1. La question nationale est un vieux casse-tête du mouvement ouvrier. On reproche souvent aux marxistes leur manque de réflexion ou leur retard à ce sujet. La littérature, pourtant, est abondante. La difficulté est sans doute ailleurs : dans l’écartèlement entre une « théorie » générale introuvable (qui tend au formalisme abstrait) et une politique qui s’émiette dans la pluralité historique des cas spécifiques.
2. Hésitant entre des critères « subjectifs » tautologiques (le « sentiment » national ou le « plébiscite de tous les jours ») et des critères « objectifs » prétendant naturaliser la nation (langue, territoire, ethnie), les tentatives de définitions sont souvent inopérantes.
3. Ainsi, dans sa célèbre conférence, Renan réfute-t-il tour à tour :
– l’argument racial, car « la considération ethnographique n’a été pour rien dans la constitution des nations modernes », et, puisqu’il « n’y a pas de races pures », faire reposer la politique « sur l’analyse ethnographique, c’est la faire porter sur une chimère [1] » ;
– l’argument linguistique, car les langues elles-mêmes sont des « formations historiques » et on ne saurait « être parqué dans telle ou telle langue » ;
– l’argument religieux, car la religion, « devenue chose individuelle » ne « saurait plus offrir une base suffisante à l’établissement d’une nationalité moderne » ;
– l’argument économique, car « la communauté des intérêts fait les traités de commerce » mais point une patrie ;
– l’argument géopolitique enfin, car « ce n’est pas la terre plus que la race qui fait une nation ».
4. Le fait national selon Renan est au contraire un phénomène essentiellement subjectif relevant à la fois d’un héritage (« la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ») et d’une volonté actuelle (« le désir de vivre ensemble ») : « avoir fait de grandes choses ensemble et vouloir en faire encore » ; « avoir souffert, joui, espéré ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des frontières conformes aux idées stratégiques ». C’est dans cette logique qu’intervient donc la formule restée célèbre de l’existence d’une nation comme « plébiscite de tous les jours », car l’homme en tant qu’être libre et moral « n’appartient ni à sa langue ni à sa race ».
5. La définition « élective » de la nation recouvre partiellement une détermination historique permettant de saisir le fait national dans son devenir (objectif/subjectif) et de saisir les rapports réciproques entre les notions de race, d’ethnie, de nation : « Le sentiment des nationalités n’a pas cent ans […]. Le principe national a pris depuis 1848 un développement extraordinaire [2]… ». Rosa Luxemburg ou Kautsky, qui abordaient également l’idée moderne de nation d’un point de vue historique, associaient l’unification d’un marché interne, une tendance à la démocratie politique et la diffusion de l’éducation dans les cercles populaires.
6. Dans cette perspective, l’État n’apparaît pas comme la tête politique dont se doterait une nation préexistante mais, dans la plupart des cas, comme le creuset de la nation, l’instrument de sa formation, de sa délimitation (territoriale), de son homogénéisation linguistique) [3]. Les États-nations se sont constitués avec la montée en puissance du capitalisme. C’est l’État qui définit la notion d’étranger et institue une catégorie nouvelle d’exclusion.
7. Avec l’État-nation, s’impose un nouveau système de légitimité où la communauté politique, élective et volontaire, l’emporte sur l’appartenance organique et le mythe des origines. En 1792-1793, la Révolution française radicalise ce primat de la citoyenneté. Le refus du fondement transcendantal de l’État, illustré par le régicide, laisse un malaise durable. La légitimation oscille désormais entre les nostalgies dynastiques (voire mythiques) et le principe électif démocratique. La position de Renan évolue significativement dans le cadre de cette contradiction.
La Révolution française le conduit à « admettre qu’une nation peut exister sans principe dynastique ». Mais l’abandon du principe dynastique plonge la délimitation territoriale des États dans la vertigineuse relativité du droit des nationalités où se mêlent dans des proportions variables considérations ethniques, historiques, et « volonté des populations. » Devant ces contradictions, Renan, volontiers élitiste et porté sur la hiérarchie lorsqu’il s’agit du gouvernement et de l’organisation sociale, se révèle paradoxalement démocrate lorsqu’il s’agit de décider de l’existence de la nation, puisqu’il n’est d’autre critère que la volonté élective des peuples se dotant d’une Constitution.
