Résumé – L’écologie serait-elle un « luxe » réservé aux pays développés, une question qui ne concerne que la population aisée du monde industrialisé ? Un minimum d’attention à ce qui se passe dans les pays du Sud en général, et en Amérique latine en particulier, suffirait pour tordre le cou à ce lieu commun de la pensée conforme. On assiste bel et bien, notamment parmi les paysans, les populations traditionnelles et les communautés indigènes, à des mobilisations importantes pour la défense de l’environnement et à des rencontres internationales qui donnent voix à ces combats. Quelques exemples illustrent cette réalité : l’Alliance des peuples de la forêt, fondée par Chico Mendès (1986-1988), le forum social mondial de Belém en 2009, les luttes indigènes au Pérou (2008-2012), la conférence des peuples de Cochabamba en 2010. Une victoire symbolique importante de ces luttes est le projet de parc national Yasuní en Équateur.
Abstraract – Is ecology a “luxury” for the developped countries, an issue that concerns only the richer populations of the industrialized world ? A minimum of attention to what happens in the countries of the South in general and in Latin America in particular should be enough to get rid of this commonplace of the conformist thought. There are, without doubt, important mobilizations in defense of the environment, among peasants, traditional populations and indigenous communities, as well as international meetings that give voice to these struggles. A few examples illustrate this reality : the Alliance of the Forest People, founded by Chico Mendès (1986-1988), the World Social Forum in Belem in 2009, the indigenous struggles in Perou (2008-2012), the People’s Conference of Cochabamba (2010). An important symbolic victory of these struggles is the Yasuní National Park project in Equador.
L’écologie serait-elle un « luxe » réservé aux pays développés, une question qui ne concerne que la population aisée du monde industrialisé ? Un minimum d’attention à ce qui se passe dans les pays du Sud en général, et en Amérique latine en particulier, suffirait pour tordre le cou à ce lieu commun de la pensée conforme. On assiste bel et bien, notamment parmi les paysans, les populations traditionnelles et les communautés indigènes, à des mobilisations importantes pour la défense de l’environnement et à des conférences internationales qui donnent voix à ces combats. Ces mobilisations sont d’autant plus nécessaires que c’est vers la périphérie du système que sont exportées les formes de production les plus brutalement destructrices de la nature et de la santé des populations. Peu importe si les mobilisations contre la pollution de l’eau, les luttes pour défendre les forêts ou les résistances aux activités nuisibles des industries chimiques se font ou non au nom de l’« écologie », terme que ne connaissent pas la plupart des acteurs populaires engagés dans ces mouvements ; l’essentiel est que ces luttes ont lieu, et qu’elles touchent très souvent à des questions de vie ou de mort pour les populations concernées.
Un commentaire du dirigeant indigéniste péruvien Hugo Blanco exprime remarquablement la signification de ces combats socioécologiques :
« À première vue, les défenseurs de l’environnement ou les conservationnistes apparaissent comme des types gentils, légèrement fous, dont le principal objectif dans la vie est d’empêcher la disparition des baleines bleues ou des pandas. Le peuple commun a des préoccupations plus importantes, par exemple comment obtenir son pain quotidien. […] Cependant, il existe au Pérou un grand nombre de gens qui sont des défenseurs de l’environnement. Bien sûr, si on leur dit : « Vous êtes des écologistes », ils répondront probablement : « Écologiste, c’est quoi ? » Et pourtant : les habitants de la ville d’Ilo et des villages environnants, en lutte contre la pollution provoquée par la Southern Peru Copper Corporation, ne sont-ils pas des défenseurs de l’environnement ? […] Et la population de l’Amazonie, n’est-elle pas totalement écologiste, prête à mourir pour défendre leurs forêts contre la déprédation ? De même, la population pauvre de Lima, lorsqu’elle proteste contre la pollution des eaux [1]. »
Les communautés indigènes en Amérique latine se trouvent au cœur de la lutte pour l’environnement : non seulement en se mobilisant pour défendre des rivières ou des forêts, contre les multinationales pétrolières et minières, mais aussi en proposant un mode de vie alternatif à celui du capitalisme néolibéral globalisé. Ces luttes peuvent être surtout indigènes, mais elles ont lieu très souvent en alliance avec des paysans sans terre, des écologistes, des socialistes, des communautés de base chrétiennes, avec le soutien de syndicats, de partis de gauche, de la pastorale de la terre et de la pastorale indigène.
