Depuis la partition de l’Empire britannique des Indes, en 1947, le conflit frontalier indo-pakistanais n’a jamais été résolu, se cristallisant en particulier sur la question du Cachemire, divisé en deux. Les rencontres de haut niveau entre les deux Etats sont rares. La visite « surprise » du Premier ministre indien Narenda Modi à Lahore, le 25 décembre dernier, pour y rencontrer son homologue Nawaz Sharif a donc fait l’objet de bien des spéculations, malgré sa brièveté. Elle aurait été organisée à la suite de pressions exercées par le gouvernement des Etats-Unis, soucieux de faire baisser les tensions dans la région alors qu’il tente de réduire la présence de ses troupes en Afghanistan. Si tel est bien le cas, c’est raté.
Une semaine plus tard, un commando séparatiste cachemirien venu du Pakistan s’est infiltré dans une base aérienne indienne, dans la province frontalière du Penjab. Après quatorze heures de combats, New Delhi a annoncé le 2 janvier que les quatre membres du commando avaient été tués ; l’état-major met en cause le mouvement islamiste Jaish-e-Mohammed créé en 2000 par les services secrets militaires pakistanais pour faire pression sur l’Inde au Cachemire. Bien qu’aujourd’hui officiellement interdit au Pakistan, qui a condamné l’attaque, ce groupe continu de bénéficier de solides protections sans lesquelles il ne pourrait opérer ainsi.
Cette attaque a eu lieu alors qu’une importante réunion doit se tenir en Afghanistan entre la Chine, les Etats-Unis, le Pakistan et l’Afghanistan sur la question des négociations de paix avec les talibans. L’influence chinoise dans ce pays ne cesse de croitre avec le retrait (inachevé) des forces US, alors que les services secrets de l’armée pakistanaise sont étroitement liés à des mouvements talibans afghans, qu’ils patronnent.
Le Pakistan considère l’Afghanistan comme son arrière stratégique en cas de conflit avec l’Inde et veut y assurer son hégémonie. Cependant, l’Inde s’est aujourd’hui elle aussi engagée sur ce théâtre d’opérations, apportant son soutien gouvernement de Kaboul pour contrebalancer l’influence sino-pakistanaise – alors qu’elle appuie de même des irrédentismes au Baloutchistan, province frontalière sous administration pakistanaise. Plus généralement, New Delhi réaffirme son rôle de puissance régionale en Asie du Sud et fait tout pour contrecarrer les ambitions chinoises dans cette partie du monde.
Les grandes manœuvres diplomatiques en cours avivent les contradictions internes aux divers régimes de la région. La « visite » de Modi à Lahore a pris à contrepied la droite radicale indienne et en particulier le Corps des volontaires nationaux (RSS), organisation hindouiste fondamentaliste, d’où est issu le Parti du peuple indien (BJP)… et le Premier ministre. En fait, presque tous les membres du gouvernement sont plus ou moins directement liés à ce puissant mouvement confessionnel sectaire. Paradoxe, seule la gauche indienne – en général vent debout contre la droite hindouiste incarnée par Modi – est susceptible de soutenir son ouverture diplomatique si elle visait véritablement à une normalisation des relations. Le Parti du Congrès pour sa part restant pour l’heure en retrait, n’oubliant pas que le BJP a par le passé fait échouer des tentatives d’ouverture qu’il avait lui-même initiées.
Au Pakistan, des formations fondamentalistes sunnites poursuivent leurs attentats sanglants contre les chiites (minoritaires dans le pays), les chrétiens, les formations laïques ou l’armée. Ils dénoncent tout rapprochement avec l’Inde, ennemi héréditaire. C’est notamment le cas pour les talibans pakistanais, la fraction Jamat-ul-Ahrar et le Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP). L’influence de l’Etat islamique semble actuellement se renforcer dans le pays. Le nationalisme islamique se nourrit en permanence des questions frontalières irrésolues que la partition de 1947 a laissées en héritage (sur les hauteurs himalayennes notamment).
L’Etat pakistanais est fractionné, le contrôle exercé par le gouvernement très imparfait. Les sommets du pouvoir (des pouvoirs) craignent qu’au cas où la situation sociale et politique en Inde se dégraderait, le nationalisme hindouiste sectaire ne soit utilisé contre la minorité musulmane (plus de 150 millions d’habitants) –, mais aussi contre le Pakistan pour étouffer la contestation au nom de l’unité nationale. Le spectre d’une nouvelle guerre avec le géant indien est un scénario qui ne peut être aisément écarté.
L’extrême droite hindouiste rêve de faire éclater le Pakistan, de le voir morcelé en petites unités territoriales. Le gouvernement pakistanais s’avère pour sa part incapable d’intégrer les revendications régionales et nationales (Sind au sud, Baloutchistan, provinces occidentales et himalayennes, Cachemire…) et de mettre fin à la prééminence structurelle des Pendjabis, notamment au sein de l’état-major militaire.
En Afghanistan, le gouvernement de Kaboul perd du terrain devant les offensives talibanes. Il doit par ailleurs composer avec des « parrains » aux intérêts aussi concurrents que les Etats-Unis, la Chine, l’Inde et le Pakistan !
Le 3 janvier dernier, un consulat d’Inde à Mazar-e-Sharif, grande ville du nord de l’Afghanistan a été attaqué, l’establishment sécuritaire indien soupçonnant l’implication du Pakistan. En août 2013, c’est le consulat indien de Jalalabad, dans l’est du pays, qui avait été ciblé. En juillet 2008, l’ambassade de Kaboul avait subi un attentat suicide à la voiture piégée (60 morts).
Les processus de paix semblent donc toujours aussi incertains dans cette partie du monde : le jeu des puissances, les crises de régime (Pakistan, Afghanistan), la pression des mouvements religieux sectaires nourrissent une instabilité chronique dans cette région stratégique, charnière entre l’Asie du Sud et le Moyen-Orient.
Pierre Rousset