciens militants communistes des années soixante dix. Il atteindra son objectif et s’assurera un soutien indéfectible chez les paysans et les pauvres particulièrement dans le nord et le nord est du pays. Cela lui a permis d’être à nouveau largement élu en 2005 obtenant 377 des 500 sièges au parlement, faisant du TRT le premier parti à obtenir la majorité absolue en 73 ans et de Thaksin, le premier homme politique a être élu deux fois de suite dans toute l’histoire de la Thaïlande.
– Sa politique en direction des petites et moyennes entreprises eut moins de succès. Dans l’année qui suivit son élection Thaksin lança un programme de microcrédit appuyé sur la création d’une banque pour les PME et le projet « un district, un produit » offrant des sources de crédits alternatives pour les petites entreprises communautaires.
Mais toutes ses mesures se révélèrent insuffisantes pour compenser la politique malthusienne de réduction des crédits menée par les banques depuis la crise.
Par ailleurs, même si Thaksin s’est fait le défenseur des PME contre les capitaux étrangers, il n’est absolument pas hostile à la globalisation, mais souhaite plutôt la négocier à son profit. Il est à l’initiative d’un accord bilatéral de libre-échange avec la Chine et tente de même avec les Etats-Unis.
Premier ministre ou Chef d’entreprise ?
Durant ces deux mandats, les affaires de Thaksin se sont bien portées. Les cinq années de pouvoir ont été largement mises à profit pour s’enrichir et enrichir les amis à tel point qu’une étude universitaire a mis en évidence qu’à la bourse des valeurs de Bangkok, les actions des entreprises considérées comme proches du pouvoir avaient augmenté plus que la moyenne, les spéculateurs anticipant qu’elles allaient décrocher tous les contrats publics.
C’est dans ce contexte de népotisme, de corruption et de scandales à répétition que Thaksin a décidé de vendre au début de l’année 2006 son empire industriel « Shin Corp » à la holding de télécommunication Temasek, contrôlée par l’Etat singapourien. La vente en elle même s’est révélée être une affaire particulièrement juteuse pour la famille de Thaksin. Estimée à 73 milliards de baths (1,8 milliards d’euros), Shin Corp regroupe entre autres plusieurs chaînes de télévision, la première compagnie de téléphonie mobile de Thaïlande, et un opérateur de satellite « iTV ». Par le truchement d’une société fictive créée clandestinement dans un paradis fiscal et un montage financier rendant ses enfants propriétaires de l’ensemble des sociétés, Thaksin est parvenu à contourner la fiscalité thaïlandaise pour ne pas payer un seul baht d’impôt ! Les adversaires de Thaksin ont saisi cette opportunité pour dénoncer, une affaire de trop allant à l’encontre des intérêts thaïlandais. Depuis le mois de janvier des rassemblements de masse regroupant, des dizaines de milliers d’intellectuels, classes moyennes citadines, membres du parti démocrate ont manifesté contre Thaksin et sa politique. Le roi lui-même est sorti de sa réserve pour dénoncer le trublion. Rien n’y a fait. Les élections du mois d’avril ont laissé une confortable majorité au TRT (16 millions de voix contre 10 millions d’abstentions) et ont plongé la Thaïlande dans une période sans précédent : le parlement ne pouvait être réuni car une partie des sièges n’était pas pourvue. La crise a culminé avec une intervention télévisée tout à fait inhabituelle du roi demandant l’invalidation des élections du 2 avril et la convocation de nouvelles élections. D’abord prévue le 15 octobre, celles-ci ont été reportées début novembre. Le coup d’état a donc eu lieu alors que les Thaïlandais pouvaient régler la crise par la voie des urnes. Mais cette perspective était inacceptable, que Thaksin remporte ou non les élections, car c’était faire la démonstration que la population pouvait résoudre la crise sans l’intervention de l’armée et du palais.
La plupart des politologues donnaient Thaksin vainqueur des élections prévues. C’était risquer de le voir revenir au pouvoir une nouvelle fois avec la légitimité des urnes. Sa très grande popularité auprès des paysans pauvres, son ambition récente de créer dans les campagnes des industries tirées par les exportations lui auraient permis de concurrencer directement le roi, champion du développement rural et garant de l’ordre établi et de la tradition.
Une défaite électorale de Thaksin n’était pas plus acceptable car elle aurait été le résultat de plusieurs mois de manifestations pacifiques et démocratiques, ce qui aurait été interprété comme une victoire de la mobilisation de rue, situation intolérable pour un monarque et des militaires qui n’ont jamais vu d’un très bon œil les manifestations de la démocratie.
Une situation politique incertaine
Si le coup d’Etat marque un coup d’arrêt au processus de démocratisation entamé dans les années 90, la situation n’est pour autant ni figée, ni déterminée. Les leçons de l’histoire incitent les généraux en place à la prudence. Les premières mesures du nouveau gouvernement appointé par la junte sont très symboliques à cet égard : Pour faire mieux que Thaksin, le gouvernement a décidé la gratuité totale des soins. Le nouveau premier ministre a fait son premier déplacement dans le nord-est du pays, là où la popularité de Thaksin était la plus forte. Il y a rencontré d’anciens militants communistes pour qu’ils relaient auprès de la population sa volonté de maintenir les mesures sociales existantes. Le nouveau premier ministre a bien compris qu’il s’agit d’une demande forte du monde rural et ouvrier. L’abandon de ces mesures pourrait entraîner des mobilisations que les putschistes veulent éviter à tout prix. Contrairement aux images largement répandues et véhiculées, les luttes sociales en Thaïlande existent, les antagonismes entre le capital et le travail n’ont pas disparu. Les avancées des années 90 ont eu lieu principalement grâce à la résistance des ouvriers après le coup d’état de 91. Depuis les années 80, les luttes se sont multipliées sur les questions de salaires et les conditions de travail. Des campagnes ont été menées contre les privatisations, pour l’application de la législation du travail existante et son amélioration. Mais les luttes sociales n’ont pas débouché sur le renforcement des syndicats, ni sur la reconstruction de partis de gauche permettant aux travailleurs de devenir un acteur indépendant lors des élections. En réaction à ces luttes, les élites ont au contraire accentué la marginalisation de la participation des travailleurs au jeu parlementaire, en introduisant une clause dans la constitution de 1997 qui autorisent les seuls diplômés de l’enseignement supérieur à se présenter aux élections législatives et sénatoriales.
Si, comme dans les années 1970, les travailleurs et les étudiants sont capables de se coordonner et de surmonter ces obstacles, ils pourront résister au coup d’Etat et mettre fin à l’exclusion des travailleurs de la sphère politique. Il leur appartiendra aussi d’élaborer un véritable programme de transformation sociale et de se mobiliser pour le mettre en œuvre. Une démocratisation réelle de la Thaïlande en dépend.
Pour aller plus loin :
Reforming Thai politics. Edited by Duncan MacCargo, Nordic Institute of Asian Studies, 2002, Copenhagen.
Thaksin. The Business of Politics in Thailand. Pasuk Phongpaichit, Chris Baker, Silkworm Books, 2004, Chiang Mai.
Radicalising Thailand. New Political Perspectives. Edited by Ji Giles Ungpakorn, Institute of Asian Studies, Chulalongkorn University, 2003, Bangkok.
Labour Politics in Thaksin’s Thailand. Andrew Brown et Kevin Hewison. Southeast Asia research Centre Working Papers Series, N° 62, March 2004, City University of Hong Kong. De nombreux documents sur la Thaïlande et l’Asie peuvent être télécharger sur leur site : http://www.cityu.edu.hk/searc