8. Il est intéressant de souligner que sa conception politique-historique du principe national conduit Renan à prédire son déclin rapide : « Dans cinquante ans, le principe national sera en baisse […]. Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. » Il manifeste ici un historicisme positiviste souvent reproché aux marxistes (parfois, mais pas toujours avec raison). Il n’en demeure pas moins que son idée d’une nation historique et transitoire le rend précocement sensible aux dangers d’un nationalisme tardif : « Le principe des nationalités indépendantes n’est pas de nature, comme plusieurs le pensent, à délivrer l’espèce humaine du fléau de la guerre ; au contraire, j’ai toujours craint que le principe des nationalités, substitué au doux et paternel symbole de la légitimité, ne fît dégénérer les luttes des peuples en exterminations de race, et ne chassât du code du droit des gens ces tempéraments, ces civilités qu’admettaient les petites guerres civiles et dynastiques d’autrefois. On verra la fin de la guerre quand, au principe des nationalités, on joindra le principe qui en est le correctif, celui de la fédération européenne, supérieure à toutes les nationalités [4]. »
Renan redoute en effet que le travail des origines et la quête d’une pureté ethnique ne soient une spirale infernale (« nul ne peut dire où cette archéologie s’arrêterait [5] ») ; il réclame à côté du droit des morts une petite part pour celui des vivants, et oppose dans sa polémique avec Strauss le droit des nations à celui des races : « La division trop accusée de l’humanité en races, outre qu’elle repose sur une erreur scientifique, très peu de pays possédant de race vraiment pure, ne peut mener qu’à des guerres d’extermination, à des guerres zoologiques, permettez-moi de le dire, analogues à celles auxquelles les diverses espèces de rongeurs ou de carnassiers se livrent pour la vie […]. Vous avez levé dans le monde le drapeau de la politique ethnographique et archéologique en place de la politique libérale ; cette politique vous sera fatale. » On peut voir rétrospectivement dans cet avertissement un bel exemple de lucidité. Reste pourtant à savoir si, dans la dynamique d’internationalisation et de mondialisation inhérente à l’accumulation capitaliste, la recherche d’une légitimité « ethnographique et archéologique » n’est pas l’ultime recours de la légitimité nationale vidée de substance démocratique.
9. À la fin du XIXe siècle, le nationalisme émerge en effet en tant qu’« idéologie organique de l’État-nation [6] » et de la hiérarchie planétaire de domination et de dépendance structurée par l’impérialisme. Hobsbawn voit dans le chauvinisme des pays dominants l’expression d’une crise identitaire, déterminée par la montée en puissance parallèle d’un impérialisme cosmopolite et d’un mouvement ouvrier internationaliste. C’est alors, dit Gallissot, que « chaque mouvement national se livre au travail des origines » et que se forgent ce que Balibar désigne comme les « ethnicités fictives ». Avec l’apparition de la notion positiviste de « race historique », l’évolution chasse l’histoire [7]. Le peuple devient race.
10. Dans ce contexte, se cristallise le principe de coïncidence entre unité politique et unité nationale. La nationalité prend le pas sur la citoyenneté. Les thèses de Renner (« à chaque nation un État », « un seul État pour toute la nation ») traduisent cette évolution. Hobsbawn relève que le principe d’adéquation stricte entre nation et État ne fixe plus de seuil de viabilité aux États nouveaux (comme à l’époque de Mazzini). L’ethnie et la langue deviennent déterminantes. La revendication nationale s’enlise dans le nationalisme. À travers la reconnaissance du droit des nations, la première guerre mondiale et la doctrine Wilson sanctionnent l’équation : un peuple = une nation = un État. Nombre des États constitués au terme du traité de Versailles (Yougoslavie, Tchécoslovaquie, Roumanie) n’en demeurent pas moins des États plurinationaux. Emboîtant le pas à Kautsky, Lénine persiste à les considérer comme des États inachevés.
11. La montée actuelle de ce qu’il est convenu d’appeler les nationalismes (pour ne pas parler des intégrismes religieux) a sans aucun doute des traits communs à l’échelle internationale. Ils ne sauraient pour autant effacer les différences entre ceux qui relèvent de la réponse à l’oppression bureaucratique, ceux qui relèvent de la révolte contre la domination et le pillage impérialiste, et ceux qui relèvent de la crise des États-nations dominants (prospérité menacée, apparition de frontières intérieures, montée d’un racisme différentialiste compensant les défaillances du nationalisme traditionnel) [8].
