Contrairement à d’autres pays de la région arabe, la gauche politique a pu maintenir une existence continue en Tunisie, même dans les pires moments de la dictature, grâce au bouclier représenté par l’UGTT. En janvier 2011, elle était néanmoins numériquement faible, marquée par une longue tradition de clandestinité, d’éparpillement et de sectarisme.
Les premiers pas du Front populaire
Après une première tentative éphémère au lendemain du 14 janvier 2011, (1) l’essentiel des forces de gauche s’est regroupé en octobre 2012 sous le nom de Front populaire. S’y sont notamment retrouvées des formations issues du marxisme-léninisme, du trotskysme, du nationalisme arabe et de la social-démocratie. (2) Un grand nombre des militantEs du Front sont par ailleurs personnellement impliquéEs dans l’UGTT, l’UGET (syndicat étudiant) et diverses associations.
Le Front a pour ciment une tradition de lutte commune de ses fondateurs contre la dictature de Ben Ali voire de Bourguiba, une volonté d’en finir avec la tradition d’éparpillement de la gauche ainsi que de faire aboutir les revendications sociales de la révolution.
La principale orientation initiale du Front était de combattre simultanément les deux courants néo-libéraux alors en compétition pour le pouvoir : les islamistes d’Ennahdha (aux commandes en 2012-2013), et les « modernistes » de Nidaa Tounès qui voulaient leur succéder.
Parmi les nombreuses faiblesses du Front figuraient principalement, sa faiblesse organisationnelle, son manque de clarté politique et ses imprécisions programmatiques, son hétérogénéité, sa peur permanente de l’éclatement et le risque de consensus mou pouvant en résulter. En toile de fond, les douloureux souvenirs des années de prison et de torture, ainsi que des centaines de morts et de blessés lors de la grève générale du 26 janvier 1978 et de la révolte de janvier 1984.
Le glissement de 2013
Suite aux assassinats successifs de deux dirigeants du Front populaire, une vague d’hostilité envers Ennahdha a traversé le pays. Fathi Chamkhi explique : « Le Front populaire était resté figé après l’assassinat, du 6 février 2013. Après celui du 25 juillet 2013, le Front a dans un premier temps réagi vigoureusement, appelant même à l’insurrection. Il s’est ensuite tout de suite rétracté sous la pression de Nida Tounes, pour finalement rester dans les limites du respect de l’ordre et de la légalité établie ». (3) La direction du Front populaire a alors décidé de former une alliance avec toutes les forces s’opposant au parti islamiste au pouvoir.
Dès le lendemain de l’assassinat de Mohamed Brahmi, ce « tout sauf Ennahdha » s’est traduit par la constitution, en compagnie de Nidaa Tounes, d’un éphémère « Front de salut national » (FSN). (4) Un des principaux objectifs affiché par celui-ci était la mise en place d’un « gouvernement de salut national » pour remplacer le gouvernement en place. (5)
La redistribution des cartes
En final, c’est un gouvernement provisoire ne dépendant pas des différents partis politiques qui a remplacé celui dirigé par Ennahdha. Un processus de départ en douceur s’est en effet organisé, à partir de la mi-septembre, sous l’égide directe d’un « Quartet » composé de l’UGTT, du syndicat patronal UTICA, de la Ligue tunisienne pour la défense des droits l’Homme, et de l’Ordre des avocats. Quant au FSN, il est rapidement tombé en sommeil puis s’est désagrégé.
Fathi Chamkhi ajoute (6) : « En fait, ce sont les chancelleries européennes, notamment française, allemande, britannique, mais aussi étasunienne, qui étaient les vraies maîtresses du jeu. Pour preuve le fait qu’elles ont réussi à imposer le chef de gouvernement qu’elles ont voulu, à savoir l’ultra-libéral Mehdi Jomàa, cadre supérieur franco-tunisien d’une filiale de la multinationale pétrolière française Total ». Comme l’a titré à l’époque le quotidien « Le Monde », Jomàa a été « un nouveau premier ministre nommé sous la pression occidentale ». (7)
Le processus de réorientation du Front populaire
Depuis janvier 2014, le Front a progressivement renoué avec son orientation initiale. Sa ligne actuelle peut se résumer ainsi : ni Ennahdha (et ses alliés de 2012-2013), ni Nidaa Tounès, ni le retour des benalistes pur sucre. Elle s’est notamment traduite par les positionnements successifs suivants :
– le refus de ses députés, le 29 janvier 2014, de voter la confiance au gouvernement néo-libéral Jomàa qui a succédé à celui dirigé par Ennahdha, (8)
– l’affirmation, le 11 décembre 2014, de la nécessité de combattre à la fois Nidaa et le duo Marzouki-Ennahdha lors du second tour de l’élection présidentielle, (9)
– le refus, fin 2014, de voter la loi de finances 2015 et le budget qui en découle, (10)
– le refus, en janvier 2015, de voter la confiance au gouvernement Nidaa-Ennahdha, et à plus forte raison d’y participer.
