Quand la Chine ralentit
Ralentissement ou dégringolade ? La planète entière n’a en ce moment que cette interrogation à la bouche dès que l’on évoque l’avenir de la Chine. Elle a occupé une bonne partie des conversations lors de la réunion du Fonds monétaire international de Lima, au Pérou, début octobre. Une question à plusieurs trillions de dollars et qui conditionne en grande partie la santé de l’économie mondiale.
Face à ce grand doute, Pékin tente comme à son habitude de rassurer en vantant son approche prudente. En septembre, devant un parterre d’hommes d’affaires venus du monde entier jusqu’à Dalian, à l’occasion du Forum économique mondial, le premier ministre chinois, Li Keqiang, filait la métaphore du jeu d’échecs pour évoquer la gestion de la deuxième économie de la planète.
Il y a profusion de pions à disposition mais il convient de faire preuve de la plus grande prudence à chaque mouvement. « C’est-à-dire que nous devons adopter des mesures ciblées pour résister aux pressions baissières tout en bâtissant les conditions d’une croissance économique durable et saine », clarifiait M. Li. Dans ce contexte, trois pièces majeures sont à surveiller sur l’échiquier : l’immobilier, l’investissement industriel et la consommation. De l’équilibre entre ces trois éléments dépend en grande partie l’avenir de la Chine.
L’immobilier en panne
En présentant un nouveau complexe haut de gamme, sur la prestigieuse promenade du Bund, à Shanghaï, le 21 septembre dernier, le magnat de l’immobilier Zhang Xin confiait : « La fièvre de l’achat sans fin d’immobilier est terminée. » La femme d’affaires, dont l’empire a contribué à redessiner la « skyline » des villes chinoises, confiait avoir décidé tardivement dans la construction de ce projet de le transformer en seuls bureaux, alors qu’il devait initialement héberger aussi un centre commercial, comme il en existe désormais trop dans la ville.
Le ralentissement du marché des logements et bureaux est la tête de pont des maux dont souffre aujourd’hui la Chine. « La croissance des investissements dans l’immobilier a ralenti chaque année depuis 2010 », constate l’économiste sinologue américain Nicholas Lardy. Les conséquences sont mondiales, car depuis 2009, la Chine est le premier partenaire commercial du Brésil. Elle l’est également pour l’Australie, dont elle absorbe presque un quart des exportations, notamment ses réserves de minerai de fer, nécessaires en pleine phase d’urbanisation.
Une offre pléthorique, alimentée par des promoteurs avides, et derrière eux des officiels locaux dépendant de la cession de terrains pour remplir les coffres de leurs collectivités, s’est décrochée de la demande. Au même moment, la libéralisation du secteur financier a été engagée, ouvrant d’autres options d’investissement aux Chinois, qui ont alors délaissé la pierre. Le Parti communiste chinois (PCC) laisse, avec prudence, le marché jouer un rôle croissant dans l’allocation des crédits, alors qu’à la banque, la rémunération de l’épargne est longtemps restée « négative », par rapport à l’inflation.
Surcapacités dans les usines
Les temps changent là aussi. Tout en écartant l’idée même d’indépendance de la banque centrale, le gouvernement a en revanche, pas à pas, permis aux banques de fixer elles-mêmes le coût des crédits et la rémunération des dépôts. Vendredi 23 octobre au soir, en même temps qu’elle procédait à une sixième baisse de ses taux directeurs en un an pour endiguer le ralentissement, la Banque populaire de Chine annonçait abandonner l’encadrement de la rémunération de l’épargne proposée par les établissements bancaires.
Au cours de cette transformation, les produits dits de « gestion de fortune », offrant de plus forts rendements que l’immobilier, notamment dans le financement de la dette des gouvernements, ainsi que la Bourse, ont appuyé la baisse d’attrait de l’immobilier aux yeux des Chinois.
A ce déclin de l’immobilier, s’ajoutent d’impressionnantes surcapacités dans les usines chinoises, perceptibles dès lors que la demande ralentit. En juillet, la Commission nationale pour le développement et la réforme, un puissant ministère de la planification, révélait que 70 % des producteurs de charbon chinois étaient dans le rouge sur la première moitié de l’année. La production de cette source, qui couvre encore les deux tiers des besoins en énergie chinois, a pourtant chuté de 5,8 % au premier trimestre, pour descendre à 1,79 milliard de tonnes, mais ces pénibles efforts n’ont pas suffi à stabiliser les prix.
La panne industrielle est manifeste dans l’automobile. Le gouvernement a dû réduire de moitié la taxation à l’achat de voitures de petite cylindrée pour endiguer la baisse des ventes dans l’automobile, la Chine étant le premier marché mondial. Les acquisitions de véhicules avaient chuté pendant cinq mois, pour finalement progresser d’un petit 2 % par rapport à un an en septembre, avec deux millions de véhicules vendus.