La dynamique du capital exige la transformation en marchandise de tous les biens communs naturels, ce qui conduit, tôt ou tard, à la destruction de l’environnement. Les zones pétrolières d’Amérique latine, abandonnées par les multinationales après des années d’exploitation, sont empoisonnées et saccagées, laissant aux habitants un triste héritage de maladies. Il est donc parfaitement compréhensible que les populations qui vivent en contact le plus direct avec l’environnement soient les premières victimes de cet écocide, et tentent de s’opposer, parfois avec succès, à l’expansion destructrice du capital.
Ces résistances indigènes ont donc des motivations très concrètes et immédiates – sauver leurs forêts ou leurs ressources en eau –, dans une bataille pour la survie. Mais elles correspondent aussi à un antagonisme profond entre la culture, le mode de vie, la spiritualité et les valeurs de ces communautés, et « l’esprit du capitalisme » tel que l’a défini Max Weber : la soumission de toute activité au calcul du profit, la rentabilité comme seul critère, la quantification et la réification (Versachlichung) de tous les rapports sociaux. Entre l’éthique indigène et l’esprit du capitalisme, il existe une sorte d’« affinité négative » (à l’inverse du rapport d’affinité élective entre éthique protestante et capitalisme), une opposition socioculturelle profonde. Certes, on peut trouver des communautés indigènes, ou métisses, qui s’adaptent au système et tentent d’en tirer parti. Certes, les luttes indigènes mobilisent des processus d’une extrême complexité qui méritent d’être étudiés avec attention, entre recompositions identitaires, transcodages des discours et instrumentalisations politiques. Mais on ne peut que constater qu’un conflit continu caractérise les rapports entre les populations indigènes et les entreprises agricoles ou minières capitalistes modernes.
Ce conflit a une histoire ancienne ; il est admirablement décrit dans l’un des romans mexicains de l’écrivain libertaire B. Traven, Rosa blanca [2], publié en 1929, qui raconte comment une grande entreprise pétrolière nord-américaine s’est emparée des terres d’une communauté indigène après avoir assassiné son dirigeant. Cependant, il s’est beaucoup intensifié lors des dernières décennies, en conséquence de l’intensité et de l’extension de l’exploitation de l’environnement par le capital, mais aussi de la montée des mouvements indigènes du continent et du mouvement altermondialiste, qui s’est saisi de ce combat.
Un précédent d’une grande portée symbolique : Chico Mendès et l’Alliance des peuples de la forêt (1986-1988)
Les luttes socioécologiques des populations traditionnelles sont l’une des formes de ce que Joan Martinez Alier appelle l’« écologisme des pauvres [3] ». Parmi les multiples manifestations de cette « écologie des pauvres » en Amérique latine, l’une des premières à avoir eu un écho international fut le combat mené, au cours des années 1980, par Chico Mendès et la Coalition des peuples de la forêt (CAF) contre les œuvres destructrices des grands propriétaires terriens et de l’agrobusiness international. Chico Mendès, qui a payé de sa vie son action pour la cause des peuples amazoniens, est devenu une figure légendaire, un héros du peuple brésilien.