12. Ces différences s’inscrivent cependant dans un même horizon. Les nationalismes à l’Est et à l’Ouest (précisant qu’il ne s’agit pas dans ce cas des revendications de nations dominées – Basques, Irlandais – mais surtout du nationalisme de vieilles nations dominantes – France, Allemagne…) ne relèvent pas d’une simple coïncidence mais appartiennent à une même conjoncture. Celle de la crise mondiale d’accumulation capitaliste (qui n’est pas finie). Ceux qui reprochaient aux marxistes leur « économisme » et annonçaient une nouvelle ère d’expansion planétaire, ont péché, paradoxalement, par « économisme ». La question de l’issue à la crise ne se réduit pas au redressement (réel) des taux de profit et à l’introduction (partielle) de nouvelles technologies et de nouvelles procédures de travail. Il s’agit d’une crise générale du mode sociopolitique de régulation et de représentation. Elle ne saurait être surmontée que par l’instauration (incertaine) d’un nouvel ordre politique, c’est-à-dire par un redécoupage violent des espaces économiques et par une refonte des États. L’éclosion des nationalismes n’est donc pas dissociable de la redéfinition de grands ensembles géopolitiques (Europe, Mercosur, marché nord-américain, etc.).
13. Avec l’internationalisation accrue de la production, des services, de la main-d’œuvre, avec le repli de l’État et des services publics, la segmentation (plutôt que la dualisation) de la société, il est parfaitement logique que se multiplient les phénomènes qualifiés par Balibar « d’exclusion interne ». Non seulement dans les métropoles impérialistes mais aussi en Russie et dans les pays où l’espace public a été détruit. S’il l’a été radicalement par le totalitarisme bureaucratique, il l’est aussi tendantiellement par la privatisation et l’individualisation marchande dans nos pays. Ce constat ne suffit cependant pas à expliquer pourquoi la redéfinition ou la renaissance de cet espace devrait emprunter la voie des « identités ambiguës ».
14. La montée des nationalismes et autres réflexes identitaires semble inversement proportionnelle à l’anémie de l’internationalisme trop longtemps confondu (cf. l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie au nom de « l’internationalisme socialiste ») avec les intérêts d’État et la loyauté envers les « camps » et les blocs. Inversement proportionnelle surtout à l’affaissement et à l’obscurcissement des références de classe, en tant que principes d’intelligibilité des rapports conflictuels à l’œuvre dans nos sociétés. Dans la mesure où elle implique que l’autre (nation) n’est pas un ennemi en bloc mais comporte toujours une part de soi-même (le frère de classe), la lutte de classe comporte en effet un principe de rationalisation et d’universalisation qui limite la logique d’escalade aux extrêmes. Même Renan l’avait entrevu : « Le mouvement de l’histoire contemporaine est une sorte de balancement entre les questions patriotiques d’une part„les questions démocratiques et sociales de l’autre. Ces derniers problèmes ont un côté de légitimité et seront peut-être en un sens la grande pacification de l’avenir [9]. » La lutte de classe n’a certes pas disparu. Mais ce que Balibar appelé « la lutte de classe sans classes » favorise un déplacement de la conflictualité sur d’autres axes, tant il est vrai que le rapport de classe n’est pas la seule ligne de front possible et qu’elle ne s’impose pas naturellement sans lutte politique et idéologique.
15. Il n’en demeure pas moins contradictoire d’assister à une montée en puissance des nationalismes au moment où s’affaiblit la fonctionnalité de l’État-nation tel qu’il a émergé au siècle passé. Pour des auteurs comme Hobsbawn ou Giddens, le rapport entre le capitalisme et l’État-nation n’est pas contingent (comme pour Charles Tilly) mais fonctionnel et nécessaire à une étape historique donnée. S’il conclut de l’affaiblissement de ce rapport à l’extinction graduelle de la revendication nationale, Hobsbawn a sans doute tort de tomber dans les ornières d’un déterminisme historique de triste mémoire (dont on a déjà relevé chez Renan les accents prophétiques). On peut cependant interpréter autrement son point de vue. La crise historique de l’État-nation n’élimine pas automatiquement l’effet d’oppressions anciennes ou plus récentes et les aspirations à la souveraineté qui y répondent. Elle peut en revanche modifier la signification et la portée de ces revendications.