Le piège du revenu intermédiaire
Cette nouvelle réalité ouvre en Chine un débat sur le danger de tomber dans ce que les économistes appellent le « piège du pays à revenus intermédiaires ». Après une première phase d’industrialisation, reposant sur les salaires à bas coût, le pays ne parvient pas à évoluer vers une situation où la consommation des ménages et les services prend le relais de l’investissement industriel pour stimuler l’économie.
La Chine est parvenue à une étape où ce rééquilibrage devient incontournable. Arrivée à un tel niveau d’investissement, qui représente 50 % du PIB contre 20 % à 30 % dans les pays développés, la machine absorbe toujours plus de capital pour des rendements de plus en plus faibles.
Le ministre des finances, Lou Jiwei, évoquait publiquement cette nécessité, en mars 2015, de réformer le pays en profondeur. Le 28 octobre, alors que le Comité central du PCC était réuni pour discuter des priorités – l’innovation par exemple – qui devront tirer la croissance chinoise jusqu’en 2020, l’agence de presse officielle, Chine Nouvelle, rappelait que, selon la Banque mondiale, sur les 101 pays parvenus à des revenus intermédiaires dans les années 1960, seuls 13 sont parvenus à échapper au piège. Le PIB par habitant chinois était de 7 575 dollars en 2014.
Une société de « xiaokang »
Les lourdes entreprises d’Etat sont emblématiques de ce handicap de ce surinvestissement, même si Xi Jinping, dont la vision politique est avant tout celle du maintien de la mainmise du Parti communiste, envisage de les renforcer. Les fuites sur les plans pour leur avenir évoquent davantage des consolidations, fusionnant deux géants en un seul comme cela est en cours pour les deux producteurs de trains chinois, CSR et CNR. « Ce serait une stratégie vouée à l’échec. En 2003, ils avaient déjà réduit environ 200 grandes entreprises publiques en 108 et leurs performances économiques n’ont fait que chuter », rappelle Nicholas Lardy.
Le rééquilibrage par la consommation colle, lui, à l’objectif politique fixé par le Parti d’avoir établi à l’horizon 2020 une société de « xiaokang », la « petite prospérité ». Le foyer peut envisager d’accéder à la propriété, s’acheter une voiture et s’ouvrir aux loisirs. Le slogan du « rêve chinois » de Xi Jinping renvoie également à cette prospérité devenue accessible. Le consommateur peut par exemple envisager d’aller au cinéma – les revenus du box-office chinois ont progressé de 36 % sur la seule année 2014.
Observateur de l’économie chinoise depuis plus de trois décennies, Nicholas Lardy veut croire à ce rééquilibrage. « C’est lent mais ça se produit. Le secteur des services est devenu le premier contributeur à la croissance sur les trois dernières années. Il a bien moins souffert que l’industrie », avance-t-il.
Transition périlleuse
Au contexte de ralentissement intérieur s’ajoute une relative fébrilité du commerce extérieur chinois, qui rend la transition périlleuse. « Ils n’ont pas le vent en poupe sur les exportations, qui leur permettraient d’opérer ce changement dans des conditions plus faciles. Et donc ils sont obligés, chaque fois que la croissance s’affaisse un peu trop, d’utiliser le levier de l’investissement en relançant des programmes d’infrastructures de transport, de traitement des eaux, etc. », explique Christian Déséglise, directeur du suivi des banques centrales à la HSBC et professeur sur les marchés émergents à l’université de Columbia.
Le rééquilibrage vers la consommation ne peut pas être trop rapide. Si la croissance chute de manière violente, l’emploi est menacé et le parti unique s’inquiète pour la stabilité sociale. « Pour maintenir un rythme de croissance suffisant, ils sont obligés d’utiliser ce levier [de l’investissement] alors même qu’ils veulent réduire sa contribution à la croissance du pays », constate M. Déséglise.
Tout est ici question d’arithmétique, de même qu’il est impossible de négocier un virage serré à pleine vitesse. « Pour que la consommation prenne le pas, il faut logiquement que l’investissement chute et que la croissance du PIB chute mais sans tomber au point de causer une hausse rapide du chômage », explique Michael Pettis, professeur de finance à la prestigieuse université de Pékin. « Bien sûr, le rééquilibrage a lieu ! », assure-t-il. « C’est la manière dont sont gérés ces deux facteurs, baisse de l’investissement et maintien de l’emploi, qui déterminera si la Chine réussit ou échoue dans sa transition. » Un pari qui concerne la planète entière.
Harold Thibault (Shanghaï, correspondance)
Journaliste au Monde