Cette orientation du Front a été confirmée récemment lors des manifestations du 12 septembre 2015 contre le projet de loi de blanchiment des corrompus de l’époque Ben Ali. Ce texte prévoit de leur accorder l’amnistie en échange du versement d’une somme donnée. Sous couvert de relancer l’économie, ce projet de « réconciliation économique » vise à franchir un pas supplémentaire dans le retour à la situation d’avant la révolution (voir plus loin).
Le Front a refusé de se placer dans un positionnement du style « tout sauf les corrompus de l’ancien régime ». Il était hors de question pour lui de se retrouver le 12 septembre dans la rue aux côtés de forces, certes opposées au pouvoir actuel, mais qui ont notamment participé aux violences contre le mouvement social et la gauche. C’était en premier lieu le cas des « Ligues de protection de la révolution » (LPR), aujourd’hui officiellement dissoutes, mais également celui du CPR de Marzouki au pouvoir aux côtés d’Ennahdha dans la période 2012-2013, et pour qui les LPR avaient fait campagne lors des présidentielles de fin 2014. (11)
Face aux atermoiements d’autres forces politiques sur ce point capital, le Front populaire a organisé de façon autonome son cortège à Tunis en compagnie des seules forces en accord avec sa démarche, et cette fermeté a payé :
– d’une part, le défilé dirigé par le Front populaire a été de très loin le plus nombreux de ceux qui se sont succédé à des heures différentes à Tunis sur l’avenue Habib Bourguiba ;
– d’autre part, les forces issues des LPR n’ont pas osé venir, et les quelques dizaines de manifestants du CPR sont venus individuellement se glisser plus tard dans un autre cortège, de la façon la plus discrète possible. (12)
Le Front a aujourd’hui réussi à retrouver la confiance d’une partie de celles et ceux qui avaient été désorienté-e-s par son tournant du deuxième semestre 2013, comme l’ont montré les élections de la fin 2014 :
– multiplication par 2,5 du nombre de ses députés à l’Assemblée ; (13)
– multiplication au premier tour des présidentielles par 2,4 du pourcentage de voix obtenu aux législatives.
Mais pour le militant de la LGO et député du Front populaire Fathi Chamkhi : « dans une situation de crise sociale grave, avoir 15 députés sur 217 (soit moins de 7 %), ce n’est pas assez. Certes, le score du Front populaire aurait pu être pire vu ses défaillances organisationnelles, ses faiblesses d’analyse de la situation concrète, ses flottements politiques et ses hésitations à répétition. Le fait de s’être laissé piéger en juillet 2013 par Nidaa dans le Front de salut national (FSN) a été une erreur. Cela est très clair aujourd’hui. (14)
Ce qui est positif c’est que le FP a montré qu’il était en capacité de gérer ses tensions et de corriger ses erreurs. Il a gagné en maturité, même si des faiblesses demeurent au niveau de ses analyses. Le Front populaire compte en effet dans ses rangs des militant-e-s ayant les capacités et l’expérience nécessaires pour formuler un projet cohérent et compréhensible. Il lui reste à ne pas se limiter à agir au niveau du Parlement, mais à prendre toute sa place dans les mobilisations face à la crise économique et sociale que traverse le pays. » (15)
Le positionnement du Front depuis un an n’est toutefois pas exempt d’oscillations et d’ambiguïtés.
* Fathi Chamkhi explique par exemple (16) : « Il y a eu en 2014 un débat intense au sein du Front populaire, autour de la question des alliances électorales : une partie du Front populaire se situait dans la vague du “vote utile” et était favorable à une alliance électorale large anti-Ennahdha. Nidaa a finalement aidé à trancher ce débat en décidant de se présenter seul aux élections législatives ». Un débat comparable a eu lieu lors des élections présidentielles de fin décembre.
