Cela fait plus de quinze jours que les policiers sont repartis après leur perquisition mais la famille Madiev, des réfugiés tchétchènes, n’a toujours pas retrouvé le sommeil. Dina, la mère, n’arrive pas à fermer l’œil, aux aguets : « Et s’ils revenaient ? » Le moindre bruit la fait sursauter. Massoud, le père, s’est fait prescrire des anxiolytiques, mais il se réveille encore en sueur. Quand les policiers tentent de forcer leur porte, ce 30 novembre à 6 heures du matin, à Rouen (Seine-Maritime), les murs fragiles de l’appartement HLM se mettent à trembler. Le bruit est assourdissant. Dina pense immédiatement aux bombardements sur son village, pendant la guerre, et à ce jour où les soldats russes ont débarqué dans leur maison et abattu le frère de Massoud sous ses yeux : « J’ai cru que les Russes revenaient », raconte-t-elle la voix encore tremblante.
Tétanisée, elle se lève pour aller regarder par le judas mais il est obstrué. De nouveaux coups. La porte, robuste, résiste. Dina se résout à l’ouvrir. Et se retrouve nez à nez avec une vingtaine d’hommes, pour la plupart en tenue d’intervention, armés et casqués. « Ils semblaient surpris qu’on leur ait ouvert », se souvient Dina, qui se demande toujours pourquoi ils n’ont pas essayé, tout simplement, de sonner.
Colis de Noël ouverts
Leurs cris la hantent encore. « Allongez-vous au sol ! », ordonnent-ils à Massoud et son fils, Anzor, 23 ans, en pointant sur eux leurs armes et leurs lampes torches. « C’était spectaculaire, comme au cinéma, comme s’ils venaient arrêter des criminels », raconte Dina. Massoud et Anzor, en caleçon, sont menottés et placés dans le salon, elle dans une autre pièce, séparée. Puis les policiers commencent leur fouille, à la recherche d’armes. « Elle est où ta kalach’ ? », demandent-ils à Massoud. Bac de linge sale, albums photos, téléphones et ordinateurs portables : rien n’est épargné. Même les colis de Noël sont ouverts. Une intimité familiale retournée, fouillée, aspirée.
Dina se souvient d’un instant d’affolement, quand les policiers ne parvenaient pas à ouvrir une mallette : « « C’est quoi le code, c’est quoi le code ? », ils criaient » – il fallait en fait appuyer sur deux attaches. Et de leur déconvenue lorsqu’ils y ont découvert une ménagère de couverts de table. Malgré la peur et les larmes, Dina cherche à comprendre. « C’est un ordre du préfet », est la seule réponse. Contactée, la préfecture de Seine-Maritime confirme et justifie la perquisition au motif que « M. Madiev fait l’objet d’une fiche S » et « qu’il est connu des services de renseignement pour entretenir des relations avec des représentants radicaux caucasiens ».
Ce motif – qu’il conteste –, Massoud Madiev espérait ne plus jamais en entendre parler. Il lui a déjà valu le rejet de sa demande de naturalisation française et de tous ses recours, jusque devant la Cour européenne des droits de l’homme. Lors de son entretien avec les services de police spécialisés en juin 2009, M. Madiev avait fait état de son soutien à la cause indépendantiste tchétchène. Il était loin d’imaginer que cette déclaration deviendrait le motif de rejet de sa demande de naturalisation, l’année d’après. Selon l’arrêté du ministère de l’immigration de l’époque, M. Madiev aurait « revendiqué [son] attachement à la cause indépendantiste tchétchène et déclaré entretenir des relations avec les membres de cette rébellion armée », qui perpètre des attentats dans son pays d’origine, est-il souligné.
« Je n’allais pas être du côté des Russes qui ont détruit mon village ! »
Une interprétation erronée, se défend M. Madiev : s’il n’a jamais nié que sa famille et lui avaient été, par le passé, en contact avec certaines figures indépendantistes, il n’a plus eu aucun contact avec eux depuis son arrivée en France, en mai 2004, assure-t-il. Quant à son soutien à la cause tchétchène, « ça oui, bien-sûr », il l’assume : « Je n’allais pas être du côté des Russes qui ont détruit mon village et massacré les miens ! » Cela ne fait pas de lui pour autant quelqu’un qui a pris les armes ou commis un attentat, souligne-t-il.
« La liberté d’opinion suppose que l’on puisse se positionner pour un mouvement d’indépendance sans pour autant être favorable aux actions violentes que ce mouvement pourrait mener », abonde Me Cécile Madeline, l’avocate de M. Madiev. Et de pointer ce qu’elle juge être une contradiction du dossier : son client avait obtenu le statut de réfugié politique très peu de temps après son arrivée en France, or « on n’accorde pas ce statut à quelqu’un qui est soupçonné de terrorisme ». Selon elle, M. Madiev est ainsi victime d’un « harcèlement » : « La perquisition a eu lieu parce qu’ils avaient déjà quelque chose depuis le dossier de naturalisation. »
Après deux heures de recherches infructueuses, les policiers sont repartis. Sans rien. Ni armes, ni drogues, ni explosifs. « Aucun élément en lien avec une activité terroriste n’a été mis en lumière », confirme la préfecture. Un silence de plomb s’est alors installé dans l’appartement. Dina a encore tremblé plusieurs heures. Puis elle s’est attaquée au nettoyage et au rangement de l’appartement, comme pour effacer les traces de ce passage qu’elle voudrait pouvoir oublier. Les dégâts psychologiques, eux, seront plus longs à réparer.
