Professeur émérite de psychopathologie clinique à l’université d’Aix-Marseille et psychanalyste, Roland Gori s’est fait connaître pour sa réflexion sur la médicalisation de l’existence (La Santé totalitaire, Denoël, 2005) et sa critique des nouvelles formes de contrôle social (L’Empire des coachs, Albin Michel, 2006). En 2009, il fut l’un des initiateurs de l’« Appel des appels » qui rassemblait des critiques venues de professionnels du soin et de l’éducation sur la « transformation de l’Etat en entreprise ». Depuis, il a signé de nombreux ouvrages, dont le nouveau L’Individu ingouvernable, qui paraît aux éditions Les Liens qui libèrent.
Julie Clarini – Quel regard portez-vous sur les terroristes qui ont agi le 13 novembre 2015 ?
Roland Gori – Pour moi, il est très clair qu’il s’agit de mouvements fascistes. Souvenons-nous que les fascistes espagnols criaient : « Viva la muerte ». L’essence du gouvernement fasciste, c’est la terreur. Je parle de fascisme parce qu’un des opérateurs par lesquels se fabrique l’homme fasciste, c’est l’effacement de la pitié et l’éloge de la cruauté. La mise en spectacle des assassinats par l’organisation Etat islamique (EI) est une propagande par la cruauté pour effacer ce qui constitue le socle de l’identification à l’humanité, à savoir la compassion. Ils substituent à une humanité fondée sur le partage du vulnérable (Pic de La Mirandole disait que la dignité de l’homme, c’était cette vulnérabilité extrême) une fraternité fondée sur le meurtre et le sang.
Ces mouvements fonctionnent avec les mêmes ressorts profonds et les mêmes opérateurs d’embrigadement que les fascistes. Hannah Arendt a montré que les nazis et les fascistes avaient emprunté aux mafias américaines leurs méthodes d’intimidation, et à la publicité hollywoodienne son dispositif de propagande. C’est la même chose avec Daech [acronyme arabe de l’EI].
Ce qui nous a frappés le 13 novembre, c’est qu’on est passé d’attentats ciblés à des attentats indifférenciés…
Ces gens qui tuent de manière indifférenciée sont eux-mêmes indifférenciés par l’organisation de masse qui les prend en charge. Cela n’est possible que dans une société atomisée par une désaffiliation des liens de reconnaissance symbolique (liée à l’urbanisation, au déracinement, à la précarité sociale…). Ils se jettent dans les bras d’un appareil qui les prend totalement en charge du point de vue de la capacité de penser, de décider, de vivre. En fait, ils sont déjà morts, socialement ou subjectivement, identifiés qu’ils sont au corps de leur organisation.
Qu’est-ce à dire ?
Le terreau des néofascismes, c’est cette misère matérielle et symbolique de certaines populations ou de certains individus qui sont déracinés. Remarquons au passage qu’on parle de radicalisation sans se souvenir que c’est la même étymologie que « racine » : la radicalisation a trait aux racines. Se radicaliser, c’est chercher des racines, notamment dans une organisation totalitaire qui va régler l’existence quotidienne.
Quant à la mort subjective, je vais prendre un exemple issu de la clinique du docteur Adnan Houbballah, qui a vécu la guerre civile au Liban. Il avait pour patiente une jeune fille venue en consultation après un viol collectif, qui s’était complètement séparée de son corps. Elle est ensuite entrée dans la guerre et la haine au point d’offrir son corps, qui ne lui appartenait plus, à ses camarades de combat. Il y avait là un cas typique de dissociation. Les tireurs de masse qui ont agi le 13 novembre sont dans une dissociation comparable : ce sont des automates, des instruments, qui tuent avec ce qui est déjà mort en eux.
L’islamisme terroriste est un mode d’emploi du quotidien, une politique autant qu’une norme de vie. Quand vous avez des individus désorientés, qui n’arrivent pas à trouver de réponse aux questions qu’ils se posent, une telle offre peut s’avérer alléchante. C’est pourquoi il s’agit moins de croire que de pratiquer. Les prescriptions comptent davantage que la foi.
Par quoi cette désaffiliation s’est-elle produite ?
Ces néofascismes sont une réponse à un ordre néolibéral qui a atomisé et désorienté les individus comme les populations. J’entends par « ordre néolibéral » non seulement une économie, mais plus encore un ensemble de pratiques sociales et symboliques qui transforment chacun d’entre nous en microentreprise chargée de faire fructifier son capital.
