Rien ne change ! En dépit des crises financière et environnementale, illustrant des échecs patents, malgré les critiques venues aussi bien de personnalités politiques, d’associations, de la société civile, ils n’en démordent pas : la déréglementation de tout reste leur horizon indépassable. C’est ce qui transparaît des nouveaux documents révélés par WikiLeaks [1] sur l’accord en cours de négociation sur les services (Trade in services agreement ou Tisa) publiés en partenariat par Mediapart et 12 autres médias et organisations internationaux. Les « très bons amis des services », comme ils se surnomment entre eux, continuent leurs discussions souterraines pour pousser toujours plus loin l’abaissement des normes et des droits sociaux et environnementaux, l’affaiblissement des États, face à la puissance de l’argent.
Sans WikiLeaks, Tisa serait resté un nom inconnu. Personne n’aurait rien su des négociations souterraines de ce traité qui se veut le pendant du traité commercial transatlantique (Tafta ou Ttip), discuté dans les mêmes conditions d’opacité. Les parlementaires auraient découvert un jour un traité qu’ils sont censés approuver d’un bloc, sans possibilité d’amendement ou de discussion. Ils n’auraient même pas pu avoir accès aux travaux et documents de travail qui sont en train de servir à l’élaboration du texte : tout est censé rester classé « secret défense » ou plus exactement « secret affaires » pendant cinq ans après l’adoption du traité.
En juin 2014, WikiLeaks avait révélé le contenu des négociations secrètes menées [2] par des responsables issus d’une vingtaine de pays, emmenés par les États-Unis, l’Europe, l’Australie et le Canada, sur les services financiers. Depuis, le site dévoile régulièrement les différentes étapes des discussions, portant sur d’autres chapitres comme les services informatiques, les transports maritimes, les télécommunications. En juillet 2015, de nouveaux documents démontraient la volonté de mettre à bas tous les services publics. Aujourd’hui, WikiLeaks dévoile les avant-projets portant sur l’énergie et les transports négociés à l’automne 2014.
La révélation de ces documents, en pleine COP21, est un exemple édifiant du double discours. Alors que les dirigeants politiques de tous les pays soutiennent en chœur la nécessité d’adopter une croissance « verte », de lutter contre le réchauffement climatique, d’autres responsables des mêmes pays négocient en coulisses pour tenter d’arracher le plus possible de concessions, pour dynamiter les règles environnementales « contraires à la grande libéralisation des affaires ». L’association Public services international (internationale des services publics), qui travaille en commun avec WikiLeaks sur Tisa, n’a pas manqué de relever cette duplicité. « Alors que les chefs d’État s’apprêtent à signer un accord international à Paris contre le réchauffement climatique, leurs négociateurs se retrouvent à Genève pour élaborer secrètement un nouvel accord commercial qui permettra d’étendre l’exploration des énergies fossiles et causera encore plus de dommages pour le climat », indique-t-elle dans un communiqué publié en même temps que les documents de WikiLeaks.
Car c’est bien de « big business » qu’il s’agit. À la lecture du projet Tisa, visant à mettre à bas toutes les barrières réglementaires et autres dans les services à l’énergie, le texte semble plus écrit pour des géants comme Bechtel, Halliburton, Schlumberger, Veolia ou Engie (ex-GDF-Suez) que pour des sociétés innovantes apportant des prestations de services dans les énergies renouvelables.
La Norvège et l’Islande ne s’y sont pas trompées. Les deux pays, très impliqués dans l’énergie et la transition énergétiques, ont fait une proposition commune dans le cadre de ces négociations secrètes. Publiée par WikiLeaks, celle-ci révèle en creux le projet général des négociations : un abandon total de la souveraineté des États en matière d’énergie pour laisser la place aux « spécialistes », les géants du secteur.
Tout en plaidant pour la levée des barrières s’opposant à une plus grande compétition dans les services, les deux pays insistent sur le fait « que chaque partie [on ne parle plus d’État dans les textes d’étude de Tisa – ndlr] conserve le droit de réguler et d’introduire ou de maintenir des mesures concernant les services à l’énergie afin de répondre aux objectifs légitimes de politique nationale ». Une limitation des pouvoirs des États en ce domaine aurait-elle donc été envisagée, pour que les deux États éprouvent le besoin de rappeler ces droits ? L’explication fournie par les deux pays dans un argumentaire venant compléter leur projet et publié aussi par WikiLeaks laisse soupçonner le pire : « Le droit des parties de réguler les services et d’introduire de nouvelles régulations pour répondre à des objectifs politiques nationaux est particulièrement pertinent en matière de services à l’énergie », expliquent les deux pays.
Mais que contient donc le projet concocté par les grands négociateurs, pour que la Norvège et l’Islande tiennent aussi à rappeler que « les engagements pris en matière de libéralisation des services à l’énergie ne limitent en aucune façon la souveraineté ou les droits des parties sur les ressources énergétiques » ? Les deux pays prennent le soin de préciser les droits exclusifs que les pays sont en droit de conserver, selon eux. Ils préconisent ainsi que les États gardent des droits exclusifs « pour déterminer les zones géographiques qui peuvent faire l’objet d’exploration, de développement et d’exploitation de ses ressources énergétiques, de déterminer le rythme auquel ces ressources sont réduites ou exploitées, d’arrêter et de bénéficier des taxes, royalties et tout autre paiement liés à ces explorations et exploitations, de réglementer les aspects environnementaux et sanitaires de ces exploitations, de pouvoir participer à des projets d’exploitation et d’exploration, entre autres, à travers des participations directes du gouvernement ou au travers des entreprises d’État ».