D’abord mouvement isolé, le mouvement initié par les seringueiros [4] de l’État de l’Acre a acquis une légitimité et une reconnaissance internationale, les revendications de ces populations traditionnelles étant en même temps un combat pour conserver la forêt amazonienne [5]. En leader assumé de cette lutte, le seringueiro Chico Mendès a réussi, avec l’aide de chercheurs engagés, de syndicalistes et de militants écologistes, à faire converger le combat de ces paysans pour défendre la forêt, avec celui d’autres travailleurs vivant de pratiques de collecte traditionnelles dans le bassin amazonien (noix du Pará, jute, noix de babaçu) et surtout avec les communautés indigènes, donnant lieu à la fondation de l’Alliance des peuples de la forêt. Pour la première fois, des seringueiros et des Amérindiens, qui s’étaient si souvent affrontés dans le passé, ont uni leurs forces contre un ennemi commun : le latifundium, le capitalisme agricole destructeur de la forêt
Chico Mendès a défini avec passion l’enjeu de cette alliance : « Plus jamais un de nos camarades ne va faire couler le sang de l’autre, ensemble nous pouvons défendre la nature qui est le lieu où nos gens ont appris à vivre, à élever leurs enfants et à développer leurs capacités, dans une pensée en harmonie avec la nature, avec l’environnement et avec tous les êtres qui habitent ici [6]. »
La solution proposée par l’Alliance, une espèce de réforme agraire adaptée aux conditions de l’Amazonie, était d’inspiration socialiste, dans la mesure où elle était fondée sur la propriété publique de la terre, dont les travailleurs avaient l’usufruit. En 1987, des organisations environnementalistes nord-américaines invitent Chico Mendès à venir témoigner lors d’une réunion de la Banque interaméricaine de développement ; sans hésitation, il explique que la déforestation de l’Amazonie est le résultat de projets financés par les banques internationales. Ce moment fut essentiel dans sa reconnaissance internationale, et il reçut, peu après, le prix du Palmarès mondial des 500 des Nations unies. Son combat est devenu à cet instant un symbole de la mobilisation planétaire pour sauver la dernière grande forêt tropicale du monde, et des écologistes du monde entier se sont solidarisés avec lui avant qu’il ne soit assassiné en 1988 par des tueurs à gages au service du clan des propriétaires fonciers Alves da Silva.
Le principal tour de force de Chico Mendès est qu’il a très vite pris conscience de la dimension écologique de son combat et qu’il a réussi, avec d’autres, à faire converger argumentaires écologiques et revendications foncières. L’Alliance des peuples de la forêt s’est vite retrouvée à la pointe des réflexions visant à promouvoir des modèles de développement alternatifs, modèles emblématisés par le socioenvironnementalisme alliant gestion durable des ressources naturelles et valorisation des pratiques et savoirs locaux [7].
Le forum social mondial de Belém (2009)
Vingt ans après le meurtre de Chico Mendès, le combat pour la défense de la forêt amazonienne s’est diffusé, en se structurant autour du mouvement altermondialiste. Les mouvements indigènes latino-américains ont souvent participé aux initiatives altermondialistes et aux forums sociaux mondiaux organisés à Porto Alegre. Mais le forum social mondial (FSM) qui se tint à Belém, dans l’État du Pará, en Amazonie brésilienne, en janvier 2009, fut un moment clé. Pour la première fois – et c’était là une volonté des organisateurs [8] –, les communautés indigènes et les populations traditionnelles ont fait une irruption massive dans le mouvement altermondialiste. Les demandes des populations autochtones et leur diagnostic de la « crise de la civilisation » capitaliste occidentale furent au centre de tous les débats. Leur mot d’ordre face à la destruction accélérée de la forêt amazonienne par les exportateurs de bois, les grands propriétaires fonciers éleveurs de bétail ou producteurs de soja et les entreprises pétrolières fut adopté par le FSM : « Déforestation zéro maintenant ! »
Une assemblée générale des délégués indigènes présents approuva un document important, l’« Appel des peuples indigènes face à la crise de civilisation [9] ». Cet appel fut signé par des dizaines d’organisations paysannes, indigènes ou altermondialistes, essentiellement des Amériques (Nord et Sud), sur la proposition des organisations andines du Pérou, d’Équateur et de Bolivie (pays où la majorité de la population est d’origine amérindienne). Ce document rompt avec les réponses « progressistes » dominantes, qui veulent valoriser et renforcer le rôle de l’État et s’appuient sur les plans de relance économique. Son ambition est de lutter contre la marchandisation de la vie en défense de la « Terre-Mère » et de se battre pour les droits collectifs, le « vivre bien » (« buen vivir [10] ») et la décolonisation comme réponses à la crise de la civilisation capitaliste occidentale.
