On a l’habitude de dater l’origine du marxisme en Amérique latine par la traduction du premier volume du Capital en 1895 par Juan B. Justo, le fondateur du Parti Socialiste Argentine (1896). Cependant, si l’on lit les écrits de Justo, notamment son ouvrage le plus ambitieux, Théorie et Pratique de l’Histoire (1909), on trouve un mélange éclectique de thèses marxistes, libérales et positivistes. Partisan du libre-échange et des guerres de la « civilisation moderne » contre les indigènes « sauvages » de la Patagonie, il peut difficilement passer pour un adversaire de l’impérialisme.
En fait, le premier penseur marxiste important en Amérique Latine, et un des esprits les plus inventifs dans l’histoire du socialisme dans le continent est sans doute José Carlos Mariategui (1895-1930), fondateur du Parti socialiste péruvien (1928), adhérant à la IIIe Internationale. Il appartient, comme le Chilien Luis Emilio Recabarren et le Cubain Julio Antonio Mella, à la première génération du communisme latino-américain, formée sous l’impact de la Révolution d’Octobre et de l’essor des luttes ouvrières et populaires au cours des années 1920. Au-delà de ce contexte historique, par l’originalité et la vigueur de ses analyses, il reste d’une surprenante actualité. Penseur indépendant et critique, Mariategui n’acceptait pas la thèse du Comintern (depuis 1927) selon laquelle une transformation « démocratique bourgeoise et antiféodale » – c’est-à-dire une forme de progrès capitaliste – était une étape nécessaire pour résoudre les problèmes urgents des masses populaires - notamment paysannes - au Pérou ; au contraire, il considérait la révolution socialiste comme la seule alternative à la domination de l’impérialisme et des propriétaires fonciers. Et surtout il croyait que cette solution socialiste pouvait avoir comme point de départ les traditions communautaires de la paysannerie andine : « Le passé inca est entré dans notre histoire comme revendication non des traditionalistes, mais des révolutionnaires. Dans cette mesure il constitue une défaite du colonialisme...La révolution a revendiqué notre plus ancienne tradition. » [1]
Cette tradition, Mariategui l’a nommée « le communisme inca ». L’expression prête à controverse (encore qu’elle soit aussi utilisée par Rosa Luxembourg !). Son analyse s’appuie sur les travaux de l’historien péruvien Cesar Ugarte, pour lequel les fondements de l’économie inca étaient l’ayllu, ensemble de familles liées par la parenté, qui jouissait de la propriété collective de la terre, et la marca, fédération d’ayllus qui avait la propriété collective des eaux, des pâturages et des bois. Mariategui introduit un distinction entre l’ayllu, créé par les masses anonymes au cours des millénaires, et le système économique unitaire fondé par les empereurs incas.
En même temps, Mariategui distinguait de la façon la plus catégorique entre le communisme agraire et despotique des civilisations précolombiennes et le communisme de notre époque, héritier des conquêtes matérielles et des spirituelles de la modernité. Dans une longue note en bas de page, qui constitue en réalité un des moments forts du livre (les 7 Essais), il apporte la précision suivante, qui n’a rien perdu de son actualité soixante-dix ans plus tard :
« Le communisme moderne est une chose distincte du communisme inca... L’un et l’autre communisme sont le produit de différentes expériences humaines. Ils appartiennent à des époques historiques distinctes. Ils sont élaborés par des civilisations dissimilaires. Celle des Incas fut une civilisation agraire. Celle de Marx et Sorel est une civilisation industrielle...L’autocratie et le communisme sont incompatibles à notre époque ; mais ils ne le furent pas dans des sociétés primitives. Aujourd’hui un ordre nouveau ne peut pas renoncer à aucun des progrès moraux de la société moderne. Le socialisme contemporain – autres époques ont eu d’autres types de socialisme que l’histoire désigne par divers noms – est l’antithèse du libéralisme ; mais il naît de son sein et se nourrit de son expérience. Il ne dédaigne aucune de ses conquêtes intellectuelles. Il ne méprise et dénonce que ses limitations ». [2]
S’inscrivant en faux contre les rêves de restauration du Tawantinsuyo (l’Empire inca), il écrit dans le programme du Parti socialiste péruvien qu’il créa en 1928 :
