Sébastien Le Belzi – Qui est Sam Pa, l’homme que vous décrivez comme la face sombre de la Chinafrique ?
J.R Mailey – Sam Pa est l’un des fondateurs d’un groupe très puissant basé à Hong Kong et officieusement connu sous le nom de 88 Queensway Group. Il utilise au moins sept identités différentes. Sam Pa et ses quelques associés président une myriade d’entreprises dispersées dans une demi-douzaine de juridictions.
Ces entreprises contrôlent elles-mêmes un portefeuille de plusieurs milliards de dollars d’investissements qui couvre les secteurs du pétrole, des mines, des infrastructures, de l’aviation et de l’immobilier sur les cinq continents. Le groupe Queensway a été scruté à la loupe depuis qu’il a été formé au début des années 2000 pour sa propension à faire des affaires avec des régimes parias. Il s’est installé dans des endroits comme la Guinée, le Niger et Madagascar peu après les coups d’Etat dans chacun de ces pays et il a ouvert une représentation au Zimbabwe au moment de la crise post-électorale de 2008.
De nombreux projets liés à des entreprises sous son contrôle ne se concrétisent tout simplement jamais et il y une grande opacité autour de ses investissements. Mon rapport montre également que les dirigeants du groupe Queensway ont été impliqués dans le trafic d’armes, la contrebande de diamants et la corruption d’agents publics étrangers. Depuis le 17 avril 2014, Sam Pa fait l’objet de sanctions du département du Trésor américain pour avoir facilité la corruption du secteur public au Zimbabwe.
Toutefois, cela ne semble pas avoir porté un coup décisif au groupe Queensway. China Sonangol, son partenariat avec l’entreprise pétrolière d’Etat angolaise, détient toujours le siège historique de JP Morgan Chase & Co. et a récemment innové un nouveau gratte-ciel à Jakarta qui pourrait être le plus haut bâtiment d’Indonésie une fois terminé.
Vous avez enquêté pendant sept ans, de Hong Kong à l’Angola, la Tanzanie, le Congo et Madagascar. Comment avez-vous travaillé ?
Je travaille sur le 88 Queensway Group depuis mai 2008. A l’époque, je faisais partie d’une équipe de chercheurs de la commission sino-américaine sur la sécurité. J’ai ensuite rejoint le Centre africain d’études stratégiques, un groupe de réflexion financé par le Congrès et administré par le ministère américain de la défense.
A l’époque, j’ai constaté que Sam Pa s’était engagé sans relâche dans des affaires très controversées dans toute l’Afrique, sans jamais être tenu responsable. A compter de la mi-2010, j’ai cherché à comprendre comment un ensemble de sociétés ayant été si largement critiqué pouvait continuer à fonctionner avec une telle impunité. J’ai examiné des milliers de pages de documents d’entreprises et interviewé des dizaines d’employés, anciens et actuels du groupe Queensway et passé au peigne fin les rapports des médias venus de dizaines de pays à travers le monde.
Comment a-t-il pu devenir aussi puissant ?
Sam Pa a toujours eu les bonnes connexions au bon moment. Il a été actif dans les affaires et les services secrets tout au long des années 1980 et 1990. Il a noué d’excellentes relations avec des hommes d’affaires et des politiciens à Pékin, en Belgique, en Erythrée et au Cambodge. Il a traversé des difficultés financières et judiciaires à la fin des années 1990 et a disparu pendant un certain temps, pour réapparaître à Hong Kong au début des années 2000, juste au moment où les investisseurs chinois ont commencé à s’intéresser aux investissements à l’étranger. Il semble avoir été en mesure de tirer profit de la plupart des relations qu’il a développées des décennies plus tôt.
Lui et ses collègues combinent idéalement leurs relations avec des politiciens et des entreprises en Chine et en Afrique. Sam Pa n’est certainement pas le seul magnat cherchant à fonctionner comme un intermédiaire entre les entreprises chinoises et les gouvernements africains. Cependant, aucun ne semble avoir été aussi prolifique ou captivant que Sam Pa et le groupe Queensway.
Souvent les entreprises choisissent Hong Kong pour développer leurs investissements à l’étranger. Hong Kong est-elle vraiment un carrefour de cette Chinafrique ?
Il y a beaucoup d’avantages légitimes à créer une entreprise à Hong Kong. Les taux d’imposition des sociétés sont faibles. Le processus d’intégration est rapide et relativement peu coûteux. Le territoire accueille certaines des banques les plus importantes au monde, et ses tribunaux sont considérés comme parmi les plus fiables dans le monde.
