1. Nul besoin d’insister sur le triomphe du Front national : il est amplement commenté, comme il avait été copieusement annoncé. Le Front est en tête de six régions et sera partout présent au second tour. Il est au-dessus de 35% dans trois régions et au-dessus de 40% dans le Nord-Pas-de-Calais-Picardie (NPDC) et en PACA.
Dans le NPDC, en PACA, en Auvergne-Rhône-Alpes (ARA) et en Alsace-Champagne-Ardenne-Lorraine (ACAL), il a bénéficié d’un recul de l’abstention relativement plus prononcé que pour la moyenne nationale. Il a triplé ou presque ses scores de 2010 dans quatre régions (Pays de la Loire, Bretagne, Aquitaine-Limousin-Poitou-Charentes [ALPC], Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées [LRMP]). Il fait plus que les doubler dans huit autres. Partout il progresse même sur les européennes de 2014, sauf en Corse et en Normandie.
Il bénéficie bien sûr des drames de la dernière période. Mais il y parvient d’autant mieux que la conjoncture s’inscrit dans une longue évolution. L’état d’urgence et la notion d’état de guerre résonnent en effet avec une vision du monde centrée sur l’idée que notre monde instable repose sur un conflit de civilisations. Dans ce conflit, l’islam joue le rôle d’ennemi par excellence, d’autant plus qu’il s’appuie sur la pression interne d’une population immigrée ou « issue de l’immigration ». Tandis que la gauche socialiste se coule dans les cadres de la mondialisation capitaliste, le reflux du mouvement ouvrier nourrit l’idée que la lutte des classes est désormais remplacée par la guerre des identités.
Dans ce contexte, le FN a beau jeu d’expliquer, triomphant, que tout le monde à droite et à gauche se rallie peu à peu à ses idées. Pourquoi, dès lors, se contenter des pâles copies quand, désormais, l’original énonce ses prétentions à gouverner ?
2. La droite classique est en berne. Elle pensait pousser l’avantage qu’elle avait pris aux élections territoriales et européennes de 2014-2015. En fait, c’est tout juste si elle retrouve son niveau médiocre de 2010. Par rapport aux européennes de l’an dernier, elle perd un cinquième de son capital électoral dans quatre régions (Bretagne, Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées, Auvergne-Rhône-Alpes et Corse).
En 2007, Nicolas Sarkozy avait profité de l’usure de Jean-Marie Le Pen pour imposer un « libéral-populisme » qui lui avait permis de faire pour la première fois refluer le FN. Une fois installé à l’Élysée, il avait cherché à accentuer son avantage, par exemple en lançant le débat sur « l’identité française ». Mais son ultralibéralisme n’a pas contenu la crise sociale et l’a même aggravée. Quant à la radicalisation de son discours sécuritaire et sa rhétorique du « karcher », elles n’ont fait qu’ouvrir un boulevard à une Marine Le Pen qui avait compris entre-temps que le bon vieux temps de papa n’était plus de saison.
Voilà donc désormais la droite prise dans un étau. D’un côté, elle trouve un Front national qui ne se contente plus de la marginalité politique et qui veut être le pivot d’une droite radicalisée. De l’autre côté, elle rencontre un PS « social-libéralisé » qui veut lui disputer, à l’exemple de Tony Blair, la double image de la compétitivité et de la sécurité. Pour s’en sortir, le scrutin de dimanche n’a pas laissé de sésame : « sarkozystes », « fillionnistes » ou « juppéistes » ont eu leur soupe à la grimace.
3. Sauf en Île-de-France, le PS et ses alliés enregistrent une débâcle par rapport aux mirifiques élections de 2010, les meilleures pour la gauche depuis l’institution du vote régional au suffrage universel (1986). Dans quatre régions (Alsace-Champagne-Ardenne-Lorraine, Nord-Pas-de-Calais-Picardie, PACA et Bourgogne-France-Comté, les socialistes perdent un tiers de leur électorat de 2010 et un quart dans trois autres régions (Normandie, Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées, Pays de la Loire). Mais le PS a su tirer avantage de son ancrage régional et de sa capacité à incarner une gestion regroupant autour de lui l’essentiel de la gauche, à l’exception de l’extrême gauche. Et il a bien sûr bénéficié de la conjoncture post-13 novembre et du regain de popularité de l’exécutif.
