Si les attentats particulièrement meurtriers du vendredi 13 novembre 2015 à Paris ne sauraient être confondus avec les attaques multiples perpétrées le 11 septembre 2001 aux Etats-Unis par les terroristes d’Al Qaida en raison de l’ampleur des secondes, du nombre de victimes – 3000 morts et plus de 6000 blessés – et de la diversité des objectifs visés, leurs effets politiques s’en rapprochent. En quarante-huit heures, le chef de l’Etat et le gouvernement ont adopté la rhétorique guerrière et sécuritaire de la droite et de l’extrême-droite, et repris à leur compte plusieurs de leurs propositions. Hier, ils les jugeaient inefficaces, attentatoires à des dispositions majeures et pour cela contraires à certains engagements internationaux de la France comme la Convention européenne des droits de l’homme. Aujourd’hui, ils en font la synthèse. Cette involution spectaculaire nous renseigne sur la solidité de leurs convictions et de leurs principes ; ils n’en ont aucun car ils sont prêts à tout pour restaurer leur popularité et conserver le pouvoir. Sans doute se croient-ils grands, ils ne sont que des habiles qui manœuvrent au jour le jour. En janvier dernier, le président et ses ministres commémoraient « l’esprit de Charlie », onze mois plus tard, ils sont l’esprit de police.
Aux rares députés qui ont émis des réserves ou des critiques sur la réforme de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, Manuel Valls n’a pas hésité à répondre sans susciter le moindre tollé : il faut « bâtir des dispositifs rapides et efficaces, alors pas de juridisme ». Le respect de la légalité et de principes essentiels ? Autant d’obstacles maintenant inutiles qui doivent céder devant la gravité de la situation et la nécessité d’agir au plus vite, selon lui. Et pour éviter la censure probable, par le Conseil constitutionnel, de quelques mesures, le même récidive au Sénat en déclarant : « Je suis dubitatif sur l’idée de saisir [le Conseil constitutionnel] car il y a toujours un risque. » Aveu remarquable mais sinistre. Il prouve que le gouvernement, dont les membres répètent de façon pavlovienne : « République » et « Etat de droit », assume publiquement la violation de règles fondamentales. Renforcer les prérogatives exorbitantes du ministre de l’Intérieur et des forces de l’ordre ; telle est leur seule préoccupation. De même les parlementaires qui ont approuvé le projet de l’exécutif. Tous sont d’accord : le texte voté doit échapper aux mécanismes juridiques susceptibles d’entraîner l’annulation de certaines de ses dispositions et des procédures qu’il autorise. Beautés de l’Etat de droit !
Analysant l’inflation des législations antiterroristes adoptées avant les attentats du 13 novembre 2015, la juriste du Collège de France Mireille Delmas-Marty constatait qu’elles multipliaient dangereusement les « pratiques dérogatoires (…) au profit de pouvoirs de plus en plus larges confiés à l’administration ou à la police, constituant un véritable régime de police qui ne dit pas son nom. » La loi qui vient d’entrer en vigueur et l’état d’urgence établi pour trois mois précipitent le mouvement : triomphe de l’exception légalisée et soustraite à la Constitution. Et triomphe de l’extrême-droite et de la droite dont plusieurs éléments programmatiques – la déchéance de la nationalité notamment – ont été défendus par le chef de l’Etat en personne. « Un bon coup » aux dires de certains conseillers de l’Elysée qui se réjouissent de mettre ainsi leurs adversaires en difficulté. Mais quel est le coût politique de ce « coup » ? Exorbitant. En agissant de la sorte l’exécutif et la majorité socialiste qui le soutient aveuglément légitiment les propositions sécuritaires du Front national et des Républicains, et accréditent l’idée que leurs dirigeants respectifs apportent de justes réponses aux menaces présentes. Les principaux intéressés ne s’y sont pas trompés. « Quand vous voyez un président de la République tourner le dos à toutes les idées qui étaient les siennes et reprendre les mesures du FN, il y a un côté étonnant, un hommage au FN, qui se trouve crédibilisé » déclare Marine Le Pen. Beau résultat, assurément.
Enfin, celles et ceux qui, au Parti communiste et à Europe écologie, se sont érigés en vigies chargées de dénoncer les dérives droitières de ce gouvernement dans le domaine économique, social et environnemental, ils ont, au pire, voté avec la droite et l’extrême-droite parlementaire la prolongation de l’état d’urgence et l’aggravation des dispositions de la loi d’exception du 3 avril 1955, au mieux se sont abstenus. L’histoire retiendra que six députés seulement s’y sont opposés. Hier les premiers, certains d’entre eux du moins, n’avaient pas de mots assez durs pour fustiger les orientations libérales de l’exécutif et de sa majorité. Et les mêmes entendaient combattre le programme du Front national et certaines propositions des Républicains jugés, entre autres, liberticides et pour cela inacceptables.
