Les habitants de la « communauté du Bon Voisinage » - Dun Hui Fang -, un complexe d’habitations en brique d’avant la révolution de 1949, sont en colère. Peint en rouge sur les murs ou les contreplaqués qui remplacent portes et fenêtres, l’idéogramme chaï, « à démolir », a encore gagné du terrain. Nous sommes à l’ouest de l’ancienne concession française, non loin du périphérique de Shanghaï. Tout le quartier alentour, avec ses vieilles échoppes et ses étals de légumes, est condamné à disparaître. Trois tours de 30 étages, coiffées de chapiteaux, sont déjà sorties de terre. On s’étonnera à peine que l’endroit ait été baptisé « Château Pinacle », appellation que de grandes lettres dorées déroulent sur un muret. Le mètre carré est annoncé à 30 000 yuans (3 000 euros).
Ce n’est pas tant cette irruption presque grossière d’élitisme et d’Occident dans leur environnement qui fâche les Shanghaïens de Dun Hui Fang. Dans le deux-pièces de Hu Zhijie, un docteur en médecine traditionnelle qui habite là depuis cinquante ans, ils exposent toutes leurs doléances, munis d’une pétition, de photocopies d’articles de loi et de plaintes restées sans réponse.
Début septembre, un couple de sexagénaires qui refusait les conditions de la société de démolition commissionnée pour raser le quartier a été agressé à coups de barres de fer. L’épouse a eu la jambe cassée. « Le gouvernement parle de construire une société juste et du respect de la loi. Mais rien n’est fait selon la loi ! », se fâche Li Yiming, 55 ans. Représentant des habitants, M. Li touche une allocation-chômage de 45 euros mensuels, qu’il complète par un emploi de gardien, payé 75 euros par mois, pour 12 heures par jour. « La compensation est fixée à 4 000 yuans (400 euros) du mètre carré. Et on nous propose de déménager à 25 km ! » En 2003, au début des expulsions, M. Li fut roué de coups par trois hommes de main de la société de démolition. Depuis, une centaine de familles ont plié bagage. Il en reste une cinquantaine.
La colère des petites gens de Dun Hui Fang gronde, comme partout à Shanghaï, où des petits propriétaires se sont trouvés sans recours face à une justice inféodée au pouvoir, souvent inopérante, et une police qui, pour intimider les récalcitrants, use des bonnes vieilles méthodes de la répression politique. Ils sont nombreux : 20 millions de mètres carrés d’habitations ont été détruits en dix ans et plusieurs dizaines de milliers de personnes déplacées.
En août, une centaine d’inspecteurs de la commission disciplinaire centrale du Parti communiste chinois ont été envoyés à Shanghaï pour enquêter sur des malversations au sein des caisses de retraite de la ville. La presse chinoise s’engouffre dans la brèche ouverte par la censure et dresse, au gré des arrestations et des fuites, orchestrées ou non, un tableau éloquent des pratiques du pouvoir local. En révélant in fine comment les fonds de pension de la ville ont financé les projets immobiliers d’entrepreneurs proches du pouvoir, l’enquête touche une corde sensible. Même s’ils sont parmi les mieux lotis de Chine, les trois quarts des salariés de Shanghaï touchent moins de 300 euros pas mois. Ils tiennent à leurs maigres retraites et se moquent comme d’une guigne que l’appartement le plus cher jamais mis en vente à Shanghaï, tout en haut du Tomson Riviera, à Pudong, atteigne le niveau record de 190 millions de yuans (19 millions d’euros).
Cette fois, les inspecteurs du parti, hébergés dans la Villa Moller, un château de conte de fées bâti en 1936 en pleine concession française par un millionnaire suédois, ne plaisantent pas : au moins une dizaine de sociétés immobilières sont concernées par l’audit. Une douzaine de personnalités, dont deux juges et le président de la Compagnie électrique de Shanghaï, sont interrogées. Le 25 septembre, l’enquête conduit au limogeage de Chen Liangyu, chef local du Parti communiste et véritable patron de la ville. Qu’un responsable de si haut niveau soit publiquement « purgé » cache évidemment des motivations politiques : le tandem Hu Jintao-Wen Jiabao (le président et son premier ministre) veut mettre au pas les affidés de l’ancien président Jiang Zemin, dont Shanghaï fut le fief. Mais jamais une affaire n’avait aussi clairement révélé la face noire de l’économie de marché à la chinoise : une chaîne de collusions qui, visant à la neutralisation de toute protestation, part du plus bas de l’échelle jusqu’en haut, par l’allocation discrétionnaire de terrains et de ressources financières collectives, en passant par le contrôle de l’information et de la presse.
