Migrants de Calais : le placement en rétention constitue un « enfermement abusif et illégal », selon la Cimade
Dans une recommandation rendue publique, mercredi 2 décembre, la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté dresse un constat sévère de la mise en rétention des migrants de la « jungle » de Calais, parlant d’une « utilisation détournée de la procédure », cause d’« atteintes graves aux droits fondamentaux ».
Depuis octobre, « le placement en rétention administrative est utilisé non pas aux fins d’organiser le retour dans les pays d’origine », mais « dans le seul objectif de déplacer plusieurs centaines de personnes interpellées à Calais », dénonce Adeline Hazan, demandant au ministère de l’intérieur qu’il y soit mis fin.
Représentant de la Cimade − l’une des associations qui intervient dans les centres de rétention administrative (CRA) − et de l’Observatoire de l’enfermement des étrangers (OEE), David Rohi revient sur la situation.
Camille Bordenet – La contrôleuse des prisons dénonce une « utilisation détournée de la procédure » de mise en rétention administrative des migrants dans le but de « désengorger Calais ». Partagez-vous ce constat ?
David Rohi – Oui. Les associations comme la Cimade présentes dans les CRA constatent que, depuis le 21 octobre [date à laquelle Bernard Cazeneuve a annoncé un plan pour Calais], les migrants interpellés à Calais sont déplacés et enfermés non pas avec l’intention d’organiser leur retour dans leur pays d’origine ou un pays tiers − la vocation des CRA − , mais bien pour tenter de vider le bidonville de Calais.
La rétention administrative est donc détournée de son objet et utilisée comme un mode de gestion des migrants : nous considérons que c’est de l’enfermement abusif, c’est grave et illégal. De plus, c’est totalement inefficace car nous constatons que ces personnes reviennent à Calais.
Le ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, s’est justifié en disant que « tous les étrangers placés en CRA ont vocation à être éloignés » du territoire. Or nous constatons que sur les 1 114 personnes interpellées à Calais et placées en CRA entre le 21 octobre et le 2 décembre [chiffres de la Cimade et des autres associations intervenant en rétention], 4 % seulement ont effectivement été expulsées du territoire français. Et encore, en général vers un pays européen.
Enfin, preuve s’il en est que la rétention est détournée de son objet : on constate que la quasi-totalité de ces personnes ont été ou seront libérées dans les cinq jours suivants leur enfermement en rétention, soit à l’initiative de la préfecture elle-même (dans deux tiers des cas), soit par un juge des libertés et de la détention, soit enfin par un tribunal administratif (pour le tiers restant).
Nous avons aussi eu des échos de la part des forces de police que l’on côtoie dans les CRA : dès le départ, elles savaient très bien que les personnes qui arrivaient dans les CRA seraient relâchées au bout de quelques jours pour faire de la place à de nouvelles arrivées. Et que le but était donc bien de pouvoir éloigner le plus de migrants possible de force de Calais.
Cette privation de liberté est d’autant plus injustifiable que ces personnes viennent pour beaucoup d’un pays dont la situation intérieure interdit de les y renvoyer (Syrie, Irak, Erythrée par exemple). Il apparaît donc clairement que l’administration instrumentalise une procédure qu’elle sait d’avance ne pouvoir mener à son terme. Nous interrogeons donc la logique qui préside à ces opérations.
Comment se déroulent concrètement ces déplacements depuis Calais ?
Les forces de l’ordre procèdent à des interpellations à Calais : on a constaté à la fois des contrôles aléatoires dans la jungle et des contrôles sur des personnes qui tentent de passer la frontière. Les policiers établissent ensuite les procès-verbaux prévus par la procédure judiciaire et notifient les décisions de la préfecture du Pas-de-Calais d’enfermement et d’éloignement du territoire. Ceci dans des conditions où les droits ne sont pas respectés.
Ensuite les migrants sont transférés dans un des sept CRA disséminés partout en France (Marseille, Nîmes, Toulouse, Rouen, Paris-Vincennes, Mesnil-Amelot et Metz), par bus si c’est en Ile-de-France, pas avion de la sécurité civile ou jet privé si c’est en province.
Dans deux tiers des cas donc, la rétention ne dure pas plus de cinq jours puisque le préfet ne demande pas de prolongation. Mais on a vu, dans des cas très marginaux, des rétentions durer jusqu’à 25 jours.