Autre avantage d’être enregistré à Hong Kong : la possibilité d’enregistrer une société sans avoir à divulguer son identité. C’est la raison pour laquelle, aucun des sept alias de Sam Pa n’apparaît où que ce soit dans les livres de compte des entreprises liées au groupe Queensway. Cette situation permet toutes sortes de trafics illicites allant du terrorisme, à la contrebande et aux trafics en tout genre.
Les relations que vous décrivez entre Pékin et Sam Pa sont particulièrement ambivalentes. Le groupe Queensway bénéficie-t-il vraiment du soutien du gouvernement chinois ?
Les relations entre le groupe Queensway et Pékin oscillent entre proximité et turbulence. Sam Pa, lui-même un ancien espion, et les deux autres membres fondateurs du groupe, Lo Fong Hung et un ancien fonctionnaire nommé Wu Yang, ont tous eu à un moment ou un autre des liens formels avec l’Etat chinois. Wu a ainsi utilisé l’adresse du siège du ministère chinois de la sécurité publique au moment de l’enregistrement de l’une de ses sociétés à Hong Kong !
Depuis sa création, les dirigeants de Queensway ont également bénéficié d’accès aux hauts fonctionnaires chinois et noué des relations solides avec des entreprises d’Etat, en particulier Sinopec, l’une des plus grandes entreprises pétrolières chinoises. Mais Queensway a également été très critiqué par Pékin. A un niveau sans précédent pour des investisseurs chinois en Afrique.
Les diplomates ont publié des déclarations condamnant les investissements de Queensway dans cinq pays différents. Les enquêteurs chinois ont affirmé que les dirigeants de Queensway ont soudoyé des fonctionnaires étrangers et se seraient présentés comme des représentants officiels de l’Etat chinois, ce qui est faux. Cependant, les relations du groupe Queensway avec des entités de l’Etat chinois ont continué sans relâche. Il n’y jamais eu de condamnations formelles en justice. C’est sans doute cela qu’il faut retenir.
Argent, pétrole, corruption… La Chinafrique est-elle toujours aussi sombre ?
A de nombreux égards, le groupe Queensway n’ est pas un investisseur chinois typique en Afrique. Les entreprises chinoises, comme les entreprises du monde entier, peuvent épisodiquement flirter avec la corruption. La plupart des entreprises voient probablement cela comme une conséquence malheureuse du commerce dans des environnements que je qualifierais de peu recommandables.
Mais ce qui différencie le groupe Queensway des autres est le fait qu’il semble graviter autour de pays ayant des régimes diplomatiquement isolés et financièrement désespérés. Bien que le cas de Queensway en Afrique semble exceptionnel, il pose un défi structurel à la relation Chine-Afrique : l’incapacité ou la réticence de Pékin à réglementer efficacement les activités à l’étranger de ses citoyens.
Voir aussi l’intervention (en anglais) du journaliste et auteur Howard W. French : « How Chinese Migrants Are Building a New Empire in Africa » :
[Vidéo disponible sur l’article original)
Sébastien Le Belzic
Hong Kong
* « Sam Pa : la face sombre de la Chinafrique ». Le Monde.fr Le 02.06.2015 à 10h52 • Mis à jour le 03.06.2015 à 14h48 :
http://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/06/02/sam-pa-la-face-sombre-de-la-chinafrique_4645549_3212.html
* J. R. Mailey est chercheur au Centre africain d’études stratégiques. Il est spécialiste des questions de corruption et de sécurité en Afrique.
Fin de partie en Afrique pour le boucanier chinois Sam Pa
L’ancien espion devenu l’intermédiaire officieux de Pékin en Afrique a été arrêté le 8 octobre à Pékin dans le cadre d’une enquête pour corruption.
Le magazine Caixin révèle le premier l’arrestation du sulfureux patron de Queensway, Sam Pa. Il serait apparemment la victime collatérale d’une vaste guerre contre la corruption menée par les autorités chinoises et dont les ricochets en Afrique feront l’objet de notre prochaine chronique.
L’arrestation à Pékin le 8 octobre de Sam Pa, alias Xu Jinghua, dans sa suite du Sofitel, est le fruit d’une longue enquête sur les contrats passés par Sinopec en Angola. Les pétroliers chinois englués dans des affaires de corruption en Afrique sont dans la ligne de mire depuis plusieurs mois maintenant des autorités chinoises. L’arrestation début octobre du gouverneur de la province du Fujian, Su Shulin, serait en effet liée à ses activités alors qu’il dirigeait le groupe pétrolier en affaire avec Sam Pa pour l’exploitation de gisements en Angola.