Gageons que ce résultat va dissuader un peu plus le président et son premier ministre de changer le cap gouvernemental. Ils auront beau jeu d’arguer que c’est au moment même où le socialisme au pouvoir a infléchi son discours et son action vers le centre que la gauche enregistre un léger sursaut. Face à une droite perturbée par le trublion lepéniste, la ligne sociale-libérale n’est-elle pas la plus efficace pour contrer la vague de la droite extrême ? En bref, ne faut-il pas tirer les leçons de ce que la France a définitivement changé d’époque ? La droite étant passée de Charles de Gaulle à Marine Le Pen, la gauche devrait de résoudre à passer de Maurice Thorez à François Hollande ou, si l’on préfère d’Ambroise Croizat à Emmanuel Macron. Un duopole Philippot-Macron : voilà qui fait rêver…
4. Le pouvoir ne manquera pas aussi de s’appuyer sur un fait électoral perturbant : ceux qui ont critiqué le cours actuel de la politique gouvernementale n’ont pas bien passé le nouveau cap des urnes. Les Verts sont à mille lieux de leur éclatant résultat de 2010 (12,2% nationalement). Ils comptaient quelques 260 élus régionaux après 2010 ; ils seront bien loin du compte dimanche prochain. Quand s’est lancée la « coopérative » d’Europe-Écologie et des Verts, les écologistes français donnaient pourtant l’impression qu’ils avaient enfin déclenché une dynamique les propulsant au cœur du dispositif politique français.
Le problème est que cet élan prometteur ne s’est jamais greffé sur une stratégie politique globale lisible et gérable sur le long terme. Entre la radicalité transformatrice, que porte la critique écologiste du système dominant d’accumulation, et la tentation d’être une relève pour une social-démocratie peu inventive, les militants et responsables écologistes n’ont pas voulu ou n’ont pas su choisir.
Dès lors, les crises internes à répétition depuis quelque temps se sont prolongées dans une orientation électorale confuse. Or quel que soit le choix retenu, en autonomie, en alliance avec le Front de gauche ou avec une partie seulement de ce Front de gauche, les résultats sont décevants. En Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées et en PACA, les listes pilotées par des Verts ont à peine fait mieux que le Front de gauche seul dans les consultations précédentes, loin de la vague écologiste de 2010.
Au lendemain de cette séquence électorale, qui referme la parenthèse plutôt faste amorcée par Dany Cohn-Bendit quelques années plus tôt, les Verts risquent bien d’être précipités un peu plus dans la tourmente
5. Le Front de gauche est globalement en panne. Bien sûr, les comparaisons ne sont pas faciles avec un scrutin précédent où subsistaient dans quelques régions des configurations d’alliance avec le PS, telles qu’elles avaient été inaugurées par Robert Hue en 1998. La comparaison est d’autant plus malaisée que, dans deux cas (Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées et PACA), le PCF se trouvait dans une alliance de tout le Front de gauche et des Verts, avec deux têtes de listes écologistes. Si l’on additionne les cas où le PC ne regroupe pas tout le Front de gauche (0,4%), où il est à la tête de coalition de type Front de gauche (3,8%) et les deux rassemblements avec les Verts (1,5%), on parvient au total de 5,7%. En 2010, le Front de gauche en avait obtenu 5,9% alors qu’il n’était pas présent en tant que tel dans toutes les régions. Difficile de voir dans ce résultat global l’indice d’une progression. Même si les résultats sont intéressants en Normandie ou en Île-de-France…
La comparaison est plus éclairante encore, si l’on met côte-à-côte le résultat de dimanche et celui des élections européennes de 2014. À l’exception de la Normandie et de l’Île-de-France, le PCF et le Front de gauche sont partout en retrait. En Aquitaine-Limousin-Poitou-Charentes et en Alsace-Champagne-Ardenne-Lorraine, la perte est d’un tiers du niveau initial, dans six autres cas la perte se situe entre un tiers et un cinquième. Or les européennes de 2014 étaient déjà elles-mêmes en retrait sur le score présidentiel précédent…
Le résultat global est donc incontestablement décevant. D’ores et déjà, le FDG est au-dessous du seuil des 5% dans six régions françaises, où il comptait en tout 42 conseillers, sur les 127 qu’il avait fait élire nationalement, pour les trois quarts issus des rangs du PCF. Le Front de gauche pouvait espérer tirer avantage du glissement vers la droite du socialisme de gouvernement. Il n’en a rien été pour l’instant. Depuis le mois d’avril 2012, le Front de gauche ne cesse d’enregistrer des résultats en recul sur ce que laissait augurer le scrutin présidentiel, où Jean-Luc Mélenchon avait cristallisé l’aspiration à une gauche bien à gauche.