Plusieurs associations membre de l’OEE, dont la Cimade, ont dénoncé mardi dans une lettre ouverte au premier ministre une « gestion industrialisée » des placements en CRA et un « détournement de procédure ». Qu’entendez-vous par là ?
Les interpellations ont pris une telle ampleur − plus d’un millier de personnes enfermées en CRA − que c’est un peu la machine à expulser qui doit produire du chiffre à tout prix. Les interpellations à Calais ont été massives, les forces de police sur place avaient, selon nos informations, des objectifs quotidiens − au début 50 personnes, ensuite revus à la baisse pour passer à 25 ou une dizaine. Or les interpellations de masse se font forcément au détriment des droits fondamentaux.
Avez-vous, comme la contrôleuse, constaté des atteintes aux droits fondamentaux découlant de ces placements en rétention administrative ?
Oui, les mêmes violations que dénonce la contrôleuse : accès insuffisant au droit et à l’information, conditions matérielles indignes, procédures non individualisées, atteinte à la vie privée et familiale. On a vu des familles être séparées, des mineurs être laissés seuls à Calais quand leurs parents sont envoyés en CRA, ou, inversement, des personnes encore mineures être placées en rétention alors que c’est interdit. On a aussi vu des cas de personnes qui ont été interpellées et placées en rétention plusieurs fois. Mais l’une des plus graves violations constatées est cet enfermement arbitraire à grande échelle. Rappelons que priver quelqu’un de liberté arbitrairement est passible de condamnation pénale.
Les migrants vivent très mal cet enfermement. Et cela sans comprendre ce qui leur arrive puisque les pouvoirs publics ne leur donnent aucune information. C’est une gestion brutale, humiliante, traumatisante alors que ces personnes sont vulnérables et que l’on devrait les protéger. On a été témoins de cas de personnes qui ont tenté de se suicider, qui ont eu des gestes de violence et de désespoir très forts.
Les associations sur place peuvent-elles jouer un rôle d’information ?
Oui, dans une certaine mesure, même si cela ne permet pas de réparer le tort que leur font les pouvoirs publics. Nous sommes présents dans les CRA pour aider les migrants à exercer leurs droits : on leur explique d’abord où ils sont, ce qu’est un CRA. Ensuite on les aide à faire valoir leurs droits, donc à exercer des recours auprès du tribunal administratif pour contester les décisions du préfet de les enfermer et de tenter de les expulser. Puis, devant le juge des libertés et de la détention, on les accompagne pour contester les éléments de la procédure judiciaire durant laquelle leurs droits ont éventuellement été bafoués.
Dans la grande majorité des cas, les juridictions, autant administratives que judiciaires, annulent les procédures, qui sont la plupart du temps illégales, et sanctionnent le préfet ou les forces de police. D’ailleurs, la plupart des policiers que nous rencontrons sur place sont très critiques par rapport à ces opérations et ne s’y prêtent pas de bon cœur.
Pensez-vous que vos appels ainsi que les recommandations de la contrôleuse seront entendus ?
On espère que le ministre de l’intérieur mette un terme à ces opérations et fasse cesser immédiatement les violations des droits humains des personnes du Calaisis déplacées dans les CRA. Or, dans sa réponse à la contrôleuse des prisons, M. Cazeneuve conteste les mises en cause [il parle dans sa réponse de « dispositif temporaire » dans un contexte de « pression migratoire d’une ampleur inédite »].
Si le ministère de l’intérieur ne donne suite à aucune des recommandations d’une autorité administrative indépendante aussi importante et sérieuse que celle de la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, cela laisse songeur sur le respect des droits fondamentaux.
Camille Bordenet (propos recueillis par)
Journaliste au Monde
* Le Monde.fr | 02.12.2015 à 20h36 :
http://www.lemonde.fr/societe/article/2015/12/02/migrants-de-calais-le-placement-en-retention-constitue-un-enfermement-abusif-et-illegal-selon-la-cimade_4822593_3224.html
A Calais, le ministère accusé « d’atteintes graves aux droits fondamentaux »
En dix jours, c’est le deuxième désaveu officiel infligé à la politique menée par le ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, à Calais. Après le Conseil d’Etat, qui le 23 novembre exigeait un aménagement rapide du campement où vivent plus de 5 000 migrants, c’est au tour de la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté de dénoncer le non-respect des droits de l’homme, par les pouvoirs publics, dans ce no man’s land de misère et de détresse qu’est la jungle calaisienne.