16. Les discours réformateurs oscillent dans notre pays entre l’aménagement d’une coexistence « multiculturelle » entre ghettos et l’objectif velléitaire de l’intégration. Une telle intégration réclamerait des moyens (en matière d’emploi, de scolarité, de logement) contradictoires avec la logique libérale. Elle pose surtout une énorme question politique et culturelle : intégration à quoi au moment où ce que Naïr appelle « le modèle d’intégration » fait eau de toutes parts ? À une communauté qui n’est déjà plus la France et pas encore l’Europe ? Le problème de l’intégration renvoie en effet à la conception même de la communauté nationale. On ne s’intègre pas à un territoire ni à un système institutionnel indépendamment d’événements fondateurs et de chocs intégrateurs.
17. Les grands événements qui ont forgé l’identité nationale (Révolution française, guerres mondiales, Résistance) s’estompent. Malade de sa mémoire, la Gauche est de plus en plus incapable d’en perpétuer l’effet. Nos fameux « ancêtres les Gaulois » des manuels scolaires, dont on brocardait hier l’ineptie concernant la Calédonie ou les Antilles, sont déjà tout aussi déplacés à Sarcelles, à Vaux-en-Velin, ou aux Minguettes. La seule voie possible d’intégration à une communauté politique nouvelle (dont on ne saurait a priori considérer qu’elle devrait être nationale) ne passe-t-elle pas, encore et malgré tout, par la médiation d’une intégration de classe ? Alors qu’il analyse bien le rapport entre la crise d’identité nationale et la mutation des rapports de classe, curieusement, Naïr perd cette problématique lorsqu’il regarde vers l’avenir, et il tourne alors en rond dans la guerre des modèles entre « républicains » et « démocrates ».
18. Le débat en France tend en effet à se polariser entre un « modèle post-national européen » et un « modèle national républicain » qui reste assez obscur, voire mythique [10]. Ainsi, J.-P. Chevènement dénonce-t-il les dangers de l’idéologie « post-nationale ». Sous prétexte de dépasser les nations, elle tendrait à les détruire « au moment même où celles-ci s’affirment à nouveau comme le cadre irremplaçable de la démocratie ». Se présentant « hypocritement comme la forme moderne de l’internationalisme », elle ne serait en réalité que la couverture d’un sentiment néo-impérial. Il est vrai – la controverse à propos de Maastricht et du vote des étrangers l’a bien montré – qu’un certain discours européen sert d’habillage cosmopolite à un nouvel impérialisme égoïste et exclusif. Il est moins vrai que les nations s’affirment comme le cadre irremplaçable de la démocratie, les anciens États nationaux souffrant d’une crise aiguë de représentation démocratique et les nouveaux venus n’étant pas épargnés par les tentations les plus autoritaires. En tout état de cause, on se défendrait mal du néo-impérialisme européen au nom du bon vieux : la France elle-même est d’abord et de longue date, avec ou sans l’Europe, une puissance impériale et coloniale.
19. Mais surtout, il est au mieux illusoire et au pire dangereux, de lutter contre ces tentations impériales au nom de nos vertus républicaines. L’image de la République peut faire vibrer non sans raison l’imaginaire collectif. Mais il y eut des Républiques, celle de 1793 et celle de 1881. À les confondre, le mythe républicain se superpose simplement au mythe national. Le pacte républicain de la IIIe République, comme celui de la Libération est une réplique des classes possédantes à une grande peur. La grande idée laïque prend certes sa source dans l’élan révolutionnaire de 1789 ; mais son institutionnalisation par Jules Ferry institue une nouvelle religiosité d’État aux accents positivistes d’ordre et de progrès. C’est également cette IIIe République et non la Ier qui associe les notions de citoyenneté et de nationalité en pleine période d’expéditions coloniales.
