I. Conflits culturels ou conflits d’intérêts
Les conflits sont généralement des conflits d’intérêts, le plus souvent d’ordre économique et politique. Mais les conflits matériels sont porteurs de conflits idéologiques. Si les premiers peuvent être appréhendés par des moyens statistiques - qui possède quoi ? -, les conflits idéologiques ne peuvent se comprendre que dans les perceptions mutuelles des deux parties en présence. L’action résulte de la perception. Elle est perception in actus alors que la perception est action in potentia.
1. Il est clair aujourd’hui que deux parties s’opposent. Certes, avec la fin de la guerre froide et l’effondrement du bloc socialiste, le monde est devenu monopolaire, même si des conflits locaux persistent en Afrique et en Asie, dont certains ont des répercussions à l’échelle mondiale : conflit entre Arabes et Israéliens, par exemple, ou entre l’Inde et le Pakistan. Cependant, une nouvelle bipolarisation commence à se dessiner sous des formes différentes avec l’antagonisme qui oppose l’Islam et l’Occident ou la guerre contre le terrorisme. Elle est apparue bien avant les attentats de New York et de Washington, avec la Révolution islamique en Iran, la prise du pouvoir par les Talibans en Afghanistan, l’islamisme politique au Liban, au Soudan et en Arabie saoudite, les agressions serbes contre les Musulmans en Bosnie-Herzégovine. Une fois de plus, c’est l’opposition entre l’Ouest et le reste du monde qui occupe le devant de la scène.
2. La mondialisation exacerbe ce clivage entre le centre et la périphérie, le groupe des 7 ou 8 et le reste du monde, les surdéveloppés et les sous-développés, les producteurs et les consommateurs, les multinationales et les nationaux, les riches et les pauvres, les nantis et les démunis.
3. Parce qu’il est la religion dominante de la périphérie, en Afrique et en Asie, l’Islam devient le vecteur de la protestation. Les objectifs de l’Islam politique sont les mêmes que ceux des manifestants de Seattle, Gênes, Davos, Prague, Paris et Londres. Il se fait le porte-parole des sans-voix. Désormais deuxième religion en Europe et en Amérique, sinon en nombre de fidèles, du moins en importance, l’Islam est perçu comme une menace pour les identités nationales occidentales. Il y a déjà là deux poids, deux mesures, puisque le Judaïsme, malgré ses pratiques ostensibles, ne provoque pas la même réaction.
4. Les tragiques événements du 11 septembre 2001 à New York et Washington marqueront peut-être un tournant dans l’histoire américaine et dans la vision que les Américains ont d’eux-mêmes. Pour d’autres, abandonnés à leur sort pendant toute une année, sans aucun soutien de la part des Arabes et des Occidentaux, ces événements sont peut-être une réaction au 29 septembre 2000, date à laquelle a commencé la deuxième Intifada. Le soutien inconditionnel des États-Unis à Israël a créé un sentiment anti-américain marqué dans le monde arabo-musulman. La Conférence de Durban a cristallisé encore davantage cet anti-américanisme, lorsque les États-Unis ont refusé de s’excuser pour les plus de dix millions de victimes de la traite des Noirs et lorsqu’ils ont été les seuls, avec Israël, à refuser d’assimiler le sionisme au racisme, en dépit de ses conséquences pour le peuple palestinien. Le World Trade Center, le Pentagone et la Maison Blanche symbolisent le pouvoir, l’hégémonie et l’injustice. De nombreux écrivains s’en prennent à ces symboles dans leurs écrits. D’autres personnes ne sont pas dans la réflexion mais dans l’action. L’action peut être une pensée en actes et la pensée une action en puissance.
II. Visions stéréotypées de l’islam en Occident
La perception culturelle de l’islam en Occident est déterminée par les clichés accumulés au cours de l’histoire. L’islam et l’Occident occupent les deux rives de la Méditerranée, l’expansion de l’un se faisant au détriment de l’autre, dans le sens nord-sud à l’époque gréco-romaine et lors des périodes coloniales modernes, et inversement lors de la Futuhat musulmane des premiers temps de l’islam et pendant les croisades. Par le passé, le monde occidental et le monde musulman se sont dominés réciproquement à deux reprises. Les tensions Nord-Sud actuelles s’expliquent en partie par les interrogations sur la présence future de l’Occident dans le monde arabe et musulman et la présence de l’islam en Occident.
Ces clichés sont des plus répandus dans les médias et la culture populaire. Ils sont certainement contre-balancés par une vision très différente parmi les élites et dans certains milieux et ouvrages universitaires, mais cette vision stéréotypée véhiculée par la presse et la culture populaires, qui permet de mobiliser les masses contre l’adversaire, est l’un des instruments de légitimation des conflits.
