A trois jours des avant les élections législatives, le président Recep Tayyip Erdogan est sorti, jeudi 29 octobre, sur le balcon de son gigantesque palais, à Ankara, pour célébrer le 92e anniversaire de la République turque : « Après 2023, nous allons entrer dans la catégorie des dix pays les plus puissants de la planète. Votre marche est celle de la liberté. Tous ensemble nous allons faire la Turquie ! »
2023 est une date-clé. Dans l’imaginaire du chef de l’Etat, il s’agit de célébrer le centième anniversaire de la République fondée par Atatürk, afin de mieux la fossiliser et de créer à sa place la « République d’Erdogan ». L’homme aime à s’approprier l’Histoire. Pendant le scrutin présidentiel d’août 2014, trois dates vertigineuses figuraient sur ses affiches de campagne : 2023, centenaire de la République, 2053, 600e anniversaire de la prise de Constantinople et 2071, millénaire de l’arrivée des Seldjoukides en Anatolie.
Pour les islamo-conservateurs, ces dates préfigurent les grands rendez-vous d’une Turquie forte. « Dans le contexte des grands bouleversements mondiaux, le pays a une occasion historique devant lui. L’émergence d’une grande Turquie sera favorisée en 2023 », écrivait Yigit Bulut, le conseiller du président, le 7 septembre 2014, dans un texte intitulé Doctrine pour la Grande Turquie 2023 et le nouveau monde. Selon lui, grâce à Recep Tayyip Erdogan, le pays a réussi à se débarrasser de la « laisse » imposée jadis par l’Occident.
Devenu le premier président élu au suffrage universel en août 2014, « Tayyip bey », comme le surnomment ses partisans, a voulu passer à la vitesse supérieure, ne plus être un président « protocolaire », comme le suppose l’actuelle Constitution, mais un chef de l’Etat doté de larges pouvoirs. « Environ 80 % des pays du G20 connaissent un régime présidentiel (…) nous sommes obligés de reconnaître les nouvelles réalités du monde », plaidait-il en 2013.
Censées donner à son Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) la majorité nécessaire pour faire basculer le pays vers un régime présidentiel à poigne, les législatives du 7 juin ont ruiné son projet.
Son étoile à pâli
Pour la première fois en treize ans, son parti a perdu sa majorité parlementaire. Avec 41 % des suffrages, soit 258 députés sur 550, l’AKP a beau rester la première formation politique du pays, il accuse la défaite électorale la plus cinglante de son histoire.
Incapable de former une coalition gouvernementale, le premier ministre, Ahmet Davutoglu, a jeté l’éponge et, comme le fixe la Constitution, après quarante-cinq jours de vains pourparlers avec les autres partis présents au Parlement, un nouveau scrutin législatif a été convoqué pour le 1er novembre.
Si, comme le prévoient les principaux instituts de sondage (Gezi, Metropol), les résultats ne donnent toujours pas la majorité parlementaire à l’AKP, M. Erdogan verra son projet d’hyperprésidence définitivement enterré. Il risque alors de mesurer combien son étoile a pâli. L’homme « providentiel » semble avoir perdu sa magie auprès d’une bonne partie de l’électorat.
Quel contraste avec 2002, quand les islamo-conservateurs prirent les commandes du pays. M. Erdogan était alors en parfaite résonance avec son peuple. Il parlait d’or : pluralisme, liberté, prospérité, réformes. Empreints de pragmatisme, ses discours étaient dénués d’idéologie.
Le peuple d’Anatolie n’avait aucun mal à se reconnaître dans ce fils d’un capitaine de bateau du quartier populaire de Kasimpasa, à Istanbul, parvenu à se hisser au poste de premier ministre par les urnes. Il joua la carte pragmatique, gagna les sympathies de la gauche et des intellectuels, brisa les tabous – question kurde, chypriote, arménienne –, fit rentrer l’armée dans les casernes.
Posture de victime
Son charisme commença à s’estomper au printemps 2013, au moment des événements de Gezi, lorsque des centaines de milliers de Turcs se dressèrent contre un projet d’aménagement urbain au centre d’Istanbul. Violemment réprimée – les affrontements avec la police firent huit morts –, la protestation du parc Gezi se retourna rapidement contre le premier ministre d’alors, taxé d’autoritarisme.