« Le socialisme trouve aussi bien dans la survivance des communautés indigènes que dans les grandes entreprises agricoles, les éléments d’une solution socialiste de la question agraire...Mais cela, de même que l’encouragement au libre essor du peuple indigène, à la manifestation créatrice de ses forces et de son esprit, ne signifie en absolu une tendance romantique et anti-historique de reconstruction ou résurrection du socialisme inca, qui correspondait à des conditions complètement dépassées, et duquel ne restent, comme facteur utilisable dans le cadre d’une technique de production parfaitement scientifique, que les habitudes de coopération et socialisme des paysans indigènes ». [3]
La proposition la plus hardie et hérétique de Mariategui, celle qui soulèvera les plus grandes controverses, c’est celle qui résulte du passage de ses analyses historiques sur le « communisme inca » et de ses observations anthropologiques sur la survivance des pratiques collectivistes, à une stratégie politique qui fait des communautés indigènes le point de départ d’une voie socialiste propre aux pays indo-américains. C’est cette stratégie novatrice qu’il présentera dans les thèses qu’il a envoyées à la Conférence Latino-américaine des Partis communistes (Buenos Aires, juin 1929) : « Nous croyons qu’entre les populations ’arriérées’, aucune autant que la population indigène d’origine inca ne présente des conditions aussi favorables pour que le communisme agraire primitif, subsistant dans des structures concrètes et avec un profond esprit collectiviste, se transforme, sous l’hégémonie de la classe prolétarienne, dans une des bases les plus solides de la société collectiviste préconisée par le communisme marxiste ». [4]
Traduit en termes concrets de réforme agraire au Pérou, cette stratégie signifie l’expropriation des grands latifundia au profit des communautés indigènes : « Les ’communautés’, qui ont démontré sous la plus dure oppression des conditions de résistance et persistance réellement étonnantes, représentent un facteur naturel de socialisation de la terre. L’indigène a des habitudes de coopération enracinées...La ’communauté’ peut se transformer en coopérative, avec un minimum d’efforts. L’attribution aux ’communautés’ de la terre des latifundia est, dans la sierra, la solution que réclame le problème agraire ». [5]
Comme l’observe Alberto Flores Galindo, le trait essentiel du marxisme de Mariategui – en contraste avec celui des orthodoxes du Comintern – est le refus de l’idéologie du progrès et de l’image linéaire et eurocentrique de l’histoire universelle. [6] Mariategui a été accusé par ses critiques tantôt de tendances « européisantes » (les apristes) tantôt de « romantisme nationaliste » (les staliniens) : en réalité sa pensée est une tentative de dépasser dialectiquement ce type de dualisme figé entre l’universel et le particulier.
Dans un texte-clé, « Anniversaire et Bilan », publié dans sa revue Amauta en 1928, cette tentative est formulée dans quelques paragraphes qui résument de forme saisissante sa philosophie politique et qui semblent constituer son message aux générations futures au Pérou et en Amérique Latine. Son point de départ est le caractère universel du socialisme :
« Le socialisme n’est pas, sans doute, une doctrine indo-américaine...Même s’il est né en Europe, comme le capitalisme, il n’est pas non plus spécifiquement ou particulièrement européen. C’est un mouvement mondial, auquel n’échappe aucun des pays qui se meuvent dans l’orbite de la civilisation occidentale. Cette civilisation conduit, avec une force et des moyens dont aucune autre civilisation n’a disposé, à l’universalité ».
Mais il insiste, simultanément, sur la spécificité du socialisme en Amérique latine, enraciné dans son propre passé :
« Le socialisme est dans la tradition américaine. L’organisation communiste primitive la plus avancée que connaît l’histoire est celle des Incas. »
« Nous ne voulons certainement pas que le socialisme soit, en Amérique, calque et copie. Il doit être création héroïque. Nous devons donner vie, avec notre propre réalité, dans notre propre langage, au socialisme indo-américain. Voici une tâche digne d’une nouvelle génération ». [7]
La génération qui a marqué de son empreinte le communisme latino-américain après la mort de Mariategui a plutôt choisi la voie du calque et de la copie. En effet, à partir de la fin des années 1920 jusqu’à la fin des années 1950, va devenir hégémonique dans la gauche du continent la traduction en castillan du « marxisme-léninisme » stalinien importé de l’URSS.
A partir de 1927, la stratégie adoptée par le Comintern stalinisé en Chine sera étendue à l’ensemble des pays dits semi-coloniaux ; pour l’Amérique Latine, cela signifie que les conditions économiques et sociales ne sont pas mûres pour une révolution socialiste, il faut lutter donc pour une première étape historique, une révolution démocratique, nationale et anti-féodale, en alliance avec la bourgeoisie progressiste.