Dans le monde des services mondialisés
Cette simple énumération fait un peu froid dans le dos. Est-ce seulement une précaution de juristes et d’avocats estimant que les choses vont mieux en les disant qu’en les taisant afin d’éviter toute contestation ultérieure ? Ou est-ce que les négociateurs de Tisa entendent aller beaucoup plus loin dans les remises en cause des prérogatives des États dans ces domaines ?
Les multinationales ne cachent plus leur volonté de se débarrasser de toutes les contraintes environnementales et réglementaires imposées par les États, qui font obstacle, expliquent-elles, au développement et à l’exploitation des ressources énergétiques et minières. Le gouvernement français lui-même semble sensible à leurs arguments, et prendre la voie tracée dans le cadre des négociations de Tisa.
Ainsi, dans le grand fatras de la loi Macron votée à coups de 49-3, un article a été inclus au milieu de la réforme des taxis, des notaires et des services d’autobus : la réforme du code minier. Revenant sur les dispositions prises dans le code civil napoléonien, qui prévoit que le sous-sol appartient à l’État et que son exploitation est strictement encadrée, l’article prévoit de revenir sur nombre d’encadrements, dans l’espoir de « revitaliser l’activité d’exploration minière ». La mesure, rédigée sous la pression de tous les groupes attirés par l’exploitation des gaz de schiste en France, est devenue moins urgente depuis que le cours du pétrole s’est effondré, rendant toute exploitation de gaz de schiste non rentable. Elle chemine donc doucement, en attendant que le prix du baril se remette à flamber.
C’est le même objectif de dérégulation à tout-va, de contestation de tout pouvoir étatique qui domine dans les négociation sur les transports. Les documents publiés par Wikileaks ne parlent que d’une seule activité de transport : le transport routier. C’est sans doute le domaine qui intéresse le plus les « très bons amis des services ».
Dans leur esprit, rien ne doit faire obstacle aux grands voyages des marchandises. Ainsi certains recommandent que « les parties doivent reconnaître le rôle essentiel des routes internationales pour le transport des biens périssables et que de tels transports ne peuvent être indûment reportés par des règles routières, en particulier celles restreignant les transports pendant certains jours ». Les interdictions de transports routiers le week-end en France, déjà largement mises à mal, deviendraient ainsi illégales, si le texte était adopté.
De même, toutes les dispositions pour limiter le transport routier, faire payer le transit international, imposer le ferroutage, comme en Suisse par exemple, seraient aussi considérées comme des entorses à la concurrence et jugées illégales. « Les parties doivent abolir et s’abstenir d’introduire le moindre obstacle administratif et technique qui pourrait constituer une restriction déguisée ou avoir des effets discriminatoires sur la liberté des services dans le transport international », est-il proposé. Impossible avec une telle clause d’avoir la moindre politique en vue de limiter ou d’encadrer le transport routier.
Mais cela va plus loin encore. Le projet prévoit que les États ne pourraient pas poser de restriction sur les habilitations données aux chauffeurs. Il suggère même que ces derniers renoncent à leur contrôle du territoire et délègue l’attribution des visas à d’autres. Il propose ainsi que ce rôle soit confié à des associations de transports, qui serviraient d’intermédiaires et se porteraient garantes dans l’attribution des visas pour leurs membres. Elles pourraient leur délivrer des visas annuels voire pluri-annuels, en lieu et place des États.
Bienvenue dans le monde des services mondialisés, des travailleurs détachés, sans droit, sans loi. « Si ce projet de Tisa est instauré, nous assisterons dans le transport routier à ce qui s’est passé dans d’autres secteurs : cela va servir à consolider le pouvoir des multinationales », préviennent Mac Urata et Sarah Finke, responsables de la Fédération internationale des salariés du transports (ITF) dans une réponse elle aussi révélée par Wikileaks (lire ci-dessous). « ITF croit qu’il est important pour les gouvernements de développer une politique de transports correspondant au niveau de développement des pays. En principe, chaque pays devrait fonder sa politique sur des objectifs et des programmes sociaux et économiques (…) Ce n’est pas la façon dont les champions de Tisa veulent organiser le monde. Les conséquences combinées des propositions de Tisa constitueraient d’importants obstacles pour n’importe quel État désireux d’investir et de gérer ses infrastructures nationales, de planifier leur développement ou de défendre des normes sociales et de santé dans l’industrie du transport elle-même », dénoncent-ils, avant de rappeler les dégâts causés dans ce milieu par les chauffeurs envoyés de l’Europe de l’Est, exploités et sous-payés. « Et bien sûr, ce texte a été négocié en secret, sans discussion significative, sans possibilité d’inclure des clauses environnementales ou sociales », ne peuvent-ils s’empêcher de relever.
Ainsi va le monde des « très bons amis des services ». Et tous les dirigeants politiques nationaux comme européens se taisent, gardant le silence sur ces négociations aussi opaques que le traité transatlantique. Pendant combien de temps encore vont-ils continuer à cacher leur jeu ?
MARTINE ORANGE ET JULIAN ASSANGE (WIKILEAKS)
Retrouver les documents sur WikiLeaks :
https://wikileaks.org/tisa/