Il est très difficile de faire une distinction entre l’islam et les musulmans, tout comme il est impossible de distinguer le christianisme et les chrétiens. Tous deux sont le produit de l’histoire. En fait, le Coran, en tant que source première de l’islam, peut être différencié de l’histoire, car il n’a pas connu de période de transmission orale. Il a été écrit au moment même où il a été prononcé. A l’inverse, l’Ancien et le Nouveau Testaments sont passés par des périodes de transmission orale comprises entre 300 et 700 ans pour l’Ancien testament, entre 40 et 100 ans pour le Nouveau testament et bien que le Hadith ait aussi été transmis par tradition orale, il a été composé par des méthodes rigoureuses de transmission multilatérale, que l’Europe connaîtra dix siècles plus tard sous le nom de critique biblique.
1. L’islam est une religion sémite, qualifiée depuis Renan et Léon Gautier d’irrationnelle, illogique, mythique, superstitieuse et magique, symbolisée par le tapis volant, Aladin et la lampe merveilleuse et les « Mille et une nuits ». Les Musulmans sont, au mieux, les détenteurs d’un savoir, mais pas des créateurs. L’Occident, au contraire, est aryen, national, scientifique et créateur de savoir. Cette vision est le fondement de la dichotomie entre l’islam et l’Occident, entre la terreur et les Lumières.
2. L’islam est mystique, dogmatique et sectaire. Il conduit au fanatisme et à la bigoterie. Il ne connaît pas la tolérance et la reconnaissance de l’autre. Il est lié à la tradition, au Livre saint. Il est tourné vers le passé, vers son âge d’or. Au contraire, l’Occident est séculier, tolérant, pluraliste, critique face à la tradition et tourné vers le futur. La différence entre l’islam et l’Occident n’est pas une différence de degré mais de nature, elle ne relève pas de l’histoire, mais de la substance.
3. La population musulmane est surtout présente en Afrique et en Asie, ce qu’on appelle depuis peu le monde sous-développé. C’est pourquoi l’islam, en tant que religion, est assimilé au sous-développement. L’infrastructure de l’aire géopolitique que dessine le monde musulman se caractérise par l’inexistence des services élémentaires, la sécheresse, la famine, la désertification, la pauvreté, le chômage, les conditions de logement misérables, etc. La superstructure est dominée par l’illettrisme, l’oppression, le monolithisme, le militarisme, le totalitarisme, la violation des droits de l’homme, l’inégalité des sexes, les problèmes des minorités, la corruption, le désordre, etc. La violence est interne et externe. La violence oppressive des dirigeants génère la violence des gouvernés. La violence de l’État sur les individus provoque en réaction la violence d’individus et de groupes contre l’État. L’État a priorité sur la société civile. Bref, au mieux, le « despotisme oriental » a généré des « despotes éclairés », alors que l’Occident apportait au monde la liberté, la démocratie, l’égalitarisme, les droits de l’homme, l’égalité des droits et des devoirs, la séparation des pouvoirs.
4. Arabes, Musulmans, Orientaux, autant de termes utilisés de manière interchangeable dans les médias et la littérature pour décrire un certain type de comportements : l’écart entre le logos et la praxis, entre les paroles et les actes. Ésotérisme, hypocrisie, mensonge, duplicité, etc. sont les manifestations d’une seule et même attitude. La fourberie n’est pas un produit de l’histoire mais une donnée inscrite en l’homme. Réserve et extraversion sont les deux modes d’expression d’une même nature. Les Européens, eux, sont clairs, ouverts, francs et directs. L’herméneutique n’est pas dans les faits mais dans le langage.
III- Visions stéréotypées de l’Occident par les Musulmans
Ces images font partie intégrante de la vision véhiculée par les médias arabes et musulmans, mais elles découlent des médias, de la littérature, de l’art, des idéologies, des mouvements sociaux et de l’histoire de l’Occident. Ce sont des images populaires choisies pour caricaturer l’adversaire. Elles sont poussées à l’extrême dans une volonté de polarisation et d’auto-légitimation.