« Il faut montrer à l’administration que tout n’est pas possible »
« Je n’aurais jamais cru que ce qu’on avait fui dans notre pays on puisse le retrouver ici, en France, pays des droits de l’homme », dit Massoud dans un soupir, en avalant deux calmants. Triste ironie : quand ils ont mis les pieds pour la première fois en France, les Madiev se répétaient qu’ici, au moins, ils allaient enfin pouvoir dormir tranquilles. Se sentir à nouveau en sécurité leur avait pris du temps : longtemps, à la vue des contrôleurs en uniforme dans les transports, Dina ne pouvait réprimer des tremblements. Mais elle avait fini par s’apaiser.
Aujourd’hui, les convulsions sont revenues. « Je ne me sens nulle part en sécurité », s’étrangle Massoud. « L’Etat français a-t-il prévu de réparer les dommages collatéraux de ces perquisitions violentes ?, questionne Me Madeline. Au motif de vouloir assurer la sécurité du territoire en réalisant des procédures à titre préventif, on ne peut pas agresser et traumatiser des gens. » L’expertise psychologique qu’elle a demandé pour ses clients, qu’elle juge « victimes de l’état d’urgence », confirme le traumatisme et le stress engendrés par l’événement. Et préconise un accompagnement psychologique sur la durée.
L’avocate s’apprête désormais à contester la perquisition devant le tribunal administratif et à engager une demande indemnitaire symbolique : « Pas pour l’argent mais pour le principe : il faut montrer à l’administration que tout n’est pas possible, même en état d’urgence. »
Dina s’est sentie « humiliée », « comme violée » dans son intimité. « Ils se comportent comme si tout était permis : ils n’ont aucune justification à donner et on n’a aucune question à poser », s’emporte-t-elle. Les méthodes employées lors de la perquisition, étaient brutales et, pour le menottage, illégal – « en l’absence de crime ou de délit, pas plus les membres des forces de l’ordre que l’officier de police judiciaire présent ne disposent d’un pouvoir de retenue ou de mesures de contrainte à l’encontre des personnes présentes », rappelait le ministère de l’intérieur lui-même dans une circulaire.
« Vous allez à la mosquée ? Combien de fois par semaine ? Pourquoi ? »
Dina, dont la religion veut qu’elle couvre ses cheveux en présence d’un homme, s’est retrouvée en chemise de nuit devant les policiers. Ils ne lui ont pas laissé le temps de s’habiller, assure-t-elle. Ils ont marché avec leurs chaussures sur le tapis de prière, alors que Massoud leur avait demandé de l’éviter. Il y a eu aussi cet interrogatoire sur leur pratique religieuse : « Vous allez à la mosquée ? Combien de fois par semaine ? Pourquoi ? » La préfecture n’est pas en mesure de commenter les méthodes qui ont été employées par les forces de l’ordre, puisqu’elle n’était pas présente au moment de la perquisition. Mais elle indique : « La sécurisation de la scène peut impliquer certaines mesures de contraintes. L’intervention se fait dans la sécurité du personnel, toutes les précautions d’usage sont prises. »
En repartant, les policiers ont demandé à Massoud de passer au commissariat pour signer le procès-verbal de perquisition. Encore en état de choc et n’étant pas sûr d’avoir compris la portée du document, Massoud a refusé de le signer. « J’ai reconnu les mots “sympathisant radical caucasien”. J’avais peur de me faire piéger », explique-t-il – à l’écrit notamment, son français est encore imparfait. Il n’a pas obtenu de double et est reparti sans document prouvant la perquisition. Un fonctionnaire lui a toutefois tendu l’adresse du tribunal administratif, et lui a expliqué qu’il pouvait y déposer un recours en annulation de la perquisition.
Marqués au fer
Traumatisée, la famille Madiev se retrouve aussi stigmatisée. « Depuis la perquisition, les voisins nous évitent », soupire Dina. Ses amies du quartier ne décrochent plus. Même la communauté tchétchène les fuit. Les Madiev ne leur jettent pas la pierre : « Nous aussi, à leur place, on aurait pensé que des gens perquisitionnés ont forcément quelque chose à se reprocher. »
« Perquisitionnés. » Le mot est désormais marqué au fer rouge sur leurs fronts et leur porte. « Dix ans qu’on habite ici, on n’a jamais eu de problème, et, du jour au lendemain, on est devenus des suspects », lâche Dina. Elle n’ose pas demander de l’aide à leur office HLM pour la réparation de la porte, « trop honte ».
« Que faire maintenant ? », questionne, désespéré, Massoud. Impossible de retourner en Tchétchénie, difficile de mener une vie normale en France. « On n’est nulle part à notre place », assène-t-il. Leur volonté de s’intégrer était grande, pourtant. « On a tout fait pour devenir de vrais Français : apprendre la langue, demander une francisation de nos nom et prénoms, travailler », égrène Dina, les larmes aux yeux. Leurs deux fils jumeaux étaient pressentis pour intégrer l’équipe de France de boxe dès l’obtention de leur nationalité française. En vain. Les adolescents ont dû renoncer à leur rêve. « J’aurais pourtant été fier de représenter la France », dit tristement Anzor, qui s’est rabattu sur un CAP de plomberie : « Là, au moins, pas besoin d’être Français. »
Camille Bordenet (Rouen, envoyée spéciale)
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