« Si les prix de l’immobilier sont si élevés à Shanghaï, c’est le résultat d’une politique qui favorise avant tout les groupes d’intérêts, au détriment de la population », explique Lang Xianping, professeur d’économie à l’université de Hongkong. Taïwanais d’origine, Lang Xianping a animé pendant dix-huit mois, jusqu’en février 2006, une émission très populaire sur la chaîne d’affaires de la télévision de Shanghaï, le « Larry Lang Live ». Il y décryptait les manipulations boursières et autres dérives du capitalisme rouge. En août 2005, il évoque à l’antenne de possibles malversations dans les fonds de pension à Shanghaï. « Après l’émission, j’ai reçu beaucoup de tuyaux. Je m’apprêtais donc à faire, en janvier, trois épisodes sur Shanghaï, dont un sur les fonds de pension. Le comité du parti de la ville y a mis son veto. La chaîne a essayé de résister, mais elle a dû déprogrammer mon émission. Pour informer le public, elle a annoncé que ma façon de parler le mandarin n’était pas standard », sourit-il.
Notre entretien a lieu au café de l’Hôtel Ritz Portman, à Shanghaï. « Larry Lang » continue : « J’ai commencé à être dénigré par les économistes locaux, notamment ceux du CEIBS (China Europe International Business School), qui m’accusaient de renier le succès économique de ces vingt dernières années. C’est faux. Ce sont les effets secondaires que j’attaque ! Jusqu’alors, je ne m’en étais pris qu’à des hommes d’affaires, ou des entreprises. Tout à coup, j’étais face à un véritable cartel, ce que j’appelle un »triangle de corruption« : le pouvoir, le business et l’information, c’est-à-dire les milieux académiques et la presse. Ces derniers valident par des théories l’action économique des dirigeants. Celle-ci sert alors directement les intérêts d’hommes d’affaires corrompus qui récompensent ensuite ces mêmes dirigeants. C’est pour cela que la politique fiscale et monétaire du gouvernement central a si peu d’effets sur la macroéconomie : les canaux normaux d’une politique de régulation sont totalement faussés par ces pratiques ! »
Lang Xianping a dû jeter l’éponge et se faire discret : il a appris que ses adversaires avaient monté avec les services secrets un dossier pour l’accuser d’espionnage au profit de Taïwan. Depuis l’arrestation de Chen Langyu, rassuré sur ses appuis à Pékin, il reprend de l’assurance. Il est convaincu que le scandale de Shanghaï en annonce d’autres.
Les exemples d’entrepreneurs ayant bénéficié de financements frauduleux, en provenance notamment des fonds de pension, soit directement, soit par l’intermédiaire de banques, mettent en lumière l’absence flagrante de garde-fous et un effrayant mélange des genres. Or on sous-estime souvent, dans l’appréciation de la transition économique chinoise de ces vingt dernières années, l’emprise et le rôle du Parti communiste et de ses structures de pouvoir sur la nouvelle économie.
Le cas le plus avéré du phénomène concerne un certain Zhang Rongkun. Milliardaire à 32 ans, celui-ci aurait bénéficié en 2002, à travers sa société, Fuxi Investment, d’un prêt de 3,2 milliards de yuans (320 millions d’euros) directement attribué par le fonds de pension. Il a investi la somme dans deux concessions d’autoroutes avant de se retrouver, comme par miracle, au tour de table de Shanghaï Electric (le fournisseur d’électricité de la grande métropole) juste avant son introduction en Bourse, à Hongkong, en 2005. Lors de la privatisation de facto de cette société publique, cela lui permit d’empocher une belle plus-value.