Fin 2014, le Front populaire a même été à deux doigts d’une scission : les deux députés de la LGO avaient notamment annoncé par avance qu’ils ne voteraient ni la confiance au gouvernement dirigé par Nidaa, ni le budget, et cela quelle que soit la décision qu’adopterait le Front. (17) Au final, Nidaa a opté pour une alliance gouvernementale avec Ennahdha, et cela a aidé une nouvelle fois le Front à trancher en faveur de l’indépendance envers le pouvoir.
* En sens inverse, dans la foulée de l’attentat de Sousse de juin 2015, les députés du Front populaire ont voté la loi anti-terroriste, dénoncée pourtant par de nombreuses associations ainsi que le syndicat des journalistes et l’UGTT. (18)
Deux des défis qui se posent à la gauche tunisienne
La nécessité pour la gauche de renforcer ses liens avec la jeunesse
Entre le 17 décembre 2010 et début mars 2011, la jeunesse révoltée a été une des forces marchantes de la révolution tunisienne.
Par la suite, le blocage du processus ainsi que la dégradation continuelle de conditions d’existence déjà précaires, ont poussé une partie de cette jeunesse vers l’amertume et/ou le rêve d’exil en Europe. Plus inquiétant, certains se sont tournés vers l’islamisme armé. (19)
Militant du mouvement social, Abderrhamane Hedhili expliquait à ce propos en janvier 2015 : « Il y a une question liée à la pauvreté qui n’est jamais abordée. Il s’agit de celle des jeunes salafistes. Personne n’en parle. Ils sont nombreux, plus de 100 000. Je ne parle pas de ceux qui ont pris les armes et sont passés au terrorisme. Je parle des jeunes qui sont au début du parcours.
Avons-nous un programme d’ordre social, économique, culturel ? Comment aborder cette question ?
Ni le gouvernement, ni l’opposition, ni la société civile, personne.
Les salafistes sont très actifs parmi la jeunesse dans les quartiers populaires. Parce que malheureusement, nous la gauche, nous devrions être présents dans ces quartiers, mais nous avons cédé la place aux islamistes. » (20)
La convergence indispensable entre les régions côtières et celles de l’intérieur
Depuis des générations, les régions de l’intérieur sont en effet les plus déshéritées du pays. Ce n’est pas un hasard si la révolution de 2010-2011 est partie de Sidi Bouzid. Elle avait été précédée en 2008 par le soulèvement du bassin minier de Gafsa, puis en 2010 par les émeutes de Ben Guerdane.
La plus emblématique des luttes récentes dans les régions de l’intérieur a été celle des jeunes sans emploi du bassin minier de Gafsa. Pendant plus de deux mois, ils ont organisé des sit-ins bloquant quasi totalement la production et le transport du phosphate, et donc l’industrie chimique qui y est liée. Face à leur détermination, le pouvoir a été contraint de promettre la création de 1 500 emplois dans les trois ans, dont plus d’un tiers dès l’été 2015. Mais ce nombre reste très en deçà des besoins de cette région, où le taux de chômage est officiellement de 26 %, alors qu’elle assure près de 10% du PNB du pays. (21)
*** à suivre ***
Notes :
1. « Déclaration fondatrice du Front du 14 Janvier » http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article19928
2. Les principales organisations constituant le Front populaire sont :
– le Parti des travailleurs, anciennement PCOT, de tradition marxiste-léniniste,
– le Parti des patriotes démocrates unifiés (PPDU) - ou Parti Watad unifié - également de tradition marxiste-léniniste,
– la Ligue de la gauche ouvrière (LGO), organisation trotskyste affiliée à la IVe Internationale,
– le Courant populaire (nationaliste arabe nassérien),
– le Mouvement Baath (nationaliste arabe),
– Kotb (social-démocrate),
– RAID (Attac et Cadtm en Tunisie).
Ont notamment quitté le Front populaire : Tunisie verte, le Parti Watad révolutionnaire (marxiste-léniniste), le MDS (social-démocrate).