Dans une recommandation rendue publique le 2 décembre, Adeline Hazan demande au ministre qu’il « soit mis fin » aux placements collectifs en rétention qui se succèdent à un rythme endiablé depuis plus de quarante jours. Elle dénonce l’enfermement de 779 migrants entre le 21 octobre et le 10 novembre (1 039 au 1er décembre, selon la Cimade), « dans le but de désengorger Calais ». « Il s’agit là d’une utilisation détournée de la procédure qui entraîne des atteintes graves aux droits fondamentaux des personnes ainsi privées de liberté », constate-t-elle.
Aux yeux de cette haute autorité, la politique de M. Cazeneuve bafoue le droit des étrangers parce que ces migrants ne sont pas dans une situation où leur mise en rétention s’impose, mais aussi parce qu’on les prive « de l’accès à leurs droits » et que leur privation de liberté se fait « dans des conditions matérielles portant atteinte à leur dignité ».
Désengorger Calais
Ces violations du droit découlent du choix fait le 21 octobre par le ministre de l’intérieur. Ce jour-là, M. Cazeneuve annonce un plan pour Calais. Officiellement, il propose d’offrir un hébergement, quelque part en France, aux migrants qui acceptent de renoncer à leur projet migratoire vers la Grande-Bretagne. Il décide en même temps de renforcer largement la présence des forces de police sur le lieu afin de rendre la frontière hermétique. Pas un mot, alors, sur les places réservées jusqu’à fin décembre dans sept centres de rétention administrative (CRA) aux quatre coins du pays. Toutes les facettes de sa politique convergent vers un but unique : désengorger le site de Calais en le vidant par tous les moyens de quelques-uns des 6 500 migrants qui y résident alors.
Selon les textes juridiques en vigueur, le placement en rétention n’est pas prévu pour vider un campement : il est réservé à la préparation effective du retour d’un migrant dans son pays ou un pays tiers. Or, la contrôleuse, qui a fait les calculs jusqu’au 10 novembre, est arrivée à la conclusion que seules 4 % des personnes retenues avaient effectivement quitté la France. Preuve que l’enfermement n’avait pas pour but premier de leur faire quitter l’Hexagone – même si, dans sa réponse à Mme Hazan, le ministre rappelle que « tous les étrangers placés en CRA ont vocation à être éloignés et y sont placés dans ce seul but ».
La contrôleuse ne donne les nationalités des « déplacés » que jusqu’à mi-novembre mais la Cimade les a consignés jusqu’au 1er décembre. Sur les 1 039 personnes enfermées depuis octobre dans les sept CRA semi-réquisitionnés, figuraient notamment 147 Érythréens, 113 Irakiens et 138 Syriens – autant de migrants qu’il est impossible de renvoyer chez eux parce que cette mesure les exposerait à des risques importants. Un bilan fait par la même association montre d’ailleurs que 94 % de ceux qui ont été enfermés depuis la mi-octobre ont été libérés, soit par la préfecture elle-même, soit par un juge. Selon nos informations, la plupart d’entre eux sont retournés à Calais par le premier train.
Entassement et indignité
Afin de disposer de tous les éléments, la contrôleuse des lieux de privation de liberté et six de ses collaborateurs se sont rendus à deux reprises à l’hôtel de police de Coquelles (Pas-de-Calais), qui jouxte Calais. Ils ont suivi le transfert par avion de 46 personnes vers le centre de rétention de Nîmes et assisté à l’arrivée de 32 autres à Vincennes (Val-de-Marne).
Ils ont ainsi pu observer qu’une bonne partie des migrants mis en rétention avaient été enfermés suite à des contrôles d’identité aléatoires dans Calais, et non alors qu’ils tentaient de passer la frontière. La plupart avaient en outre une obligation de quitter le territoire français (OQTF) « présentant une motivation stéréotypée et un argumentaire identique ». Un élément qui témoigne d’une absence d’examen de la situation individuelle, ce qui est contraire au droit.