Des liens au plus haut niveau
Depuis 2003, Sam Pa servait d’intermédiaire pour les contrats passés en Afrique par le pétrolier chinois. Avec son associé Lo Fong-hung, Sam Pa a créé à Hongkong le China International Fund (CIF), une agence chargée de revendre en Chine des matières premières africaines. L’Angola, dont il détenait apparemment un passeport, sortait à peine d’une terrible guerre civile et Sam Pa avait su tisser des liens au plus haut niveau de l’Etat, tant à Pékin qu’à Luanda. A bord de l’un de ses sept jets privés, il effectuait régulièrement la liaison entre les différentes capitales, signant discrètement à bord de ses appareils ou dans des hôtels luxueux des contrats pesant plusieurs millions de dollars.
Comme nous l’expliquait le chercheur américain J. R. Mailey, auteur d’une enquête très fouillée sur Sam Pa et ses associés, « les relations entre le groupe Queensway et Pékin oscillent entre proximité et turbulences ». Sam Pa, lui-même un ancien espion, et les deux autres membres fondateurs du groupe, Lo Fong-hung et un ancien fonctionnaire nommé Wu Yang, ont tous eu à un moment ou un autre des liens formels avec l’Etat chinois.
« Wu a ainsi utilisé l’adresse du siège du ministère chinois de la sécurité publique au moment de l’enregistrement de l’une de ses sociétés à Hongkong ! Depuis sa création, les dirigeants de Queensway ont également bénéficié d’accès aux hauts fonctionnaires chinois et noué des relations solides avec des entreprises d’Etat, en particulier Sinopec, l’une des plus grandes entreprises pétrolières chinoises », nous expliquait J. R. Maily.
Cela explique certainement pourquoi Sam Pa a pu agir si longtemps en toute impunité. Ses relations privilégiées avec des hommes tels que Su Shulin, aujourd’hui sous les verrous, expliquent son ascension. Il fréquentait aussi bien les huiles de Pékin que certains chefs d’Etat africains, comme Robert Mugabe, ou des généraux angolais. Mais l’étau était doucement en train de se refermer sur ses affaires.
Mercenaire de la Chinafrique
« Les enquêteurs chinois ont affirmé que les dirigeants de Queensway ont soudoyé des fonctionnaires étrangers et se seraient présentés frauduleusement comme des représentants officiels de l’Etat chinois », se souvient J. R. Mailey. Il s’étonnait d’ailleurs que l’homme d’affaire ne fût jamais inquiété par la justice chinoise.
Mais cette fois Pékin pourrait bien sonner la fin de la partie pour ce mercenaire de la Chinafrique. Son arrestation lève un coin du voile sur cet empire de la corruption et son fonctionnement. Caixin révèle ainsi comment le groupe CIF a accordé en 2005 une ligne de crédit de 2,9 milliards de dollars américains à l’Angola pour reconstruire ses infrastructures. Au même moment, CIF et le pétrolier angolais Sonangol créaient à Hongkong une plateforme servant à commercialiser en Chine l’or noir d’Angola tout en s’offrant de généreuses commissions.
A l’époque, Sam Pa, via le CIF, aurait exploité une douzaine de concessions pétrolière en Angola, mais aussi des mines de diamant au Zimbabwe, du fer et de la bauxite en Guinée. Difficile de croire que l’Etat chinois n’était pas au courant de ses opérations et du versement de pots-de-vin et de commissions occultes. Les enquêteurs commencent à peine à dérouler cette pelote d’une corruption à très grande échelle. Une soixante d’entreprises écrans ont servi au CIF à blanchir les revenus de Sam Pa et de ses acolytes.
On les retrouve enregistrées à Singapour, à Hongkong, aux Bermudes, dans les îles Vierges et aux îles Caïmans. Des paradis fiscaux très prisés des riches chinois. La participation de Sinopec dans les affaires de Sam Pa en Angola s’est révélée très lucrative. Entre 2005 et 2014, le groupe aurait gagné 2,6 milliards de dollars dans la vente de son pétrole d’Angola. En 2008, alors que Su Shulin était à la tête du géant chinois du pétrole, il s’est rendu lui-même à Luanda à bord du jet de Sam Pa, signant de nombreux contrats sur place. Sinopec aurait largement rémunéré son intermédiaire et pris en charge en toute illégalité les frais et les dessous-de-table du groupe Queensway.