Notons que pendant le FSM, une déclaration écosocialiste internationale concernant le changement climatique, signée par des centaines de personnes de plusieurs pays, fut distribuée aux participants. Au lendemain de la conclusion du FSM, le 2 février 2009, une conférence écosocialiste internationale se réunit à Belém, avec la participation d’une délégation significative d’indigènes péruviens, coordonnée par Hugo Blanco, dirigeant historique des luttes paysannes et indigènes au Pérou (ex-député de l’Assemblée constituante péruvienne), et Marcos Arana, ex-prêtre associé à la théologie de la libération et aux mouvements indigènes. Dans son intervention, Hugo Blanco rappela que les communautés indigènes se battent depuis plusieurs siècles pour les mêmes objectifs que l’écosocialisme, à savoir l’organisation agricole collective et le respect pour la Terre-Mère.
Cette place toujours plus importante des populations autochtones, qui se matérialise du local au global, des territoires de ces populations aux instances internationales [11], s’exprime avant tout dans les luttes locales tout à fait emblématiques de l’originalité des processus écologiques et politiques en Amérique latine.
Quelques exemples de luttes locales : Pérou, 2008-2012
Le site Internet de l’Observatoire des conflits miniers en Amérique latine (OCMAL) liste une impressionnante quantité de conflits qui opposent, du Mexique à la Terre de Feu, des communautés indigènes et/ou paysannes à des compagnies pétrolières ou minières diverses, généralement des multinationales nord-américaines ou européennes [12].
Comme la Bolivie et l’Équateur, le Pérou est l’un des pays d’Amérique latine où la population est en majorité d’origine indigène ; cependant, contrairement aux deux autres pays andins, les mouvements indigènes n’ont jamais réussi à imposer un véritable changement politique et à faire reconnaître leurs revendications socioculturelles. Il n’empêche que, depuis des dizaines d’années, ces mouvements mènent des combats obstinés contre les multinationales responsables du saccage de l’environnement et contre les gouvernements qui les soutiennent. Deux exemples récents illustrent la dynamique de ces conflits.
En juin 2008, un affrontement entre le gouvernement et les indigènes a lieu à Bagua ; les communautés s’insurgent contre les décrets du gouvernement néolibéral d’Alan Garcia qui, en application de l’accord de libre-échange avec les États-Unis, autorisent les entreprises pétrolières et exportatrices de bois à exploiter les forêts des Andes et de l’Amazonie. La protestation de l’Association interethnique pour le développement de la forêt péruvienne (AIDESEP), principale organisation des indigènes amazoniens, est durement réprimée par Alan Garcia.