La contrôleuse a en outre pu observer que les policiers menaient les interpellations en fonction des places disponibles dans les CRA, et non en fonction des projets de renvoi. « Il reste quatre personnes à interpeller », a entendu l’un des enquêteurs de terrain, alors que 46 personnes étaient déjà gardées à vue ou retenues dans le centre de Coquelles dans des conditions d’entassement et d’indignité dénoncées par le rapport. La liste des violations des droits est tellement longue que le fait que l’« information relative à la possibilité de déposer une demande d’asile » soit « parfois omise lors de l’énumération des droits » pourrait paraître accessoire.
La contrôleuse des lieux de privation de liberté n’est pas la seule à critiquer l’attitude des pouvoirs publics à Calais. Mardi 1er décembre, l’Observatoire de l’enfermement des étrangers, qui regroupe seize associations, de la Ligue des droits de l’homme aux syndicats d’avocats, a publié une lettre ouverte interrogeant le premier ministre, Manuel Valls, sur le sens de ces déplacements forcés.
Maryline Baumard
Journaliste
Heurts entre migrants et policiers dans la nuit du 1er au 2 décembre
La préfecture de police a signalé, mercredi 2 décembre, des heurts entre les migrants et la police, le long de la rocade portuaire de Calais. Les policiers sont intervenus alors que plusieurs groupes de migrants tentaient de bloquer la circulation pour monter dans des poids lourds en route vers le port. Une dizaine de policiers ont été légèrement blessés par des jets de pierre.
« Le camp de Calais n’est ni géré ni encadré » selon Médecins du monde
Des armes, de la violence : le premier hiver s’annonce mal sur la lande de Calais (Pas-de-Calais), où vivent quelque 5 000 migrants. La situation est tellement explosive que la présidente de Médecins du monde, s’appuyant des rapports internes, a décidé de lancer un SOS. Face à une situation chaque jour plus dramatique, la médecin Françoise Sivignon demande « que l’Etat prenne vraiment ses responsabilités ». « Le camp n’est actuellement ni géré ni encadré, constate le coordinateur sécurité spécialement missionné de l’ONG. Il y a un grand turnover de migrants avec intrusion “mafieuse” de gangs “de passeurs.” »
Après les attentats du 13 novembre, Médecins du monde a perçu une « angoisse » chez les migrants : certains d’entre eux avaient « peur que la France les rejette », note un rapport de situation établi le 25 novembre par les responsables de la mission. Quatre jours après ce vendredi noir, la clinique ouverte en juillet par Médecins du monde – qui avait assuré 5 166 consultations depuis cette date – a dû fermer ses portes après avoir été attaquée par un groupe de migrants et vandalisée à la hache.
L’équipe de Médecins du monde est régulièrement prise à partie par des opposants aux migrants. La situation est d’autant plus difficile, pour elle, qu’elle a déjà du mal à faire face psychologiquement à « l’inadéquation entre les besoins et les moyens humains », note le rapport de situation du 23 septembre.
Politique d’étranglement
Avec l’arrivée de l’automne, le désespoir s’est abattu sur ce lieu de misère. Un cocktail qui nourrit un risque d’émeutes, note le coordinateur sécurité. Des heurts avec la police ont d’ailleurs eu lieu, pendant plusieurs nuits, en novembre. Et la situation est assez tendue pour que, depuis juillet, 1,5 % des consultations menées par les « french doctors » soient la conséquence de violences policières. Face à l’extension rapide du campement, M. Cazeneuve a lancé à la mi-octobre une politique d’étranglement de Calais. Les migrants qui, jusqu’à l’été, tentaient majoritairement par leurs moyens le passage vers la Grande Bretagne, confient de plus en plus souvent leur sort aux passeurs, pour franchir une frontière de plus en plus hermétique.
C’était déjà le cas de longue date à Dunkerque (Nord), la ville voisine qui compte, elle aussi, un camp d’un millier de personnes. Là, les passeurs tiennent le lieu. « Les camps de Dunkerque comportent des caches d’armes qui servent en partie à intimider et à réguler le “marché” de passage des migrants », déplore l’analyste de l’ONG. Il observe que « cette situation particulière de gestion dite “mafieuse” des camps de Dunkerque tend à se déplacer de plus en plus sur la jungle de Calais ». La situation est d’autant plus compliquée que, selon un haut responsable de la police, « il reste à Calais des gens qui n’ont pas les moyens de payer un passage ». Ce qui amène beaucoup de migrants à se sédentariser dans le bidonville, en tente ou en cabane.
Maryline Baumard
Journaliste