L’adoption de cette doctrine passablement rigide ne se fera pas sans résistances. Ainsi, en 1931, le Parti communiste d’El Salvador, fondé une année auparavant par Farabundo Marti – qui avait combattu avec Augusto Cesar Sandino au Nicaragua – prend la tête d’un soulèvement contre la dictature militaire dans son pays. Des dizaines de milliers de paysans, soldats et ouvriers vont prendre part à l’insurrection – qui n’avait pas le soutien du Comintern – qui sera finalement écrasée dans le sang. Ce fut le seul soulèvement de masses dirigé par un parti communiste dans l’histoire de l’Amérique latine et il va inspirer, dans les années 1980, le combat du Front Farabundo Marti de Libération nationale. [8]
La stratégie de lutte « antiféodale » du mouvement communiste est aussi mise en question par des dissidents, dans la gauche radicale : ainsi en Bolivie, le courant trotskyste, partisan de la « révolution permanente » – c’est-à-dire de la transformation des révolutions démocratiques dans les pays semi-coloniaux en révolutions socialistes, dans un processus ininterrompu, sous la direction politique des travailleurs, suivant l’exemple de la Révolution Russe de 1917 – deviendra, pendant des années 1940 et 1950, une des principales forces du mouvement ouvrier, et notamment du syndicat des mineurs. La contestation viendra aussi de la part d’intellectuels marxistes de différentes tendances. On voit ainsi se développer, au cours des années 1940 et 1950, sur le terrain de l’histoire économique marxiste, une analyse qui rejette le concept de « féodalisme » (ou « semi-féodalisme ») pour caractériser les sociétés latino-américaines depuis l’époque coloniale jusqu’au 20e siècle. Il est évident que cette analyse était en contradiction avec l’historiographie officielle du mouvement communiste, et implicitement, avec sa stratégie politique. Selon Caio Prado Junior – dirigeant communiste brésilien – ou Nahuel Moreno, Milciades Peña et Luis Vitale – liés au courant trotskyste – c’est le capitalisme qui domine ces économies, depuis la colonisation jusqu’à la domination impérialiste actuelle.
Parmi les penseurs marxistes indépendants de cette époque, le politologue argentin Silvio Frondizi (1907-1974) est un des plus intéressants. Son ouvrage La réalité argentine, essai d’interprétation sociologique (1955-56) – rédigé en collaboration avec une équipe de jeunes collaborateurs parmi lesquels Milciades Peña, Marcos Kaplan, Ricardo Napuri – développe une analyse à la fois économique, sociale et politique de la formation sociale argentine, avec pour axe central la compréhension du péronisme comme phénomène « bonapartiste » – c’est à dire un régime autoritaire, prétendument « au-dessus » des classes sociales, mais au service de la bourgeoisie, tout en comptant sur un soutien populaire significatif, selon le modèle de Napoléon III, étudié par Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Selon Frondizi et ses amis, l’échec du péronisme démontre l’incapacité de la bourgeoisie argentine – comme celle des autres pays du continent – d’accomplir une véritable révolution démocratique. Cette tâche historique ne pourra être entreprise que sous la direction des travalleurs, mais dans ce cas « il ne s’agit plus de réaliser la révolution démocratico-bourgeoise comme étape fermée en elle-même, mais de réaliser des tâches démocratico-bourgeoises dans la marche de la révolution socialiste ». [9]
C’est précisément ce qui va se passer quatre années plus tard, avec le triomphe de la révolution cubaine dirigée par Fidel Castro contre la dictature du général Fulgencio Batista (1959), son développement « ininterrompu » vers le socialisme (1960) et son affrontement victorieux contre une invasion parrainée par les USA (1961). Cette évolution radicale constitue en fait une rupture avec quelques-uns des dogmes fondamentaux du marxisme stalinien : rôle dirigeant du parti, caractère national-démocratique de la révolution, impossibilité d’une voie armée. Elle va inaugurer un nouveau chapitre de l’histoire du marxisme latino-américain, avec l’apparition du courant castriste, ou mieux, guevariste.
C’est en effet le médecin argentin Ernesto « Che » Guevara (1928-1967), devenu au cours des années 1957-58 un des principaux commandants de la guérilla castriste qui incarne, dans sa forme la plus radicale, cette nouveauté de l’expérience cubaine et la tentative de l’étendre au reste du continent. Par sa recherche hétérodoxe d’une voie cubaine de transition au socialisme différente du modèle soviétique, par ses réflexions utopiques sur « l’homme nouveau », et surtout par sa dramatique décision de quitter ses fonctions de ministre de l’Industrie dans le gouvernement révolutionnaire cubain pour relancer la lutte armée ailleurs dans le monde, enfin, par sa mort tragique dans les montagnes boliviennes le 8 octobre 1967, Guevara a frappé l’imagination de toute une génération de marxistes latino-américains.