20. Pour Renan, le droit à l’autodétermination des nationalités découle logiquement de leur historicité : « Une nation n’a jamais un véritable intérêt à s’annexer ou retenir un pays malgré lui. Le vœu des nations est en définitive le seul critérium légitime, celui auquel il faut toujours en revenir […]. Pour disposer des populations, il faut préalablement avoir leur avis […]. Au-dessus de la langue, de la race, des frontières naturelles, de la géographie, nous plaçons le consentement des populations [11]. »
21. On peut se demander aujourd’hui si la distinction entre le nationalisme de l’opprimé et celui de l’oppresseur a encore un sens, tant peuvent être rapides les permutations de rôles. Le nationalisme n’est pas univoque dans ses effets et dépend de la conjoncture (il n’y a pas automatiquement du racisme dans le nationalisme). Pensons aux résistances à une occupation militaire étrangère ou aux guerres de libération. La question a un enjeu pratique : le soutien du droit inconditionnel à l’autodétermination (y compris l’indépendance) d’une nation opprimée contre toute forme d’annexion ou d’union forcée, et la réversibilité des formes d’union volontaires dans les cadres fédérés ou confédérés.
22. Depuis Lénine, on a souvent critiqué les positions de Rosa Luxemburg sur la question nationale. Elle avait sans doute tort de considérer contre Lénine le droit à l’autodétermination comme « un lieu commun » et une formule creuse [12]. Hobsbawn répète aujourd’hui, en insistant sur le changement de contexte, que « le mot d’ordre d’autodétermination en tant que programme général ne peut offrir aucune solution pour le XXIe siècle ». Tout dépend de ce qu’on entend par « en tant que programme général ». Entre Rosa et Lénine, l’enjeu était éminemment pratique. Elle rejetait le programme démocratique révolutionnaire au nom de tendances historiques abstraites ; il considérait absurde d’opposer la révolution socialiste aux revendications démocratiques. Ses contributions ne constituent pas une théorie générale de la question nationale, mais des tentatives de réponse à une question politique par excellence : un concentré de contradictions économiques, politiques, et sociales, qui appellent de réponses politiques spécifiques dans une conjoncture déterminée.
23. Rosa Luxemburg avait pourtant raison de souligner que le droit à constituer un État n’est pas un droit démocratique parmi d’autres (droit d’expression, de réunion, de grève) : il ne s’agit pas seulement de renforcer les libertés d’organisation et d’activité de classe indépendante, mais bien de la formation d’un appareil de domination qui ne saurait demeurer en lévitation au-dessus des classes. L’exercice du droit à l’indépendance soulève aussitôt des questions de frontières, d’armée, de douanes et de monnaie… La formation d’un État basque indépendant poserait immédiatement le problème du statut de la Navarre et de la définition de ses frontières ; le nationalisme catalan peut être progressiste contre le centralisme madrilène et devenir réactionnaire envers le prolétariat andalou « immigré » en Catalogne… On pourrait multiplier les exemples à propos de la ex-Yougoslavie, des Pays baltes, de la Moldavie, et même des litiges frontaliers ranimés par l’unification « dépassionnée » de l’Allemagne.
24. Dans le contexte actuel, la formation de nouveaux États (souvent « petits ») est problématique. D’une part, leur souveraineté politique ne correspond pas à une souveraineté économique et monétaire effective dans un marché mondial fortement internationalisé et hiérarchisé. Mais surtout, nous n’en sommes plus à une époque de formation des marchés nationaux, où la constitution de l’État-nation surmontait et fondait dans une nouvelle unité les particularismes provinciaux. D’où, à défaut de légitimité historique ascendante, la tentation de chercher une légitimité des origines nationales dans le fantasme réactif d’homogénéité ethno-linguistique. Le principe d’appartenance héréditaire tend donc à reprendre le dessus sur celui d’association volontaire, le droit du sang sur celui du sol. Hobsbawn enregistre l’impossibilité d’en revenir au débat du siècle passé sur les critères de viabilité d’une nation et justifiant le droit d’autodétermination ; il adopte donc la formule générale (d’une efficacité pratique fort douteuse), selon laquelle le principe national est légitime quand il tend à unir, illégitime quand il tend à diviser.
