Illustration par NPA 34
Ce qui, au fond, me gêne dans le cas d’ Emmanuelle Cosse (je ne dirai plus « Emma Cosse », « Emma » est morte) – au-delà de la personne et de ses positions et prises de positions successives, assez prévisibles pour qui voulait bien voir l’évidence –, c’est le mal qu’elle fait à la parole politique et sa dignité, j’allais dire sa beauté. Car, qu’on le veuille ou non, et surtout qu’elle le veuille ou non, elle aura un temps incarné cette merveilleuse « parole en première personne » d’Act-Up qui, contrairement à ce que laisse penser l’expression, était tout le contraire d’une parole personnelle, d’une parole visant des intérêts personnels, et à faire valoir des positions personnelles.
Non, la « parole en première personne » était tout le contraire d’une parole officielle et autorisée par des positions de pouvoir. C’était une parole qui ne s’autorisait que d’elle-même, pour bousculer les privilèges de la parole politique légitime. C’était une parole qui ne parlait pas au nom des autres, ne représentait pas des voix (des voix que l’on peut compter et faire compter dans un congrès, un vote), mais faisait entendre une voix qui ne comptait pas (celle des séropos, des homos, des migrants, des toxicos, des putes, etc.). C’était, par conséquent, une voix dissidente, non pas insulaire mais insolente, qui portait « une dissension chargée au plus au point d’affect ». Et c’était cette disposition affective, celle d’une liberté de parole qui s’insurgeait, qui faisait toute sa beauté et sa dignité.
Aujourd’hui, Emmanuelle Cosse est passée du côté de la parole officielle, du pouvoir. C’est, après tout, son choix. Mais c’est aussi le choix de ne plus choisir. Sa parole (elle l’était déjà quelque peu) s’en trouvera corsetée, entravée, limitée et finalement, je le crains, étouffée. Comment imaginer en effet que, dans un tel gouvernement, elle puisse encore rappeler dans quelles circonstances Rémi Fraisse est mort ? Quel sort est réservé, dans ce pays, aux migrants ? Aux malades ? Le lien qui lie la question des banques à celle du logement (puisque c’était sa dernière fonction au Conseil régional d’Île-de-France) ?
Elle dira sans doute qu’il s’agit d’être adulte, ou comme elle aimait à le dire ces derniers mois, qu’il s’agit d’être « responsable ». Je l’entends pourtant encore railler, il y a quelques années, ce qu’elle appelait le « pragmatisme » (mais dont visiblement elle ne connaissait rien, puisque pragmatisme veut dire se soucier, non d’être responsable et d’occuper une position de pouvoir susceptible de modifier à la marge l’ordre établi, mais se soucier qu’advienne quelque chose de réellement nouveau, inventif, une différence dans ce que nous sommes et ce que nous faisons).
Surtout, être responsable ne veut pas dire devenir adulte (et occuper une position majoritaire, celle de l’homme blanc hétérosexuel et bourgeois, serait-on une femme). Il est vrai qu’à cet égard – et si cela m’a longtemps inquiété, cela m’a aussi longtemps amusé je l’avoue, au moins au regard de ceux qui ne voulaient pas observer ses prises de positions invariantes dans leur forme –, Emmanuelle Cosse avait toujours occupé, jusqu’à ces derniers mois et surtout ce soir, une position singulière. Une position (que ce soit chez EELV, à Têtu ou même déjà à Act-Up) assez proche des pouvoirs pour en être une interlocutrice privilégiée, assez éloignée pour pouvoir prétendre représenter une position minoritaire. C’était très exactement ce que Bourdieu appelait une position « radical-chic ». Elle a aujourd’hui décidé de franchir la ligne, de rejoindre la majorité, des positions majoritaires. Encore une fois, nul ne saurait contester un choix qui est tout personnel, au sens propre cette fois.
Mais il y a quelque chose de comique, de cruellement comique à se rappeler que c’est la même personne qui pouvait, autrefois, reprocher au même Bourdieu son manque de radicalisme. En fait, eût-elle été un peu plus « responsable » et mois « radicale », elle aurait pris la peine d’analyser son trajet, ses prises de positions successives, et non pas seulement ses prises de position et de parole, mais la manière dont elle prenait la parole, et qui déjà indiquait, dans toute sa manière d’être et de parler, un goût incontrôlé pour le pouvoir et l’autorité. Il lui apparaîtrait alors que ses choix successifs sont le produit d’une triste, sinistre et banale trajectoire sociale, qui sont la marque non pas seulement d’un vieillissement biologique, mais d’un vieillissement social.
Être libre et responsable, c’est être au contraire être conscient de ces mécanismes sociaux, et travailler à les déjouer en soi-même, pour faire advenir un peu de liberté, autre chose que ce que notre destin social nous promet. « Je dirais que la plupart des expériences biographiques sont de ce type. La plupart du temps, nous allons là où le monde social nous aurait envoyés de toutes façons, mais nous y allons contents. C’est ce qu’on appelle la vocation. Il y a évidemment des exceptions, et elles sont très importantes : il suffit qu’il y en ait une seule pour que cela change tout – et c’est la liberté. » (Pierre Bourdieu).
Emmanuelle Cosse a donc accompli son destin social, elle achève sa vocation, elle est ministre, enfin. Nous ne devons pas pleurer, le déplorer. Après tout, elle incarne le vieillissement social de toute une génération qui, à des exceptions près, était vouée à occuper des positions de pouvoir après les avoir contestées. Elle incarne l’échec historique des forces politiques du moment 1995 qui, du côté des nouveaux mouvements sociaux, des nouvelles formes de mobilisations associatives, avaient cru pouvoir transformer la politique et la parole politique. Cela, nous ne devons pas le déplorer, non plus que le fait qu’en présentant hier soir, de manière toute personnelle, sa candidature à l’élection présidentielle, Jean-Luc Mélenchon vienne de ruiner tous les efforts accomplis, depuis 2005, du côté des appareils politiques.
Ces deux personnages sont l’envers et l’endroit d’une même parole, d’une même médaille césariste. Ils brisent ce qui constitue le talisman de la gauche : une parole libre, dissidente, vivante, insolente, qui ne s’autorise que d’elle-même, et non des voix qu’elle prétend représenter. Nous ne devons pleurer ni 1995 ni 2005, ni Act-Up ni le Front de gauche (ni EELV). Nous n’avons que trop vécu de ces espoirs légitimes, mais dont la mort clinique est ce soir avérée. Bref, nous sommes au pied du mur, contraint d’inventer quelque chose de nouveau, qui cette fois fasse une vraie différence, et ne se contente pas de résister au pouvoir, à la volonté de pouvoir, pour mieux y céder et y sacrifier, comme le disait Merleau-Ponty, notre « vouloir-vivre ».
Gildas Le Dem
NDLR. Texte initialement publié sur Facebook. Emmanuel Cosse a été rédactrice en chef de Regards.