En 2011, changement de gouvernement, avec l’élection du candidat nationaliste Ollanta Humala, qui promet de rompre avec la politique néolibérale de son prédécesseur et sa soumission aux intérêts des multinationales. Humala hérite alors du projet Conga, qui permet à l’entreprise minière péruvienne Minera Yanacocha (détenue principalement par la multinationale nord-américaine Newmont Mining Corporation, aux lourds antécédents en termes de pollution et de mépris des droits humains dans différents pays, en association avec des entreprises locales) d’exploiter le cuivre et l’or de la région de Cajamarca. De façon prévisible, ce projet se traduit par l’empoisonnement des rivières, menaçant ainsi directement la survie des communautés. Peu à peu, celles-ci se mobilisent autour du mot d’ordre : « Oui à l’eau, non à l’or ! » Les femmes indigènes et paysannes occupent le devant de la scène, organisant des manifestations de dizaines de milliers de participantes, derrière des banderoles qui proclament : « Conga no va ! » Des dirigeants indigénistes, comme Hugo Blanco ou l’ancien prêtre libérationniste Marcos Arana, se solidarisent avec ce combat et s’efforcent de le faire connaître à l’échelle internationale. À partir de 2012, face aux protestations des indigènes, soutenus par la société civile, le gouvernement d’Ollanta Humala choisit la manière forte : mort de plusieurs manifestants, emprisonnement du maire de Cajamarca, coupable d’avoir soutenu les communautés, ou encore, plus récemment, de Marcos Arana, publiquement passé à tabac par des policiers armés. Des protestations, dans toute l’Amérique latine, mais aussi en Europe, se font entendre ; l’OCMAL dénonce l’assassinat de manifestants et l’emprisonnement de deux avocates des Droits de l’homme. L’affaire illustre la logique « néoextractiviste » (et répressive) des gouvernements péruviens de différentes couleurs politiques, et la résistance obstinée des populations indigènes [13].
Le parc Yasuní : une victoire symbolique
L’une des plus importantes actions des mouvements indigènes et des écologistes en Amérique latine est le projet de parc national Yasuní, lancé en 2007 par le président (de gauche) de l’Équateur, Raphael Corrêa. Il s’agit d’une vaste région de 9 820 kilomètres carrés de forêts vierges, d’une extraordinaire richesse en termes de biodiversité (des botanistes ont calculé qu’un seul hectare contient plus d’espèces d’arbres que tous les États-Unis), habitée surtout par des communautés indigènes et délimitée par trois petites villes : Ishpingo, Tambococha et Tiputini (d’où le raccourci « ITT » pour désigner cet ensemble). Lors de forages dans la région, différentes compagnies pétrolières, dont la Maxus Energy Corporation basée au Texas, ont trouvé trois grandes réserves de pétrole avec une capacité estimée à 850 millions de barils. Dans les années 1980 et 1990, les gouvernements équatoriens antérieurs avaient accordé des concessions à la compagnie texane, mais la résistance des indigènes avait limité les dégâts en empêchant la plupart des forages.
La proposition de Raphael Corrêa consiste à laisser ce pétrole où il se trouve (évitant ainsi 400 millions de tonnes d’émissions de CO2) en échange d’une indemnisation par la communauté internationale ; concrètement, les pays riches devraient prendre en charge l’équivalent de la moitié des recettes attendues : environ 3 milliards et demi de dollars sur treize années. L’argent devrait être versé à un fonds géré par le Programme des Nations unies pour le développement et serait exclusivement destiné à préserver la biodiversité et à développer les énergies renouvelables. Ce projet, d’abord porté par des mouvements indigènes et écologiques, ne fut mis en application qu’après l’élection de Raphael Corrêa. Mais les pays du Nord, censés prendre des mesures pour restreindre les émissions de gaz à effet de serre, ne se sont pas beaucoup intéressés à la proposition hétérodoxe de l’Équateur. Quelques pays européens (Espagne, Italie, Allemagne) ont versé un total de 3 millions de dollars, ce qui est loin du compte ! Par ailleurs, certains pays, notamment l’Italie et la Norvège, ont accepté de diminuer la dette extérieure de l’Équateur de 100 millions de dollars. Devant ces résultats mitigés, Raphael Corrêa semblait envisager de renoncer au projet et donc d’ouvrir le parc aux entreprises pétrolières, mais de grandes mobilisations indigènes, paysannes, écologistes, soutenues par la gauche et jouissant de la sympathie de la grande majorité de la population, l’ont persuadé à tenir le cap [14].
