Les commerçants tirent leurs rideaux métalliques, les passants pressent le pas. Pas question de traîner une fois la nuit tombée dans le quartier historique de Sur, au cœur de Diyarbakir, la grande ville kurde du sud-est de la Turquie, qui compte 1,5 million d’habitants.
Sur a subi de plein fouet la reprise des hostilités entre les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, interdit en Turquie) et les forces spéciales turques. A la mi-octobre, des accrochages meurtriers ont fait rage dans les ruelles de la vieille ville, entre les forces spéciales turques et les jeunes du Mouvement de la jeunesse patriotique révolutionnaire (YDG-H), la guérilla urbaine du PKK. Trois personnes ont trouvé la mort, parmi lesquelles Helin Hasret Sen, une adolescente de 12 ans, tuée par balles alors qu’elle sortait de chez elle.
Pendant trois jours, du 10 au 12 octobre, les habitants de Sur ont été soumis au strict régime du couvre-feu. Ils ont été empêchés de communiquer avec l’extérieur, privés d’électricité. Façades calcinées, vitres brisées, murs criblés d’impacts de balles attestent encore de la violence des accrochages. La façade de la vieille mosquée Kursunlu, érigée entre 1515 et 1520, a été ravagée par les tirs. L’église arménienneSurp Giragos a fermé son lourd portail.
« Les touristes ne viennent plus »
En avril, au moment de la commémoration du génocide des Arméniens de l’Empire ottoman, le portail était grand ouvert. L’église fraîchement restaurée et sa cour de pierre résonnaient de discussions animées entre Kurdes et Arméniens de la diaspora, hantés par leur douloureux passé. « Revenez ! », disaient les Kurdes.
La ville était tout à son rêve de paix et de prospérité. Les hôtels affichaient complet, les touristes allaient et venaient. Le caravansérail Hasan Pasa ne désemplissait pas, les commerçants se frottaient les mains. Mais depuis le retour des hostilités, « les touristes ne viennent plus, les échoppes et les cafés ferment leurs portes à 18 heures. On craint le pire », soupire Mahmut Kaya, la trentaine, serveur dans un des salons de thé du caravansérail.
Après trente ans de guerre, les Kurdes de Turquie rêvaient de paix et de prospérité. Les pourparlers commencés en 2012 entre le gouvernement islamo-conservateur et les rebelles du PKK allaient forcément aboutir. Pour la première fois de leur histoire, les régions du sud-est pouvaient prétendre à la même prospérité que celles de l’ouest, incomparablement plus développées.
Le rêve semblait à portée de main, surtout après les législatives du 7 juin, quand le Parti démocratique des peuples (HDP, gauche, prokurde) réussit à franchir la barre des 10 %, envoyant ainsi 80 députés au Parlement. Pour les islamo-conservateurs du Parti de la justice et du développement (AKP), habitués à recueillir les votes des conservateurs kurdes, la victoire du HDP fut une sérieuse déconvenue.
L’attentat suicide survenu à Suruç, le 20 juillet, allait doucher tous les espoirs des Kurdes. Attribué à l’organisation Etat islamique (EI), il causa la mort de 34 militants de la gauche prokurde, et fut à l’origine de l’embrasement de toute la région. Quelques jours plus tard, le PKK déterrait la hache de guerre, revendiquant l’assassinat de deux policiers pendant leur sommeil à Ceylanpinar, non loin de la frontière turco-syrienne. L’organisation les soupçonnait de complicité avec les hommes de l’EI, qui circulent sans entraves dans la région.
Depuis, on ne compte plus un jour sans couvre-feu, sans accrochages entre les forces de l’ordre et les rebelles kurdes, sans détonations de charges explosives au passage des convois de jeunes appelés. « La mort est devenue banale », déplore Murat B., urgentiste. Avec une dizaine de collègues, ce jeune médecin de Diyarbakir est parti en tant que volontaire dans la ville martyre de Cizre, où, du 4 au 13 septembre, 21 civils ont trouvé la mort dans les affrontements, sous les balles des tireurs d’élite ou faute de soins, les ambulances étant empêchées de circuler.
Tahir Elci, le bâtonnier de Diyarbakir, en est convaincu : « Il est plus facile de tirer des coups de feu que de faire la paix. » Pour avoir affirmé, lors d’un récent débat télévisé sur la chaîne CNN Türk, que le PKK n’était pas une organisation terroriste, le bâtonnier a été interpellé le 20 octobre, conduit à Ankara et inculpé de propagande terroriste. Il risque jusqu’à sept ans de prison.
Peu enclins aux coalitions après treize ans d’un règne sans partage, les islamo-conservateurs du Parti de la justice et du développement (AKP) ont préféré convoquer un nouveau scrutin pour le 1er novembre. Le président Recep Tayyip Erdogan pense que son parti l’emportera haut la main et pourra gouverner seul, comme avant. « Je n’ai aucune coalition à mon programme », a fait savoir son premier ministre Ahmet Davutoglu, le 19 octobre.
Alors que les sondages dessinent des résultats semblables à ceux du 7 juin, des voix s’élèvent au sein de l’AKP pour réclamer la convocation d’un troisième scrutin au cas où celui du 1er novembre ne serait pas probant.
« Investissements gelés »
A Diyarbakir, les hommes d’affaires ont le blues. Des dizaines d’entre eux, dont Salim Ensarioglu, un notable kurde qui est aussi la tête de liste de l’AKP pour les législatives, ont lancé un appel au gouvernement islamo-conservateur, prévenant des effets désastreux du retour des hostilités dans la région.
« Après les législatives du 7 juin, nous pensions qu’il y aurait un gouvernement de coalition, mais les accrochages ont commencéet nos espoirs sont morts », explique Cengiz Ayaz, la trentaine, à la tête d’une PME agroalimentaire. « Tous les investissements sont gelés. Le retour de la violence a tout gelé. Dans un pays normal, l’économie oriente la politique. Ici, c’est le contraire », regrette l’homme d’affaires.
Marie Jégo (Diyarbakir, envoyée spéciale)
Journaliste au Monde