Le documentariste syrien Naji Jerf n’ira pas se faire soigner à Paris. Ce journaliste de 38 ans, opposant aux dictatures de Damas et de Rakka, « capitale » de l’organisation Etat islamique (EI), a été tué par balle à Gaziantep, dans le sud de la Turquie, dimanche 27 décembre. Il venait d’obtenir un visa pour se rendre en France, avec son épouse et leurs deux filles, afin d’entamer un traitement médical.
Attribué à l’EI, son assassinat a pétrifié la petite colonie d’intellectuels et de journalistes syriens, qui, avec des dizaines de milliers d’autres réfugiés, s’est exilée dans la ville turque, à une centaine de kilomètres au nord d’Alep, en Syrie. « On a tous très peur, confie d’une voix blanche Zoya Bostan, employée d’une radio syrienne installée à Gaziantep. Plusieurs de mes collègues ont reçu des menaces. On a le sentiment que l’élimination des journalistes opposés à l’EI devient systématique. »
A la fin du mois d’octobre, deux militants d’un collectif anti-EI, « Rakka se fait massacrer en silence », avaient été exécutés dans un appartement de Sanliurfa, une autre ville du sud de la Turquie. Mi-décembre, un autre membre de cette organisation, qui révèle, grâce à un cercle d’informateurs secrets, les dessous du « califat » décrété par l’EI, a été tué par des hommes masqués dans la région d’Idlib, près d’Alep. L’élimination de Naji Jerf, la troisième opération de ce genre en deux mois, montre que l’organisation djihadiste s’est lancée dans une guerre secrète pour faire taire un par un ses adversaires.
Une campagne d’assassinats d’autant plus déterminée que les hommes au drapeau noir reculent sur le terrain. Après avoir perdu un barrage stratégique sur l’Euphrate, samedi 26 décembre, à une vingtaine de kilomètres de Rakka, ils ont dû se retirer le lendemain de la ville irakienne de Ramadi, reconquise par les troupes gouvernementales. « A chaque fois que Daech [acronyme arabe de l’EI] donne des signes de faiblesse, il se débrouille pour mener des opérations spectaculaires, comme à Paris en novembre, pour montrer à ses partisans qu’il reste fort et menaçant », explique Mohamed Saleh, pseudonyme d’un membre du réseau anti-EI de Rakka, joint par Skype.
Agent infiltré
Naji Jerf se savait dans le collimateur des djihadistes. Il avait récemment réalisé un film consacré aux exactions commises par l’EI à Alep et collaborait régulièrement avec les jeunes activistes de « Rakka se fait massacrer en silence », dont il était devenu en quelque sorte le grand frère. A la fin de juillet, dans une lettre envoyée à l’ambassadeur de France en Turquie, dans le cadre de sa demande officielle de visa, il avait évoqué les menaces pesant contre lui et sa famille. Il ajoutait qu’en tant que laïc et membre de la minorité ismaélienne, un courant de l’islam chiite, il se sentait particulièrement visé par l’EI. Le mois dernier, signe que le danger approchait, il avait découvert une bombe placée sous sa voiture.
« La France lui a accordé la protection qu’il réclamait, mais les tueurs ont agi avant son départ », s’attriste l’ONG Reporters sans frontières (RSF), dans un communiqué publié lundi 28 décembre. Les assassins ont agi en plein jour, au beau milieu d’une rue animée de Gaziantep. Naji Jerf sortait d’un rendez-vous avec la responsable d’une école de théâtre quand deux hommes, surgissant d’une voiture, l’ont abattu d’une balle en pleine tête, au moyen d’un pistolet muni d’un silencieux. Une opération de professionnels, expéditive et imparable.
A la fin du mois d’octobre, pour assassiner Ibrahim Abdel Qader et Farès Hamadi, deux journalistes citoyens avec lesquels Naji Jerf travaillait, l’EI avait usé d’une technique très différente. Le bourreau des deux jeunes gens, poignardés puis égorgés, s’est révélé être l’un des membres de leur entourage. Cet homme d’une vingtaine d’années, nommé Tlass Surur et originaire comme eux de Rakka, avait mis plusieurs mois à gagner leur confiance. Ses deux victimes s’apprêtaient à passer la soirée avec lui à fumer le narguilé dans l’appartement qu’ils partageaient, quand Surur a fait tomber le masque. Son contrat rempli, il a tranquillement regagné la Syrie, sans être inquiété par la police turque.
« On se sent abandonnés, sans défense », souffle Zoya Bostan. « Les mesures prises par les autorités d’Ankara ne sont pas du tout à la hauteur des menaces pesant sur les journalistes syriens », s’inquiète Johann Bihr, de RSF, qui ajoute : « Il faut que les chancelleries occidentales dépassent les grands discours. Des actes sont nécessaires pour protéger les opposants syriens en exil. »
Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant)
Correspondant au Proche-Orient