Certains mouvements indigènes, notamment la Confédération des nations indigènes de l’Équateur (CONAIE), et certains intellectuels de gauche, comme Alberto Acosta, ex-ministre de l’Énergie et des mines en 2007 et l’un des planificateurs du projet Yasuní (avant de démissionner), critiquent sévèrement la politique économique de Corrêa, fondée sur un modèle « extractiviste » ; il est vrai que l’extraction du pétrole (hors de Yasuní) reste très importante en Équateur, puisqu’elle assure (en 2008) la moitié du budget général du pays et qu’elle permet de financer les programmes sociaux du gouvernement. Cette contradiction est présente chez les autres gouvernements antioligarchiques en Amérique latine, mais il reste que le projet Yasuní est exemplaire et sans réel précédent : c’est non seulement une importante victoire des communautés indigènes contre les puissantes multinationales pétrolières, mais aussi l’une des seules initiatives, à l’échelle internationale, qui réponde effectivement à l’urgence du combat contre le changement climatique par une mesure pour le moins efficace : laisser le pétrole sous terre… Cette mesure est autrement plus efficiente que le « marché des droits d’émission » et autres « mécanismes de développement propre » du protocole de Kyoto, qui se sont révélés parfaitement incapables de réduire significativement les émissions de gaz à effet de serre [15].
Dans le cas du parc Yasuní (comme dans beaucoup de luttes indigènes, notamment dans la région amazonienne), le combat des communautés locales pour défendre leur environnement face à la voracité destructrice de l’oligarchie fossile a coïncidé pleinement avec la grande cause écologique du XXIe siècle : la prévention du réchauffement global, l’une des plus grandes menaces qui aient jamais pesé sur la vie humaine. La victoire que représente Yasuní résulte de la conjonction entre un gouvernement de gauche et une mobilisation socioécologique locale autonome ; elle reste fragile, et la tentation d’un retour en arrière est bien présente au sein du gouvernement équatorien. Il est regrettable que les grandes ONG écologiques ou les partis verts ne se soient pas emparés de cette affaire, et n’aient pas mené une campagne pour obliger les gouvernements des pays du Nord à assumer le financement du projet.
L’importance de Yasuní est qu’il constitue le parfait symbole d’un autre système économique, qui préfère la nature au marché, la vie aux profits, et qui annonce la société postpétrolière de demain. Si les pays riches ont manifesté si peu d’enthousiasme pour le projet, c’est non seulement parce qu’il n’a rien à voir avec les « mécanismes de marché » qui ont leur préférence, mais surtout parce qu’ils craignent l’effet d’entraînement de cette initiative. Accepter de financer Yasuní, ce serait ouvrir la porte à des centaines de projets de même nature, qui sont en parfaite contradiction avec les politiques choisies par les pays capitalistes avancés. Cela est très bien illustré par les (non-)choix qui sont faits dans le cadre des négociations sur le climat, où l’on constate une incapacité des pays du Nord à changer de cap. Cette incapacité a d’ailleurs provoqué une réaction notable des peuples sud-américains, qui s’est matérialisée par l’organisation de la conférence des peuples à Cochabamba en 2010.
La conférence des peuples de Cochabamba (2010)
Lors de la conférence sur le climat à Copenhague, en 2009, Evo Morales, le président indigène de Bolivie, fut le seul chef de gouvernement à se solidariser avec les manifestations dans les rues de la capitale danoise, sous le mot d’ordre : « Changeons le système, pas le climat ! »
En riposte à l’échec de cette conférence, une « conférence des peuples » sur le changement climatique fut convoquée à l’initiative d’Evo Morales. Elle se tint en avril 2010 dans la ville bolivienne de Cochabamba, siège, au début des années 2000, de combats victorieux des populations locales contre la privatisation de l’eau (la « Guerre de l’eau »). Plus de 20 000 délégués y participèrent, venus du monde entier, mais en majorité des pays andins de l’Amérique latine, avec une très substantielle représentation indigène. La résolution adoptée au terme de cette conférence, qui eut un considérable retentissement international, exprime, y compris dans sa terminologie, la thématique écologique et anticapitaliste des mouvements indigènes. Voici un extrait de ce document :
Le système capitaliste nous a imposé une logique de concurrence, de progrès et de croissance illimitée. Ce régime de production et de consommation repose sur la recherche de gains sans limites, en séparant l’être humain de la nature et en instaurant une logique de domination sur cette dernière, transformant tout en marchandise : l’eau, la terre, le génome humain, les cultures ancestrales, la biodiversité, la justice, l’éthique, les droits des peuples, et la vie elle-même.