La presse, la justice, la police ont été placées sous son étroit contrôle. Engagé, depuis décembre 2013, dans une vaste purge contre la confrérie de son ancien mentor, l’imam Fethullah Gülen, exilé aux Etats-Unis, il a fait muter, destituer ou arrêter policiers, juges et procureurs.
Vécue comme une trahison – « un coup de poignard dans le dos », dira-t-il un jour –, la rupture avec les gülenistes va renforcer sa posture de victime. Son entourage échappe de peu à une enquête pour corruption, diligentée par les adeptes de l’imam. Sa blessure narcissique est à vif. A partir de là, tous ses opposants deviennent des « traîtres ». Selahattin Demirtas, le chef du Parti démocratique des peuples (HDP, prokurde), qui, le 7 juin, a recueilli les voix kurdes allant d’ordinaire à l’AKP, est décrit par lui comme un suppôt du terrorisme.
L’installation dans un palais de 200 000 mètres carrés à Ankara, après son élection à la présidence en août 2014, renforce sa perte de contact avec la réalité. Sa folie des grandeurs lui vaut alors le surnom de « sultan ». Ses discours deviennent plus idéologiques. Il utilise à l’envi la rhétorique populiste, religieuse et nationaliste.
Dans une obsession du complot, il mettra un point d’honneur à recevoir dans son palais, de janvier à août, des dizaines de milliers de maires de villages et de quartiers (mukhtars). « Les maires devraient savoir qui vit dans quelle maison, qui sont les terroristes. Ils devraient rapporter ces informations aux services de sécurité les plus proches », dira-t-il le 19 août.
A cette occasion, un système informatique a été mis sur pied qui permet aux maires d’envoyer leurs informations aux services. « Non seulement le président tente de polariser la société, mais il veut créer ses propres moukhabarat [les services de renseignement de Bachar Al-Assad] », protesta alors Levent Gok, député du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate). Jamais la Turquie n’aura été aussi divisée. « Ceux qui professent le séparatisme ethnique, religieux, vestimentaire sont les traîtres de la République », a déclaré le président lors d’une réception en l’honneur de la fête de la République.
Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Journaliste au Monde
* « Recep Tayyip Erdogan ou la dérive autoritaire du président turc ». LE MONDE | 30.10.2015 à 11h39 • Mis à jour le 30.10.2015 à 12h51 :
http://www.lemonde.fr/international/article/2015/10/30/recep-tayyip-erdogan-ou-la-derive-autoritaire-du-president-truc_4800116_3210.html
Turquie : la police prend en direct le contrôle de deux chaînes de télé
La police turque a pris, mercredi 28 octobre, le contrôle de la régie des télévisions Bugün TV et Kanaltürk à Istanbul, dont le groupe fait l’objet d’une mise sous tutelle controversée à la veille des législatives.
L’intervention s’est faite en direct. Devant les caméras, les forces de l’ordre ont pénétré dans le siège des deux chaînes, propriété du groupe Koza-Ipek – considéré comme proche de Fethullah Gülen, ennemi politique du président Recep Tayyip Erdogan – en dispersant les salariés qui le protégeaient avec des gaz lacrymogènes et des canons à eau, selon les images retransmises en direct par Bugün TV sur son site Internet.
« Propagande »
Des policiers et un des nouveaux administrateurs du groupe nommés par la justice ont investi la régie des deux télévisions et en ont pris le contrôle, malgré l’opposition d’un de ses rédacteurs en chef. « Quel est votre titre ? Ici, c’est ma chaîne », a lancé Tarik Toros. Des affrontements ont éclaté devant le bâtiment entre les manifestants, dont des députés de l’opposition, et la police. Plusieurs personnes ont été arrêtées, a rapporté la chaîne de télévision privée NTV.
Elections législatives dimanche
La justice turque a décidé lundi de mettre sous tutelle la holding Koza-Ipek, accusée selon un procureur d’Ankara de « financer », « recruter » et « faire de la propagande » pour le compte de l’imam Fethullah Gülen, qui dirige des Etats-Unis un influent réseau d’ONG, médias et entreprises qualifié par les autorités d’« organisation terroriste ».