1. De l’Occident médiéval nous sont venus les Croisés, première manifestation du colonialisme occidental. La religion a servi à légitimer les invasions du monde musulman. Les Croisés ont échoué, grâce à Saladin et à la différence de niveau culturel entre envahisseurs et envahis. Cependant, cette guerre d’invasion s’est gravée dans le subconscient musulman et la leçon du passé allait se répéter. Une fois l’expansion européenne vers l’Ouest achevée, par-delà l’Atlantique, le colonialisme moderne a repris le même objectif, sans se contenter, cette fois, d’atteindre la Palestine, cœur du monde musulman, par la Méditerranée, mais en se répandant à sa périphérie africaine et asiatique par les océans. La quasi-totalité de l’Afrique, l’Asie du Sud-Est et le Nouveau Monde étaient occupés. Après la décolonisation et la chute du bloc socialiste, une troisième forme d’hégémonie a émergé avec la globalisation, au nom de la liberté de marché, de la révolution de l’information, de l’avènement du village planétaire, etc. Le monde musulman occupant la périphérie, faiblement industrialisée, de ce monde dont l’Europe est le centre, industrialisé lui, les relations Nord-Sud sont désormais à sens unique : production au Nord, consommation au Sud, créativité au centre et transfert vers la périphérie.
2. Avec l’époque gréco-romaine, l’Occident médiéval et les empires occidentaux modernes, l’eurocentrisme s’est progressivement imposé comme dénominateur commun. L’accumulation des savoirs d’Extrême-Orient, du Proche-Orient et de l’Occident a donné à l’Europe une certaine arrogance épistémologique oublieuse des racines de la connaissance. La science n’est pas l’histoire de la science, mais la créativité européenne fait fi de l’histoire. L’Occident a développé un complexe de supériorité, auquel allait répondre un complexe d’infériorité dans le reste du monde. Parfois, cette arrogance épistémologique se teinte d’un certain racialisme fondé sur la couleur ou l’élection divine : l’esclavage a été pratique courante jusqu’au dix-neuvième siècle et les populations endogènes présentes dans l’hémisphère occidental ont été anéanties ou parquées dans des réserves. Des millions d’Africains ont été emmenés comme esclaves vers le Nouveau Monde. La conscience occidentale n’a jamais oublié les empires, de Rome aux États-Unis, de la pax romana à la pax americana.
3. Le comportement occidental est mû par l’intérêt, comme le fait remarquer Habermas dans Connaissance et intérêt. Le matérialisme serait une tendance majeure de la conscience occidentale. Il est lié à l’égoïsme, lui-même expression d’un individualisme porté à l’extrême. De ces motivations profondes de la conscience occidentale a surgi le pouvoir dénué de justice à l’égard d’autrui. Les idéaux des Lumières sont de mise en Europe, mais ne s’appliquent pas au reste du monde, soumis à des pratiques contraires à ces idéaux. Les valeurs éthiques sont à géométrie variable ; elles ont perdu leur universalisme. L’injustice ne se décline pas seulement au présent mais aussi au passé et s’attaque à l’historiographie. L’histoire du monde est réduite à l’histoire de l’Europe de la période moderne. Les fruits sont cueillis sans les graines, les conclusions sont tirées en occultant les prémisses.
4. L’Occident est très fier de son expérience séculaire à l’aube des temps modernes. Puisqu’il était impossible de combiner l’ancien et le nouveau, la tradition et le modernisme, la vision géocentrique du monde et l’héliocentrisme, l’Église et l’État, une coupure s’imposait pour privilégier le nouveau. La raison alliée à la nature produit les lois naturelles ; avec la société, elle découvre les lois sociales. Dieu n’intervient ni dans la raison humaine, ni dans la nature. La laïcisation poussée à son paroxysme produit l’athéisme. Il n’y a pas besoin de Dieu pour expliquer le monde en tant que système. L’athéisme fait disparaître le point focal nécessaire à la connaissance et à l’action. Il débouche donc inévitablement sur le relativisme, le scepticisme et l’agnosticisme pour sombrer, finalement, dans le nihilisme.
Dieu est mort, l’Homme est vivant. Mais ne pourrait-on dire aussi que l’Homme est mort et qu’il ne reste plus rien ? Si la culture occidentale a inauguré sa période moderne avec la raison, la nature, le progrès, culminant dans les idéaux des Lumières, elle se heurte à des forces opposées : Le Déclin de l’Occident (Spengler), La Crise des sciences européennes (Husserl), La Crise de la conscience européenne (Hazard), Adieu la raison, Contre la méthode (Feyerabend), le déconstructionnisme et le post-modernisme (Derrida, Deleuze, Lyotard).
Ces stéréotypes cultivés de part et d’autre constituent un fondement idéologique propice à l’apparition de conflits, surtout entre l’islam et l’Occident. Le dialogue interculturel peut dissiper ces images antagonistes et éradiquer les causes des conflits. Il favorise la compréhension mutuelle. Les conflits culturels masquent peut-être des conflits d’intérêts, mais ces derniers ne sont-ils pas à la source des premiers ? La question est : par où commencer ?