En régime capitaliste, la Terre-Mère est simplement la source des matières premières et les êtres humains ne sont que des moyens de production et de consommation, des personnes qui ont de la valeur en fonction de ce qu’ils possèdent et non par ce qu’ils sont.
Le capitalisme a besoin d’une puissante industrie militaire pour mener à bien son entreprise d’accumulation et pour assurer le contrôle des territoires et des ressources naturelles, en usant de répression contre la résistance des peuples. Il s’agit d’un système impérialiste qui colonise la planète.
L’humanité est aujourd’hui à la croisée des chemins : poursuivre sur la voie du capitalisme, de la mise à sac et de la mort ou emprunter le chemin de l’harmonie avec la nature et du respect de la vie.
Nous exigeons la fondation d’un nouveau système qui rétablisse l’harmonie avec la nature et entre les êtres humains. L’équilibre avec la nature n’est possible que s’il y a équité entre les êtres humains.
Nous proposons aux peuples du monde de récupérer, de revaloriser et de renforcer les connaissances, les savoirs et les pratiques ancestrales des peuples indigènes, affirmés dans l’expérience et la proposition du « vivre bien », en reconnaissant la Terre-Mère comme un être vivant, avec lequel nous avons une relation indivisible, interdépendante, complémentaire et spirituelle [16].
On peut critiquer, comme l’ont fait certains intellectuels de gauche latino-américains, l’aspect mystique et confus du concept de « Terre-Mère » (la « Pachamama » dans les langues indigènes), ou constater, comme l’ont fait des juristes, l’impossibilité de donner une expression juridique effective aux « droits de la Terre-Mère ». Mais ce serait perdre de vue l’essentiel : la puissante dynamique sociale, radicalement antisystémique, qui s’est cristallisée autour de ces mots d’ordre.
Parmi les termes apparus au cours des dernières années dans le discours indigéniste, celui qui semble avoir la plus large acceptation est celui de sumak kawsay, ou buen vivir. Il s’agit d’opposer au culte capitaliste de la croissance, de l’expansion et du « développement » (accompagné de l’obsession consommatrice du « toujours plus »), une conception qualitative de la « bonne vie », fondée sur la satisfaction des vrais besoins sociaux et du respect de la nature. Les concepts de « droits de la Terre-Mère » et de buen vivir se sont rapidement répandus non seulement dans les courants indigénistes et écologiques, mais aussi dans l’ensemble du mouvement altermondialiste, et la Bolivie et l’Équateur, alors dirigés par des gouvernements progressistes, ont fini par les intégrer dans leur Constitution respective.
Ces exemples de luttes des populations autochtones, de sommets et de propositions alternatives apparaissent comme des voies prometteuses vers une transition vers un après-pétrole, vers des modèles de développement alternatifs qui font plus que jamais défaut en cette période de crise systémique. Mais ces avancées ne doivent pas cacher les contradictions de ces mouvements et surtout des gouvernements.