Ancien allié du président Erdogan, M. Gülen est devenu son « ennemi public no 1 » depuis le scandale de corruption qui a visé des proches de l’homme fort du pays et des membres de son gouvernement à la fin de 2013.
La décision de la justice turque a été violemment dénoncée par l’opposition comme une atteinte à la liberté de la presse, à la veille des élections législatives anticipées qui se déroulent dimanche en Turquie. La Turquie pointe à la 149e place, sur 180, au classement mondial de la liberté de la presse établi le mois dernier par l’ONG Reporters sans frontières, derrière la Birmanie (144e) et devant la Russie (152e).
L’Union européenne préoccupée
L’Union européenne (UE) a fait part mercredi de sa « préoccupation » à la suite de la prise d’assaut. « La situation concernant la holding Koza-Ipek est inquiétante et nous continuons à la suivre de près », a réagi Catherine Ray, porte-parole pour les affaires étrangères de l’UE, lors d’un point presse à Bruxelles.
« Comme tout pays qui négocie son adhésion [à l’UE], la Turquie doit s’assurer qu’elle respecte les droits de l’homme, y compris la liberté d’expression, conformément à la Convention européenne des droits de l’homme », a-t-elle ajouté.
* Le Monde.fr avec AFP | 28.10.2015 à 09h15 • Mis à jour le 28.10.2015 à 16h14
Erdogan le despote et la presse turque
Despote, mot d’origine grec qui signifie, selon le dictionnaire Larousse, « le souverain qui gouverne avec une autorité arbitraire » convient désormais parfaitement au président turc Erdogan. Celui-ci, élu au suffrage universel en août 2014 avec 52% des voix s’est transformé à la veille des éléctions législatives du 7 juin prochain en un vrai despote. Il participe de manière active à la campagne éléctorale pour défendre son ancien parti, le Parti de la justice et de développement (AKP), alors qu’il doit être au-dessus des formations politiques selon la constitution. Il attaque tous les jours l’opposition, dénonce des complots imaginaires, dénigre les meilleurs artistes du pays et menace la presse indépendante. Celle-ci fut récemment la cible d’une attaque injustifiée de sa part en la personne de Can Dündar, rédacteur en chef du quotidien Cumhuriyet. Il a été menacé de poursuite judiciaire pour avoir dévoilé « un secret d’état », c’est-à-dire pour avoir publié des documents relatifs à l’envoi d’une considérable quantité d’armes aux organisateurs islamistes en Syrie. S’il y a un procès, Can Dündar risque une condamnation à perpétuité.
Le président Erdogan semble ignorer que le rôle de la presse est d’informer le public en toute circonstance et en toute indépendance. Ces armes transportées en secret par les soins des services de renseignements turcs étaient probablement destinées à l’Etat islamique alors que la Turquie fait partie de la coalition qui combat cette organisation terroriste. S’il y a un coupable, il faudrait le chercher plutôt du côté du gouvernement que parmi les journalistes qui exercent leur métier. Soutenue par la presse pro-gouvernementale qui lui est dévouée et par les chaînes de télévision étatiques, le président Erdogan n’hésite pas à donner des ordres à la justice pour réprimer la liberté d’expression. En l’absence de l’état de droit, il piétine tous les jours, lors de ses déplacements publics qui se transforment en véritable campagne électorale, la constitution dont il doit être en principe le garant. La situation est devenue insupportable, c’est désormais le règne absolu de l’arbitraire. Il faut que le despote soit remis à sa place par les forces démocratiques du pays. Espérons que les éléctions du dimanche prochain, qui seront décisives pour l’avenir de la Turquie, vont accomplir cette tâche. Je voudrais exprimer ici, au nom de tous les démocrates de mon pays, ma solidarité avec Can Dündar, rédacteur en chef de Cumhuriyet, un journal d’opinion qui a le même âge que la République de Turquie fondée par Atatürk et remise en question dans ses principes même par son président actuel.
Nedim Gürsel
Nedim Gürsel est écrivain et directeur de recherches au CNRS. Son dernier ouvrage paru s’intitule Les écrivains et leurs villes, éditions du Seuil.
* Le Monde.fr | 04.06.2015 à 15h01 :
http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/06/04/erdogan-le-despote-et-la-presse-turque_4647525_3232.html