Aujourd’hui, ils ont scellé, par leur vote, une union nationale sécuritaire comme il n’y en a pas eu depuis longtemps et ils ajoutent, par leur confusion politique, à la régression et à la réaction générales. Ils prétendent offrir une alternative aux partis traditionnels de gouvernement, on découvre qu’elle n’est que de pacotille car ils épousent lâchement la vague sécuritaire au lieu de lui résister. Plus elle s’élève, plus ils tremblent, plus elle grossit, plus ils cèdent, plus elle gronde, plus ils sont inaudibles car leurs voix ne sont que galimatias incohérents et sans principe. De même leurs justifications gênées et dérisoires livrées après qu’ils se soient joints à la meute des élus qui crie : « sécurité, sécurité, sécurité ! »
Jamais dans un passé récent des décisions aussi graves et aussi lourdes de conséquences pour les libertés individuelles et collectives n’auront été approuvées avec une telle célérité par les parlementaires de droite comme de gauche désireux d’en finir au plus vite. Etrange précipitation qui révèle ceci : tous prétendent commander aux événements ; ils ne font que s’y soumettre car ils ont peur. Peur de perdre le pouvoir, peur d’échouer à le conquérir à quoi s’ajoutent calculs électoraux indexés sur une frénésie sondagière qui est aussi moutonnière, désir de ménager l’avenir et, plus encore peut-être, leur avenir dans les institutions de la République. Tels sont quelques-uns des ressorts inavouables de ces comportements collectifs faits de l’agrégation de petites réactions individuelles qui pavent la voie à la grande Réaction qui vient.
Les élus communistes ont certainement appris l’histoire mais ils viennent de faire la démonstration qu’ils n’apprennent rien de l’histoire et tous répètent les erreurs du passé sans avoir mené le moindre baroud d’honneur dans leur Assemblée respective. Le 12 mars 1956, les députés du PC approuvaient les pouvoirs spéciaux défendus par le très socialiste Guy Mollet qui entendait disposer des moyens nécessaires pour « prendre toutes mesures exceptionnelles en vue du rétablissement de l’ordre, de la protection des personnes et des biens, et de la sauvegarde du territoire. » En des termes moins euphémisés, il s’agissait de défendre l’Algérie française en menant une guerre impitoyable contre les « terroristes » du FLN. Ainsi fut fait.
Le 20 novembre 2015, Eliane Assassi, présidente du groupe Communiste, républicain et citoyen (CRC) au Sénat, tente d’expliquer les positions diverses – approbation ou abstention – de ses membres en déclarant : « une écrasante majorité de Français sont pour plus de sécurité. » Et pour conclure cette élue emploie l’une de ces formules creuses mais obscures qui envahit la novlangue politique contemporaine : « on essaie de faire société. » Qu’est-ce à dire ? Mystère ! Dérisoires efforts rhétoriques et remarquable soumission aux opinions communes et aux passions collectives du moment : la peur, la colère, l’indignation. Celles-là mêmes que flattent depuis des années, avec les résultats que l’on sait, les démagogues du Front national et les dirigeants des Républicains auxquels s’ajoute désormais le Premier ministre chargé de mettre en œuvre les orientations hâtivement décidées par le Chef de l’Etat.
Le propre des événements est d’agir comme d’excellents révélateurs, pour le meilleur ou pour le pire. Les réponses qui viennent d’être apportées par le gouvernement et les parlementaires aux massacres du 13 novembre 2015 disent la puissance de la réaction politique à l’œuvre et de la régression démocratique qui nous est imposée. Dans la seconde moitié du XXe siècle et nonobstant des circonstances différentes, elles n’ont qu’un précédent connu ; la guerre d’Algérie et son arsenal de législations d’exception. Le renforcement des dispositions de la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence actualise ce passé qui continue ainsi d’affecter gravement notre présent et notre condition de citoyen.
La réaction qui vient ? Sur le terrain sécuritaire, elle a déjà remporté une bataille majeure. L’hiver politique qui s’annonce risque d’être rigoureux et fort long ; il faut l’affronter sans attendre.
Olivier Le Cour Grandmaison