Les contradictions des gouvernements de gauche sud-américains
Beaucoup de pays d’Amérique latine ont des gouvernements de gauche ou centre-gauche ; la plupart (Brésil, Uruguay, Nicaragua, Salvador, etc.) ne dépassent pas les limites du « social-libéralisme », c’est-à-dire d’une politique qui reste dans les limites de l’orthodoxie néolibérale et favorise les intérêts des banques, des multinationales et de l’agronégoce, mais qui opère, en même temps, une certaine redistribution de la rente au profit des couches les plus défavorisées. L’écologie n’est pas du tout une priorité pour ces gouvernements, dont le principal objectif reste « la croissance » et « le développement » ; c’est ainsi qu’en 2010, Marina Silva (une amie de Chico Mendès) démissionne de son poste de ministre de l’Environnement dans le gouvernement brésilien du président Lula, constatant son incapacité à obtenir un minimum de garanties pour la protection de la forêt amazonienne. Notons que l’un des symboles de ces choix nocifs pour l’environnement et les populations traditionnelles du gouvernement brésilien est la construction du barrage de Belo Monte, futur troisième barrage de la planète ; une construction qui a lieu malgré trente ans de luttes farouches et extrêmement structurées des populations traditionnelles habitant sur le bassin versant du fleuve Xingu [17].
Certains pays, cependant, comme le Venezuela, la Bolivie et l’Équateur, ont tenté de rompre avec les politiques néolibérales et ont affronté les intérêts de l’oligarchie et des multinationales. Tous ces gouvernements reconnaissent l’importance des défis écologiques et sont disposés à prendre des mesures pour sauvegarder l’environnement. Mais ils restent tous les trois totalement dépendants, pour leur budget, de l’exploitation de combustibles fossiles (le gaz et le pétrole). Le gouvernement vénézuélien est celui où la question reste peu posée (l’absence d’une population indigène importante ou organisée sur les lieux d’exploitation étant l’une des raisons de cette absence). Certes, en interdisant la pêche industrielle (destructrice de toute la faune maritime) au profit des petits pêcheurs artisanaux, le gouvernement de Chavez a pris une mesure écologique importante. Mais l’exploitation du pétrole, y compris sous ses modalités les plus « sales », continue sans interruption, et peu d’efforts sont faits pour développer des énergies alternatives.
Dans les deux pays andins (Bolivie et Équateur), le débat autour de l’alternative « néoextractivisme ou environnement » est au centre des confrontations sociales et politiques. Nous avons déjà mentionné les critiques du modèle extractiviste du gouvernement Corrêa. En Bolivie, l’engagement conséquent d’Evo Morales pour le combat des peuples contre le changement climatique et en défense des droits de la Terre-Mère ne correspond pas toujours à la pratique concrète du gouvernement bolivien, qui maintient une stratégie de développement donnant une place importante à la production de gaz et aux initiatives minières. Récemment, le projet de construction d’une autoroute traversant une vaste région de forêts vierges a suscité des protestations énergiques de la part des communautés indigènes locales, provoquant la suspension – provisoire – de cette initiative [18].
Certes, on ne peut pas exiger d’Evo Morales et de Hugo Chavez qu’ils renoncent d’un seul coup aux énergies fossiles, qui sont la principale ressource financière du pays. Mais l’exemple du parc Yasuní montre, tout au moins symboliquement, qu’une autre voie est possible, plus conforme aux demandes des communautés indigènes ou paysannes et aux discours écologiques de ces gouvernements.
Conclusion
Les communautés indigènes sont à la pointe du combat pour défendre la forêt vierge, les rivières et, plus généralement, l’environnement, contre des adversaires puissants : les multinationales des combustibles fossiles, l’extraction minière, l’agronégoce.
Par ailleurs, la culture, le mode de vie, le langage des indigènes ont marqué le discours et la culture des mouvements sociaux et écologiques, des forums sociaux et des réseaux altermondialistes en Amérique latine.
Enfin, les gouvernements qui se veulent de gauche dans les pays à forte population indigène ont assumé, dans une certaine mesure, le discours écologique indigène, mais continuent de pratiquer un modèle de développement « extractiviste ».
Michael Löwy