Le marxisme guevariste, qui se donne pour objectif de renverser la domination impérialiste américaine sur l’Amérique Latine et d’ouvrir la voie au socialisme – « Il n’y a pas d’autre révolution à faire, révolution socialiste ou caricature de révolution », écrira Che Guevara dans sa « Lettre à la Tricontinentale » de 1966 – se caractérise par la volontarisme, par une forte charge éthique et utopique, le choix des campagnes comme lieu stratégique – et de la paysannerie pauvre comme base sociale principale – et par l’accent mis sur la guerre de guérillas initiée par un petit foyer de militants (le foco).
D’une façon générale les guérillas urbaines ou rurales d’inspiration guévariste dans les pays semi-industriels du cône sud de l’Amérique latine ont échoué et leurs dirigeants – Carlos Marighella au Brésil, Mario Santucho en Argentine, Miguel Enriquez au Chili – ont été décimés. Par contre, en Amérique centrale, elles ont eu beaucoup plus de succès : le Front sandiniste de Libération nationale a réussi a renverser la dictature du général Somoza et prendre le pouvoir (pour une dizaine d’années) au Nicaragua, tandis qu’à El Salvador, au bout d’une décennie de guerre civile, les militaires et l’oligarchie n’ont pas réussi à venir à bout de la guérilla du FMLN (Front Farabundo Marti de Libération nationale) et ont dû négocier avec elle.
D’autres marxistes - socialistes ou communistes – influencés par le socialisme cubain, mais refusant la stratégie de la lutte armée, vont tenter l’aventure d’une transition pacifique et démocratique vers le socialisme. Le cas le plus intéressant a été le Chili de l’Unité Populaire (1970-73), sous la présidence de Salvador Allende, une expérience qui associait des réformes progressistes - comme la nationalisation du cuivre - avec la mobilisation populaire. Comme l’on sait, le coup militaire du général Pinochet, parrainé par les USA, a mis fin, dans un bain de sang, à cette tentative.
La révolution cubaine n’a pas seulement inspiré la guerre de guérillas et l’expérience chilienne, mais aussi un renouveau de la pensée économique marxiste en Amérique Latine. C’est le cas par exemple de la théorie de la dépendance - André Gunder Frank, Theotônio dos Santos, Ruy Mauro Marini - qui va proposer un nouveau cadre d’analyse de l’économie et des sociétés latino-américaines en rupture avec le « desarrollismo » (développementisme) : les racines du « sous-développement » du continent ne se trouvent pas dans des « vestiges archaïques » ou « semi-féodaux », mais dans la structure capitaliste dépendante de ces pays, soumis à la domination du marché capitaliste mondial et de l’impérialisme US en particulier - une domination structurelle dont seule une révolution socialiste pourra les libérer.
Parmi les mouvements apparus dans le nouveau contexte politique et culturel crée par la révolution cubaine, un des plus importants a été sans doute le christianisme de la libération, c’est-à-dire le vaste mouvement social, d’inspiration à la fois chrétienne et marxiste, qui va se développer en Amérique latine à partir du début des années 1960 et qui trouvera son expression la plus conséquente, après 1971, dans la théologie de la libération. Sans la pratique de ce mouvement social, de ce christianisme de la libération, on ne peut pas comprendre des phénomènes sociaux et historiques aussi importants dans l’Amérique latine des 30 dernières années que la montée de la révolution en Amérique centrale - Nicaragua, El Salvador – l’émergence d’un nouveau mouvement ouvrier et paysan au Brésil (le Parti des Travailleurs, le Mouvement des Paysans sans terre), ou le soulèvement des indigènes zapatistes du Chiapas.
Il n’est pas facile de présenter une vue d’ensemble de la position de la théologie de la libération relative au marxisme. D’une part, on y trouve une très grande diversité d’attitudes – allant de l’utilisation prudente de quelques éléments à la synthèse intégrale (par exemple, dans le courant « Chrétiens pour le Socialisme »).