Autre cas d’école, celui de Wu Minglie, président du groupe New Huangpu, épinglé pour des transferts d’actions entre cette entreprise publique (détenue en partie par l’arrondissement de Huangpu) et sa filiale, cotée en Bourse, la New Huangpu Real Estate, l’un des plus gros promoteurs de Shanghaï, présent dans nombre de projets de l’Exposition universelle de 2010. S’étonnera-t-on que Wu Minglie, député du congrès local, ait présidé pendant de longues années, en tant que fonctionnaire, à l’attribution des concessions immobilières de l’arrondissement Huangpu, le plus riche de Shanghaï - on y trouve la promenade historique du Bund -, à l’époque où Chen Liangyu est chef du parti du même arrondissement ?
« Ce genre de double casquette est typique », confie l’avocat Zheng Enchong, l’un des seuls à avoir défendu des résidents expulsés. A son domicile du centre de Shanghaï, où il est assigné à résidence, il raconte comment il a un jour découvert que le juge de plusieurs de ses procès était un responsable de l’administration qu’il attaquait. En dix ans, il a accumulé les dossiers à charge. Il passe sur les débuts, en 1994, quand « aucune loi, de toute façon, n’était respectée ». Puis « les autorités locales ont prétendu, auprès du ministère de la construction à Pékin, recourir à la loi sur les zones anciennes, alors qu’il s’agissait de zones d’habitation. Ils les attribuaient ensuite à des promoteurs qui faisaient des bureaux. »
Ensuite, 600 pseudo-« zones vertes », déclarées gelées pour trois ans, ont été en fait allouées en moins d’un an. L’omerta qui règne dans la presse interdit tout débat ou remise en question de ces pratiques. Toute protestation organisée conduit à l’intervention de gendarmes ou de membres de la police secrète, les pétitionnaires les plus têtus pouvant être envoyés en camp de travail ou en hôpital psychiatrique, sans procès.
« La participation de la police est même incluse dans les directives. Les policiers sont parfois payés. Les sociétés de démolition emploient aussi des hommes de main ou des policiers retraités », explique Me Enchong. Un texte oblige en théorie les promoteurs à reloger les habitants près de leur lieu d’origine. Il n’est presque jamais appliqué. Dans la plupart des cas, les opérations échappent à la fiscalité locale et nationale, en principe obligatoire : Zheng Enchong estime que des dizaines de milliards de yuans d’impôts se sont ainsi évaporées.
L’affaire Zhou Zhengyi, en 2003, a fait date et conduit à une première descente des inspecteurs de la commission disciplinaire centrale du parti à Shanghaï. L’avocat conseille 6 résidents contre l’Office du logement de l’arrondissement de Jing-An, qui a accordé un bail de sept ans, gratuit, au promoteur. L’enquête a tourné court, même si l’entrepreneur, un proche de Chen Liangyu, a été inculpé pour avoir falsifié les registres de ses sociétés et obtenu frauduleusement des prêts. Zheng Enchong, lui, a été condamné à trois ans de prison pour avoir... divulgué des secrets d’Etat.
Comment se passe la corruption ? « A Shanghaï, comme les prix de l’immobilier sont élevés, les officiels reçoivent... des appartements. Ou ils les rachètent aux promoteurs, pour eux-mêmes ou des membres de leur famille, à des prix très bas. Bref, c’est légal, en quelque sorte... » L’avocat ne craint pas de parler. Mais la presse chinoise, bien moins diserte sur les suites de l’enquête, n’a pas accès à ce défenseur des expulsés, embastillé au cœur même de Shanghaï. La mission des « nettoyeurs » envoyés de Pékin est certes de faire le ménage, mais en interne...
Profil
Zheng Enchong, courageux défenseur des expulsés
L’avocat Zheng Enchong, 56 ans, spécialiste du droit foncier, est l’un des seuls à avoir osé défendre les expulsés de Shanghaï. En dix ans, il a participé à quelque 500 actions en justice, dont, dit-il, « 30 % ont réussi ». Il fait partie des « avocats aux pieds nus », ce réseau informel d’activistes qui luttent contre les abus des droits de l’homme au moyen des lois chinoises. Chen Liangyu, le chef local du parti et patron de la ville, est « tombé » fin septembre, pourtant, rencontrer Me Zheng tient du parcours du combattant.
Il faut se rendre à l’improviste dans l’immeuble où il réside à Shanghaï. Prétendre aller dans un bureau du 10e étage, puis continuer à pied, jusqu’au 14e. Ce jour-là, la police nous a visiblement précédés. Elle est déjà dans l’appartement. Par chance, personne ne garde la cage d’escalier, et nous attendrons trois quarts d’heure avant que les policiers en civil, pensant s’être trompés, partent déjeuner.