25. En réalité, la formule du droit à l’autodétermination est surtout fonctionnelle du côté de l’oppresseur. Ainsi aurait-il été important pour le rétablissement de rapports de confiance et de solidarité de classe à terme, que se développent à Moscou des manifestations pour le respect de la souveraineté des pays Baltes ou de l’Ukraine. Elle reste en revanche abstraite du côté de l’opprimé, où la question cruciale est bien de savoir quel contenu donner à ce droit algébrique : indépendance totale, autonomie interne, association fédérative ou confédérale ?
En dehors d’une conjoncture historique déterminée et d’une politique concrète, il n’y a pas de réponse passe-partout. Dans les textes de Lénine sur la question nationale, on trouve ainsi (sur fond de principes constants) d’intéressantes variations entre la période d’avant la guerre, celle la guerre, celle de 1917, ou celle d’après la conquête du pouvoir.
26. Très classiquement, il est utile de rappeler son approche dissymétrique, mettant l’accent, du côté de l’oppresseur sur le droit à l’autodétermination de l’opprimé, et du côté de l’opprimé sur les solidarités de classe et l’union des exploités par-delà les frontières nationales. À ses yeux, la priorité consiste pour les révolutionnaires polonais à lutter contre le chauvinisme et à mettre l’accent sur le droit au rattachement, pour les révolutionnaires russes à affermir l’internationalisme en affirmant le droit des Polonais à la séparation. Plus facile sans doute à énoncer qu’à pratiquer ? Le principe semble pourtant toujours utile (si l’on songe aux conflits en cours non seulement dans l’ex-URSS ou en Yougoslavie, mais aussi au Moyen-Orient). Cela signifie que, d’un point de vue de classe, la défense des droits nationaux n’est pas dissociable d’une critique de l’idéologie nationaliste et de ses conséquences (au pays basque la logique « abertzale » – patriotique – pratiquée par Herri Batasuna a souvent eu pour résultat de diviser syndicats ou mouvements sociaux selon un critère national au détriment de l’unité de classe).
27. Plus généralement, la question se pose de savoir si nous nous trouvons simplement dans une conjoncture où les États-nations sont déstabilisés, ou s’il s’agit d’une crise plus fondamentale de leur forme historique. Sans prophétiser une mondialisation transparente et lumineuse de l’économie-monde, on peut en effet se demander dans quelle mesure les unités politiques qui la composent sont indépassablement les États-nations sous la forme que nous leur connaissons. Hobsbawn ne craint pas d’affirmer contre les apparences que le « nationalisme ethnico-linguistique » est en train de s’affaiblir tandis que les États multinationaux sont plus que jamais la règle.
Il en veut pour preuve l’unification « dépassionnée » de l’Allemagne ou la prolifération des organismes intergouvernementaux comme des organisations non gouvernementales à vocation internationale. C’est sans doute faire encore trop de crédit à un certain sens de l’histoire.
28. Si la construction européenne en cours projette l’image d’un État supranational qui serait une caricature agrandie des unités nationales en crise, on ne peut cependant exclure une période d’hybridation, où ces unités fracturées subsistent et se recomposent sans déboucher à court terme sur une correspondance ou une adéquation entre espaces économiques, politiques, juridiques, linguistiques, culturels, mais sur une intrication conflictuelle d’instances de décision et de souveraineté. Je penche pour cette seconde hypothèse. Dire qu’il s’agit d’une crise non conjoncturelle mais historique des États-nations peut sembler paradoxal au moment où l’Onu (et le Comité international olympique) ne cesse de reconnaître de nouveaux États souverains. Peut-être convient-il de « s’installer » dans cette contradiction. Il ne s’agit pas en effet de prophétiser, selon une mécanique évolutionniste, la dissolution des États-nations dans une économie-monde cosmopolite. Si la tendance dominante est à la mondialisation, elle n’exclut pas le rebondissement de questions nationales pour des raisons historiques et politiques imprévisibles. L’hypothèse de l’extinction de la question juive par assimilation progressive n’était pas saugrenue. Le double événement de l’holocauste et de l’antisémitisme bureaucratique en a décidé autrement, favorisant une nouvelle cristallisation du fait national juif.