En réalité, l’intérêt – beaucoup d’auteurs parlent de “ fascination ” – que les théologiens de la libération manifestent pour le marxisme est plus large et plus profond que ne le ferait croire l’emprunt de quelques concepts « socio-analytiques ». Il concerne également les valeurs du marxisme, ses options éthico-politiques et son anticipation d’une utopie future. C’est Gustavo Gutiérrez, qu’on peut considérer comme le fondateur de ce courant, qui nous offre les vues les plus pénétrantes à ce propos, soulignant que le marxisme ne se contente pas de proposer une analyse scientifique, mais aussi une aspiration utopique du changement social. Il critique la vision scientiste d’un Althusser, qui “empêche de voir l’unité profonde de l’œuvre de Marx et, par conséquent, de comprendre comme il faut sa capacité d’inspirer une praxis révolutionnaire radicale et permanente ”. [10]
Les théologiens de la libération - et les « chrétiens de la libération » au sens large – ne se limitent pas à utiliser les sources marxistes existantes. Ils vont aussi innover et reformuler, à la lumière de leur culture religieuse, mais aussi de leur expérience sociale, certains thèmes fondamentaux du marxisme. Un exemple frappant c’est leur utilisation, à côté des termes « classiques » de travailleurs ou prolétaires, du concept de pauvre.
Le souci des pauvres est une tradition millénaire de l’Église, remontant jusqu’aux sources évangéliques du christianisme. Les théologiens latino-américains se situent dans la continuité de cette tradition qui leur sert constamment de référence et d’inspiration. Mais ils sont en rupture profonde avec le passé sur un point capital : pour eux, les pauvres ne sont plus essentiellement des objets de charité, mais les sujets de leur propre libération. L’aide ou l’assistance paternaliste cèdent la place à une attitude de solidarité avec la lutte des pauvres pour leur autoémancipation. C’est ici que s’opère la jonction avec le principe véritablement fondamental du marxisme, à savoir « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Ce changement est peut-être la nouveauté politique la plus importante et la plus riche de conséquences apportée par les théologiens de la libération par rapport à la doctrine sociale de l’Eglise. Il aura aussi les plus grandes conséquences dans le domaine de la praxis sociale.
Depuis la fin des années 70, un autre thème va jouer un role croissant dans la réflexion marxiste de certains penseurs chrétiens : l’affinité élective entre le combat biblique contre les idoles et la critique marxiste du fétichisme de la marchandise. L’articulation des deux dans la théologie de la libération a été largement facilitée par le fait que Marx lui-même utilisait souvent des images et concepts bibliques dans sa critique du capitalisme.
Cette problématique sera l’objet d’une analyse approfondie et novatrice dans le remarquable livre commun de Hugo Assmann et Franz Hinkelammert, L’idolâtrie du marché. Essai sur l’économie et la théologie (1989). Cette importante contribution est la première, dans l’histoire de la théologie de la libération, qui est explicitement dédiée au combat contre le système capitaliste défini comme idolâtrie. La doctrine sociale des Eglises n’avait exercé, le plus souvent, qu’une critique éthique à l’économie « libérale » (i.e. capitaliste) ; or, il faudrait aussi, souligne Hugo Assmann, une critique proprement théologique, qui dévoile le capitalisme comme fausse religion. En quoi consiste l’essence de idolâtrie du marché ? Selon Hugo Assmann, c’est dans la théologie implicite du paradigme économique lui-même, et dans la pratique dévotionnelle fétichiste quotidienne que se manifeste la « religion économique » capitaliste. La théologie du marché, depuis Malthus jusqu’au dernier document de la Banque Mondiale, est une théologie férocement sacrificielle : elle exige des pauvres qu’ils offrent leur vie sur l’autel des idoles économiques. [11]
La critique du culte fétichiste de la marchandise était pour Marx une critique de l’aliénation capitaliste, du point de vue du prolétariat et des classes exploitées – mais aussi révolutionnaires. Pour la théologie de la libération, il s’agit du combat entre le vrai Dieu de la Vie et les fausses idoles de la mort. Mais les deux prennent position pour le travail vivant contre la réification, pour la vie des pauvres et des opprimés contre la puissance aliénée des choses mortes. Et surtout, marxistes non-croyants et chrétiens engagés parient sur l’autoémancipation sociale des exploités.