Incontestablement, la conjoncture des dernières semaines ne lui a pas été bénéfique. Elle l’a été d’autant moins que la lisibilité du Front de gauche s’est avérée doublement incertaine. D’une part, dans trois régions, les composantes du FDG se trouvaient en concurrence les unes contre les autres, ce qui a créé un climat de malaise et de confusion. En outre, une confusion analogue s’est exprimée autour de l’état d’urgence, avec un groupe à l’Assemblée qui a voté le texte gouvernemental à l’unanimité, un groupe au Sénat qui s’est abstenu majoritairement et plusieurs composantes, dont le Parti de gauche et Ensemble, qui ont affirmé leur hostilité pure et simple. Or, manifestement, la question de l’état d’urgence a structuré à court terme l’espace politique, en valorisant les deux positions apparemment les plus cohérentes : celle du Front national (qui relie immigration, conflit de civilisation et état de guerre) et celle du gouvernement qui fait de « l’ordre » et de la « sécurité » une composante majeure du « nouveau socialisme » recentré. Face à ces deux pôles identifiables, le Front de gauche est apparu incertain ; or il s’agit d’un thème majeur en « Occident », depuis au moins septembre 2001 et la prégnance obsédante de la « guerre contre le terrorisme ».
6. Mais pourquoi se cacher que, au-delà du Front de gauche, nous nous trouverons au lendemain de cette séquence électorale devant un problème majeur ? Le regain de conflictualité sociale et de radicalité idéologique qui s’était amorcé au milieu des années 1990 (nous célébrons – très discrètement – le vingtième anniversaire du mouvement de novembre-décembre 1995) n’a pas restructuré en profondeur le paysage politique français. En tout cas, pas sur son flanc le plus à gauche… Le total de la gauche radicale et de l’écologie politique se trouve aujourd’hui à un niveau bien modeste (12,2%), bien loin des plus de 20% de 2010 et des 15% de la présidentielle de 2012.
La gauche de gauche a été historiquement fragilisée par le déclin continu du PCF. Il se trouve que nulle force, avec lui ou sans lui, n’a su prendre la place qu’il avait laissée vacante. Au début des années 2000, les héritiers du trotskisme ont pu donner l’impression qu’ils prendraient la relève électorale d’un PCF nationalement essoufflé. Ce fut un déjeuner de soleil, que l’orientation étroite du NPA se chargea de renvoyer vers l’inconfort de la marginalité.
Après l’échec du « courant antilibéral », entre 2005 et 2007, le Front de gauche a pourtant esquissé la possibilité d’une reprise. Pour l’instant, elle est au électoralement point mort. Sans doute les carences de rassemblement, les contradictions internes, les tentations du repli sur soi, les pesanteurs des jeux d’organisations ont-elles pesé et pèsent-elles lourdement encore. Mais, le problème, à la gauche de la gauche comme dans toute la gauche, n’est pas simplement un problème de rassemblement. Il est plus profondément dans la difficulté à incarner, à gauche et dans toute la société, un projet d’avenir qui soit tout à la fois ancré dans la vieille histoire de l’émancipation populaire et ouvert sur les sensibilités, les aspirations, les cultures et les pratiques d’aujourd’hui.
Entre le renoncement et la répétition, nous n’avons pas bien su trouver la voie alternative. De ce fait, ce sont les modernités frelatées des technostructures ou les discours de la peur et de la xénophobie qui semblent incarner ce nouveau-là. Mais pendant ce temps, la crise continue, celle de la vie quotidienne pour les exclus de la croissance et celle de la démocratie elle-même, pour ceux qui ne peuvent plus peser, ni sur le cours du monde ni sur celui de leur propre vie.
Or cette crise s’approfondira. Le FN attise le ressentiment et l’enfermement frileux et chauvin, mais au risque d’élargir « l’état de guerre » à la société tout entière. Quant au socialisme « macronisé », il peut attirer un temps ceux qui sont à la recherche d’une voie crédible face au Front national. Mais il atomise un peu plus les catégories populaires et il déstructure un peu plus la gauche dans ce qui fait historiquement sa force : ses valeurs populaires d’égalité, de liberté et de solidarité.
Auquel cas, le seul rempart contre le Front national est l’affirmation d’une gauche reconstruite, portée par une génération nouvelle de femmes et d’hommes. Une gauche appuyée sur ses valeurs fondatrices mais capable de les vivifier. Une gauche échappant à la malédiction des structures qui ne vivent que pour elles-mêmes, rompant avec les vieilles et stériles séparations du social, du politique et du symbolique. Une gauche, au fond, capable de faire suffisamment « mouvement » pour que les catégories populaires, déstabilisées, retrouvent enfin le goût de la mise en commun et de la vie civique.
Roger Martelli
Dans les jours prochains, nous [Regards] mettrons en ligne quelques tableaux rassemblant les principaux outils d’analyse du scrutin.