29. Emporté par « les illusions du progrès », un marxisme déterministe ou téléologique a en effet pu voir la nation comme une étape nécessaire et irréversible sur la voie de la communauté universelle. Rosa Luxemburg rappelait vigoureusement que la tendance du développement historique ne va pas dans le sens de la fragmentation mais de l’unification. Certes, cette tendance ne s’accomplit qu’à travers des luttes, non seulement entre classes, mais aussi entre États nationaux ; mais, sous le capitalisme, le retour à l’indépendance de petits pays constituait à ses yeux une illusion et l’exercice du droit à l’autodétermination une régression vers de petits États médiévaux. Max Weber envisage la station suivante de l’itinéraire historique sous forme d’empires : « De l’alliance forcée et contrainte entre l’État et le capital naquirent les bourgeoisies nationales, autrement dit la bourgeoisie au sens moderne du terme. C’est donc l’État national fermé qui garantit au capitalisme les possibilités de sa pérennité, et, tant qu’il n’aura pas fait place à un empire, le capitalisme perdurera lui aussi ».
30. Le déterminisme historique ne fut pas le propre des courants modérés et réformistes. Pannekoek n’hésitait pas à prophétiser « la production mondiale organisée transformant l’humanité future en une seule et unique communauté de destin » et à évoquer la langue unique. Plus prudent, Otto Bauer envisagera la capacité du capitalisme (en bouleversant la structure de l’artisanat et de la paysannerie et en faisant de l’intelligentsia un nouveau catalyseur de la conscience nationale) à réveiller les fameuses « nations sans Histoire », non au sens où elles auraient de tout temps été en marge, mais où elles seraient rentrées dans une sorte d’hibernation lorsque leur classe dominante s’est trouvée jadis décapitée. Critiquant Marx et Engels, Rosdolsky conçoit une histoire non-linéaire, laissant ouvert le sort des peuples dits « sans histoire ». Lénine, qui n’a pas du temps la représentation « homogène et vide » dominante au sein de la IIe Internationale, n’exclut d’ailleurs pas, dans certaines circonstances, de voir ressusciter ces nations endormies (comme Hegel les avait déjà vus renaître dans la vague réactionnaire consécutive au traité de Vienne). En 1916, dans le débat sur le super-impérialisme, il dénonce une sorte d’économisme selon lequel l’impérialisme triomphant réduirait la lutte à l’affrontement capital/travail et rendrait caduques les revendications nationales. Il affirme que la révolution même ne ferait pas du prolétariat un saint et que les conséquences de l’oppression ne seraient pas effacées de sitôt. La même logique lui fait répéter, au moment de l’insurrection irlandaise de 1919, que quiconque attend une révolution sociale « pure » ne vivra jamais assez longtemps pour la voir : la dialectique de l’histoire fait, disait-il, de petites nations impuissantes comme facteurs indépendants, les ferments favorisant du prolétariat.
31. Dans sa problématique, la question nationale apparaît tantôt comme le prélude au conflit de classe, tantôt comme l’enveloppe de questions sociales (agraire, scolaire, démocratique) non résolues. Dans tous les cas, elle a pour moteur une force sociale (bourgeoisie, petite bourgeoisie et intelligentsia, prolétariat urbain et paysannerie pauvre selon les cas), qui détermine sa signification historique. La question serait de savoir de quelles aspirations sociales la revendication nationale est aujourd’hui l’enveloppe selon les cas, et quelles sont les forces sociales susceptibles de déterminer son contenu historique ?
32. Loin de trouver sa solution dans la formation des empires entrevus par Max Weber, la crise de l’État-nation coïncide à la fois avec celle des proto-empires existants et avec un remembrement des grands marchés régionaux, sans qu’il soit possible de discerner les nouvelles formes étatiques fonctionnelles, répondant à la double (et contradictoire ?) exigence d’une maîtrise à grande échelle de problèmes (économiques, écologiques) de plus en plus internationalisés, et d’un contrôle démocratique effectif à échelle locale et régionale. C’est dans ce malaise du déjà plus et du pas encore que nous avons à nous orienter.