Libéré le 5 juin après trois ans de prison, Me Zheng est de facto en résidence surveillée. On l’empêche de sortir de chez lui ou de recevoir des visites. Après notre venue, sa ligne a été coupée. « Je suis encore condamné à un an de privation de droits politiques. Mais il n’y a eu aucune procédure pour ma détention en résidence surveillée, je devrais être libre ! », sourit-il.
Empêché de travailler, Me Zheng et sa famille - sa fille est à l’université - vivent sur la retraite de sa femme, 100 euros mensuels. « Ils ont peur que je donne des informations au gouvernement central ! Depuis ma sortie, j’ai déjà écrit 20 lettres à Pékin », poursuit-il. Au mur, dans la pièce qui lui sert de bureau, un dessin de Jésus - il est chrétien protestant depuis l’âge de 3 ans, comme ses parents, Cantonais venus à Shanghaï, où il est né, chercher du travail.
Son arrestation, le 5 juin 2003, alors qu’il défendait des résidents lésés de Dongpakuai, projet du promoteur Zhou Zhengyi, est une farce : il a été condamné pour « divulgation de secret d’Etat » pour avoir envoyé deux fax à Human Rights in China, une ONG animée aux Etats-Unis par des anciens de Tiananmen. Lors de son procès à huis clos, le 28 août, Zheng Enchong s’est épanché sur la responsabilité des plus hauts dirigeants de Shanghaï dans bien des affaires. Il pense que ces informations ont poussé le gouvernement central à agir. L’affaire a conduit à une première descente des inspecteurs de la commission disciplinaire centrale du parti à Shanghaï. Zhou Zhengyi, le promoteur, a été arrêté cinq jours après son procès - mais pour des faits mineurs.
La détention de Me Zheng à la prison de Tilanqiao, à Shanghaï, a été une épreuve : « C’est une vieille prison construite par les Anglais il y a bien cent ans. La cellule faisait 3,3 m2, et on était trois ! » Pendant trois mois, il n’a pas eu le droit de sortir de sa cellule, même pour les toilettes. Il était dans la zone numéro un, réservée aux criminels et aux condamnés à mort. Ses deux codétenus étaient chargés de le surveiller. Par la suite, sa femme a pu lui rendre visite une fois par mois pendant dix minutes. Elle a elle-même été plusieurs fois battue et détenue, notamment lorsqu’elle se rendait à Pékin quémander sa libération. Zheng Enchong a tenu le coup.
En 1968, il avait été envoyé dans le Heilongjiang, avec les brigades de construction de l’armée. Il y a tout fait, et a même travaillé dans une prison. « Au moins, ils avaient des manteaux très chauds. Ici, il faut tout payer, même les livres de Deng Xiaoping ! », dit-il. Dans cette province de Mandchourie, il a découvert « l’arrière-cour de la Chine ». « Je me suis dit qu’il y avait vraiment besoin de lois dans ce pays. »
A son retour, après la révolution culturelle, il fait des études d’ingénieur et prend des cours du soir en droit. Dans une classe voisine, il croise un certain Chen Liangyu. Quand il commence à défendre des dossiers, au milieu des années 1990, Me Zheng devient vite la bête noire de la nomenklatura shanghaïenne. Mais, ironise-t-il, « des policiers, ou même des proches des dirigeants, me demandaient parfois de les conseiller. La machine s’est emballée ». Le pouvoir lui retire sa licence. Quand il est jeté en prison, une campagne de presse le dénigre - Zheng Enchong déplie presque fièrement des numéros plastifiés des journaux officiels.
Avant sa libération, le 31 mai, il a reçu la visite de l’un des directeurs de la prison, venu le prévenir « au nom des trois dirigeants de Shanghaï (Huang Ju, l’ancien numéro un, Chen Liangyu et Han Zheng, maire de la ville) qu’ils ne (le) laisseraient jamais en paix, pour leur avoir manqué de respect ». Il sait que son combat n’est pas fini. Han Zheng cumule aujourd’hui les postes de numéro un du parti et de maire de Shanghaï.