3. Propos de Fathi Chamkhi recueillis le 29 septembre 2015.
4. Voir « Entre le déjà plus et le pas encore », Inprecor no 597, http://orta.dynalias.org/inprecor/home ou http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article29844
5. Déclaration constitutive du Front de salut national (26 juillet) http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article29377
6. Propos de Fathi Chamkhi recueillis le 29 septembre 2015.
7. « Un nouveau premier ministre nommé sous la pression occidentale » (Le Monde, 16 décembre 2016) http://www.lemonde.fr/tunisie/article/2013/12/16/tunisie-un-nouveau-premier-ministre-nomme-sous-la-pression-occidentale_4334890_1466522.html
8. « L’orientation du Front populaire » (février 2014) http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article31234
9. « Déclaration du 11 décembre 2014 » : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article33807
10. « Le débat à l’Assemblée sur le budget d’austérité » (11 décembre 2014) http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article33859
11. http://www.tunisienumerique.com/tunisie-video-les-lpr-et-les-wahhabites-avec-marzouki-ils-vaincront-ou-ils-vaincront/239030
http://www.lapresse.tn/article/pour-ces-raisons-la-reunion-du-front-national-contre-la-reconciliation-economique-na-pas-eu-lieu-aujourdhui/94/5069
Le CPR (Congrès pour la République) de Marzouki était au pouvoir en 2012-2013 lorsque ont eu lieu la répression violente de la manifestation du 9 avril 2012, les tirs à la chevrotine de la police sur la population de Siliana fin novembre 2012, l’attaque du siège de l’UGTT par des milices islamistes le 4 décembre 2012, les assassinats de Chokri Belaïd (6 février 2013) et Mohamed Brahmi (25 juillet 2013), etc.
12. http://www.businessnews.com.tn/le-cpr-veut-passer-inapercu-dans-la-manifestation-du-12-septembre,520,58866,311 ; http://www.businessnews.com.tn/le-cpr-passe-inapercu-a-la-manifestation-anti-reconciliation,520,58874,3 ; http://www.letemps.com.tn/article/93293/manifestations-contre-la-loi-sur-la-r%C3%A9conciliation-%C3%A9conomique-ils-n%E2%80%99%C3%A9taient-vraiment
13. « Après les élections législatives du 26 octobre 2014 », Inprecor no 609/610 d’octobre-novembre-décembre 2014 ; http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article33830
14. La question du Front de salut national (FSN) a été au cœur du congrès de la LGO de septembre 2013, qui a décidé de partir du FSN par un vote à 80 %, tout en restant dans le Front populaire http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article30417
15. Extraits de « Entretien avec Fathi Chamkhi sur le nouveau gouvernement et la politique du Front populaire » (12 février 2015) http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article34315
16. "La « normalisation » est lancée (11 février 2015) http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article34582
17. Après les élections législatives du 26 octobre 2014 (12 novembre 2014)
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article33830
18. Le vote du Front populaire sur le texte final a été le suivant : 0 contre, 11 pour, 0 abstension et 4 absents.
http://majles.marsad.tn/2014/fr/vote/55b6529b12bdaa3245ab7078
19. Plusieurs milliers de jeunes tunisiens participent au djihad dans différents pays dont la Tunisie :
http://www.letemps.com.tn/article/92234/pourquoi-la-tunisie-est-elle-devenue-une-p%C3%A9pini%C3%A8re-de-djihadistes%C2%A0
http://www.letemps.com.tn/article/92408/un-rapport-de-l%E2%80%99onu-r%C3%A9v%C3%A8le-entre-5310-et-5810-djihadistes-tunisiens-dans-les-zones-de
20. « Questions à Abderrahmane Hedhili » (16 janvier 2015) : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article34150
Abderrahmane Hedhili est un des principaux animateurs du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux
(FTDES), une association tunisienne dont les thématiques sont le droit du travail, le droit des femmes, les droits
environnementaux et les droits des migrants. http://ftdes.net/ Le FTDES est prioritairement tourné vers les populations les plus en difficulté et peu organisées. Il coopère notamment avec l’UGTT (dont Abderrahmane est par ailleurs membre) et diverses associations tunisiennes. Le FTDES constitue naturellement la colonne vertébrale de l’organisation des forums sociaux en Tunisie.
21. http://www.letemps.com.tn/article/90845/paralysie-totale-des-activit%C3%A9s
http://www.lapresse.tn/25042015/98985/le-bout-du-tunnel.html