33. Concernant l’Europe, il est tentant de dissocier le principe d’une citoyenneté reconnue de droit à tous ceux et celles qui vivent et travaillent, selon un droit du sol généralisé (et non aux seuls « Européens » à l’exclusion des populations immigrées comme le prévoient les accords de Maastricht), de la notion de nationalité. S’il est des conjonctures où le nationalisme peut-être légitime, il constituerait face à la dynamique européenne une réponse réactive dangereuse. On a déjà vu comment le « produisons français » appelle le complément « avec des Français », et comment l’idée de quotas d’immigration appelle la mise en place de camps de transit (loi Marchand). Il reste que cette citoyenneté intégrale en Europe ne saurait descendre du ciel. Sans l’universalisation concrète de l’émancipation de classe, elle n’aurait jamais la force de surmonter les particularismes et l’esprit de clocher et de chapelle sous toutes ses formes.
34. L’option d’une citoyenneté déconnectée de la nationalité ouvre donc une perspective intéressante. Catherine Samary nous a cependant mis en garde contre ses applications possibles à la lumière du cas yougoslave, où s’affrontent un nationalisme (croate, slovène), qui sert de vecteur à l’aspiration d’intégration dans le camp des « gagnants » (l’Europe occidentale), et un nationalisme (serbe) « bureaucratico-populiste » de protection contre les effets probables d’une telle intégration. Dans cet affrontement les nationalistes serbes ont mis en avant la citoyenneté yougoslave, égalitaire et individuelle, contre les droits collectifs (linguistiques, scolaires, politiques) des autres nationalités. Il faudrait donc envisager d’articuler le primat de la citoyenneté avec la reconnaissance de droits nationaux ne prenant pas nécessairement la forme d’une cristallisation étatique.
35. Ne retrouve-t-on pas ici, dans un contexte fort différent, l’idée de « l’autonomie nationale » avancée naguère par Bauer et les austromarxistes ?
Lénine y voyait une esquive par rapport au nécessaire démantèlement de l’empire austro-hongrois et une chimère, dissolvant sans la résoudre la question nationale dans le principe de libre détermination individuelle (de « libre déclaration de nationalité »). Bauer y voyait au contraire une tentative de réponse à l’interpénétration croissante des populations. Selon lui, la formation d’États indépendants multiplierait désormais des régions administratives artificielles d’un côté et de l’autre des enclaves ou îlots linguistiques. Sa réponse visait donc à déterritorialiser les droits nationaux. Elle constituait « un pas sur la voie de la réelle autodétermination seulement possible sur la base de la production socialiste. » Alors que l’internationalisation et le mélange des populations ont atteint de toutes autres proportions, on peut se demander aujourd’hui s’il n’y aurait pas là des pistes utiles pour un projet de démocratie socialiste articulant une citoyenneté intégrale et des droits collectifs, culturels ou territoriaux, de contrôle et de veto sur les décisions.
36. Il est possible de saisir quelques fils permettant de démêler l’écheveau de la question nationale. Mais bien des problèmes restent sans réponse. Comme le dit J.-C. Bailly, nous avons un problème d’échelle : « l’homme a été un animal politique à petite échelle qui refuse massivement la grande échelle ». Le communisme aurait tenté de conduire ce transfert d’échelle. Devant le recroquevillement chauvin de ses ambitions initiales et l’échec de sa contrefaçon bureaucratique, le reflux dans l’espace vide des « ethnicités fictives » l’emporterait. Il n’est sans doute d’autre réplique que celle d’une internationalisation effective, par en bas, aux antipodes de toutes les hypostases de la raison d’État et de tous les fétiches supra-individuels. Elle passe par un nouvel internationalisme. Nous sommes ainsi ramenés, inéluctablement, à la lutte des classes en tant que principe d’intelligibilité au cœur du marxisme [13]. Nous pouvons constater avec Balibar que les classes « ont perdu de leur identité visible » au profit des casse-tête « inclassables » que seraient la bureaucratie, les nouvelles couches salariées, etc. Vaste problème. Disons seulement qu’il est possible de saisir la multiplicité des conflits sans effacer la centralité du rapport de classe ; possible de concevoir les classes autrement que comme des structures ne descendant pas dans la rue, sans en faire pour autant des personnages héroïques sur la scène de l’histoire ; autrement dit possible de les appréhender non comme des objets sociologiques, mais comme un rapport dynamique de polarisation et de conflit. C’est bien sûr une autre histoire. Mais nombre des difficultés que nous rencontrons renvoient avec insistance à cette question, où se joue réellement la mise en cause de la théorie de Marx.
Daniel Bensaïd, Manuscrit, 1992 ou 1993