La chute du Mur de Berlin en 1989 et la défaite du sandinisme en 1990 vont ébranler beaucoup de militants et d’intellectuels marxistes. Certains individus et courants politiques vont conclure à l’impossibilité de tout changement radical et se rallieront à des variantes latino-américaines du social libéralisme. C’est le cas notamment du Parti socialiste chilien, qui, encore sous Salvador Allende, se réclamait du marxisme, mais qui deviendra, au cours des années 1980 et 1990, une force gestionnaire du modèle néolibéral établi. L’exemple le plus spectaculaire est le Parti des Travailleurs (PT) brésilien, dont la culture politique marxiste – une convergence entre guévarisme, trotskysme et théologie de la libération – se traduisait encore, en 1990, dans un document programmatique radicalement anti-capitaliste, « Le socialisme pétiste » ; or, après la victoire électorale de son dirigeant Luis Inacio Lula da Silva, élu président en 2002, ses principaux cadres - à commencer par Lula lui-même – vont devenir eux aussi les administrateurs d’une politique de type social libéral.
Mais pendant que certains décrètent la fin des utopies – sinon de l’histoire tout court – et le triomphe définitif du capitalisme néo-libéral, surgit dans les forêts du Chiapas une nouvelle révolte, qui aura un impacte mondial : l’EZLN, l’Armée zapatiste de Libération nationale et sa porte-parole, héritier du guévarisme et de la théologie de la libération.
Le premier noyau de l’EZLN, autour du « Sous-Commandant Marcos », était guévariste. Bien sûr, l’évolution du mouvement l’a mené bien loin de cette origine, mais le soulèvement de janvier 1994, ainsi que l’esprit même de l’Armée zapatiste garde quelque chose de cet héritage : l’importance de la lutte armée, le lien organique entre les combattants et la paysannerie, le fusil comme expression matérielle de la méfiance des exploités envers leurs oppresseurs, la disposition à risquer sa vie pour l’émancipation de ses frères. Nous sommes loin de l’aventure bolivienne de 1967, mais près de l’éthique révolutionnaire tel que Guevara l’incarnait.
La théologie de la libération est aussi une des sources du zapatisme. Sans le travail de conscientisation des communautés indigènes, et d’auto-organisation en vue de lutter pour leurs droits, promu par Mgr. Ruiz et ses milliers de catéchistes, depuis les années 70, il est difficile d’imaginer que le mouvement zapatiste ait pu avoir un tel impact au Chiapas. Bien sûr, ce travail n’avait pas de vocation révolutionnaire, et refusait toute action violente. La dynamique de l’EZLN sera tout autre. Mais il n’empêche que, à la base, dans les communautés indigènes, beaucoup de zapatistes - et pas des moindres - ont été formés par la théologie de la libération, par une foi religieuse qui a fait le choix de l’engagement pour l’autoémancipation des pauvres.
Mais l’EZLN est aussi et surtout l’héritier d’Emiliano Zapata. C’est à la fois le soulèvement des paysans et indigènes, l’Armée du Sud (dirigée par Zapata) comme armée de masses, la lutte intransigeante contre les puissants qui ne vise pas à s’emparer du pouvoir, le programme agraire de redistribution des terres, l’organisation communautaire de la vie paysanne – ce que Adolfo Gilly appela « La commune de Morelos » – sur les racines collectivistes de l’ancien calpulli précolombien. L’EZLN résulte de la fusion de ces différentes sources politiques et religieuses avec la culture maya des indigènes du Chiapas, avec son rapport magique à la nature, sa solidarité communautaire, sa résistance à la modernisation néolibérale. Le néozapatisme se réclame de cette tradition communautaire du passé, précapitaliste, prémoderne, précolombienne. Mariategui se referait au « communisme inca » : on pourrait parler, dans le même esprit, de « communisme maya ». Probablement sans connaître les écrits de Mariategui, les fondateurs et militants de l’Armée zapatiste ont, d’une certaine façon, renoué avec sa lecture marxiste hétérodoxe de l’histoire de l’Amérique latine…
On ne peut pas conclure ce bref rappel de l’histoire du marxisme en Amérique Latine sans mentionner le débat sur le socialisme au XXIe siècle, qui se développe au cours des dernières années, non seulement au Venezuela, mais dans beaucoup de pays d’Amérique Latine, à partir des surprenantes interventions du Commandant Hugo Chavez, dont la « Révolution bolivarienne » se réclame non seulement de Simon Bolivar et son rêve d’unité continentale, mais aussi de Marx, Engels, Rosa Luxemburg, Trotsky, José Carlos Mariategui et Ernesto Che Guevara. Si le processus de transformation sociale au Venezuela n’a pas cessé de se radicaliser au depuis 1998, il est encore trop tôt pour prévoir quel sera son avenir. Mais c’est un fait que la question du socialisme est aujourd’hui, à nouveau, à l’ordre du jour en Amérique Latine…
Michael Löwy