Ce que l’on constate dans la clinique, c’est la souffrance de gens qui sont extrêmement seuls : l’autonomie présentée comme émancipation se révèle une profonde solitude. Ils sont en manque de liens, de soutiens. Les « amis » des réseaux sociaux incitent à transformer les moments de l’existence en spectacles et en marchandises. Bref, on assiste à un jumelage insidieux entre la vision néolibérale du monde et une autre conception, « théofasciste ».
N’est-ce pas la thèse que vous soutenez dans « L’Individu ingouvernable », celle d’une parenté entre la crise de la fin du XIXe siècle, celle de l’entre-deux-guerres et celle d’aujourd’hui ?
Oui, je pense qu’on est face à une crise du libéralisme du même ordre. Aujourd’hui comme hier, les valeurs sur lesquelles se fondent les pratiques libérales de gouvernement, qui toutes promettent l’émancipation individuelle et le bien-être collectif, se voient démenties par la réalité : chômage, insécurité, misère, brutalisation des rapports sociaux. Ce qui produit une contestation du système dans son ensemble. Faute d’une alternative humaniste et progressiste, la crise des valeurs et des institutions libérales favorise l’émergence de mouvements de masse qui renouent avec la terreur comme pratique de gouvernement : hier le nazisme et le fascisme, aujourd’hui les théofascismes ou encore les mouvements populistes. Ces derniers, qui prospèrent dans le même désert politique, proposent une politique de pacotille en lieu et place d’une réinvention de la démocratie.
Mais ne négligez-vous pas la question religieuse ?
Je dirais que le salafisme radical, tel un coucou, vient trouver dans la crise des démocraties libérales l’occasion de couver les œufs de ses ambitions politiques. La crise des valeurs libérales, le déclin des mouvements socialistes et communistes offrent au salafisme politique des opportunités révolutionnaires conservatrices. Notons que ces mouvements ont prospéré sur la délégation que les Etats néolibéraux ont accordée aux associations privées. L’Etat a abandonné ses prérogatives de missions publiques qui assuraient la solidarité sociale par les voies d’éducation, de santé et de culture.
Cette externalisation des services de l’Etat, prônée par le néolibéralisme, a permis que ces domaines tombent dans des mains partisanes. C’est par ce biais que les islamismes radicaux, en Europe et au Maghreb, mais aussi ailleurs, trouvent des occasions de mobiliser au-delà de la religion, pour se transformer en idéologie politique, sociale et culturelle.
Ces mouvements néofascistes rassemblent de manière rhapsodique tous les mécontentements, toutes les frustrations, tous les opportunismes. Par exemple, ils permettent à des entrepreneurs de l’horreur, pour beaucoup issus de l’ancienne armée irakienne, de faire des affaires. C’est une espèce de bricolage. Souvenez-vous de la déclaration de Mussolini dans Il Popolo d’Italia en 1919 : « Nous nous permettons le luxe d’être aristocrates et démocrates, conservateurs et révolutionnaires, légalistes et illégalistes, suivant les circonstances de temps, de lieu et de milieu. » Vous retrouvez ce que dit Hannah Arendt, le totalitarisme, c’est : « Tout est possible ».
Comment réagir aujourd’hui ?
Je dénonce la démocratie sécuritaire mais je pense que les mesures d’urgence sont nécessaires. Sans cela, nous risquons non seulement notre peau mais notre humanité, notre manière d’être, de vivre et de penser politiquement. Hannah Arendt rappelle que la terreur est un principe antipolitique. Si on laisse s’installer la terreur, on renonce au champ du politique.
Ces mesures sont nécessaires mais aucunement suffisantes. Il nous faut revoir intégralement notre vision néolibérale de la politique. Nous avons laissé le système technicien et marchand penser et gouverner à notre place. Nous devons rétablir une démocratie confisquée par le néolibéralisme. Face à des fascismes qui se prévalent de la religion et de la morale, nous devons cesser de concevoir la valeur sur l’étalon marchand et juridique. N’oublions pas que la normativité nazie s’est installée par la critique de ces conceptions abstraites et financières de la valeur.
Nous devons, à l’inverse, impérativement relever le défi de la modernité en permettant, par la culture, l’information, l’éducation et le soin, de relier le passé, le présent et l’avenir. Non pas, comme le Front national, en retournant vers des entités traditionnelles ou des valeurs du passé, mais en misant, comme Albert Camus, sur l’éternelle confiance de l’homme dans le langage de l’humanité.
Julie Clarini
Journaliste au Monde