Rien qu’en 2008, Sam Pa aurait dépensé l’équivalent de 6 millions d’euros en frais divers grâce à une carte de crédit appartenant à Sinopec. La chute de Sam Pa pourrait marquer la fin d’une certaine Chinafrique empreinte de corruption, de contrats occultes et d’intermédiaires sulfureux. Désormais, Pékin pourrait davantage se tourner vers des institutions multilatérales comme sa banque asiatique d’infrastructures ou la banque des Brics pour financer ses projets africains. A moins que Pékin n’utilise ce grand ménage pour placer quelques hommes de confiance à la tête de ces juteuses opérations sur le continent.
Sébastien Le Belzic, (contributeur Le Monde Afrique, à Hong Kong)
* LE MONDE Le 26.10.2015 à 14h04 :
http://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/10/26/fin-de-partie-en-afrique-pour-le-boucanier-chinois-sam-pa_4797160_3212.html
ENQUÊTE : Ces boucaniers chinois qui se partagent les richesses africaines
On peut retrouver les trois lettres CIF, pour China International Fund, sur les portières des jeeps qui ondulent sur des pistes africaines, mais aussi sur les fuselages d’une flotte de jets privés chinois en escale à Dubaï. Que se cache-t-il derrière cette société ? Enquête.
C’est l’une des adresses les plus mystérieuses de la Chinafrique – et peut-être même de tout ce monde nouveau dessiné par des flux mondialisés qui ont pour caractéristique d’éviter l’Occident. Queensway 88, à Hongkong : une tour ovale d’une cinquantaine d’étages où aucun journaliste n’a jamais réussi à pénétrer. Ce n’est pourtant pas l’envie qui leur a manqué car c’est à cette avenue sinueuse, en léger retrait de la mer de Chine, que conduisent toutes les pistes : celles du pétrole d’Angola, des diamants du Zimbabwe, de la bauxite de Guinée.
L’écheveau qui concentre tant de fils porte un acronyme de trois lettres : CIF, pour China International Fund. Trois lettres que l’on retrouve sur les portières des jeeps qui ondulent sur des pistes africaines défoncées et sur les fuselages d’une flotte de jets privés chinois qui font escale à Dubaï en route pour l’Afrique, où leurs passagers sont parfois dispensés de passer par la douane.
On peut aussi lire CIF sur la plaque en cuivre du gratte-ciel de la 23, Wall Street à New York, mystérieusement racheté à la JPMorgan Chase par des intérêts chinois. Trois lettres, mais c’est bien une centaine de sociétés qui sont enregistrées à Queensway 88, dont voici un florilège : China Beiya Escom International Ltd, CIF Airport construction Ltd, China Sonangol Asia Ltd, China Sonangol Finance International, China Urban Development Holding Co Ltd, Global Investment Fund Ltd, SNPC Asia Holding Ltd, Sonangol Sinopec International Ltd...
Autant dire une nébuleuse, un écran de fumée pour protéger un homme qui porte trois ou quatre noms différents et dont la seule apparition publique pourrait bien être, en 2004, « Alo Presidente », le show télévisé un peu ridicule du président vénézuélien Hugo Chavez. Depuis quelques mois, tout le monde semble pourtant lancé à ses trousses : le Congrès américain a diligenté une enquête digne d’un roman d’espionnage sur le « groupe du Queensway 88 », l’ONG britannique Global Witness a saisit ce cas pour exposer les ressorts de la corruption africaine et réclamer que les Africains profitent enfin de leurs ressources minérales, alors que l’hebdomadaire The Economist a dénoncé, après d’impressionnantes mais infructueuses recherches, l’opacité et la prévarication du « syndicat » du Queensway 88.
Ces travaux ont au moins permis de dresser le portrait robot du personnage principal, qui se serait appelé Xu Jinghua au moment de sa naissance il y a une soixantaine d’années en Chine continentale. Selon l’entreprise du Queensway 88 qu’il représente, il porte les noms de Xu Songhua, Sa Muxu, Sam King et plus récemment Sam Pa. Il semble établi que Sam Pa a suivi, dans les années 1970, les cours de l’académie militaire de Bakou, capitale de l’ex-république soviétique d’Azerbaidjan.
Là, il aurait fait la connaissance de plusieurs officiers communistes angolais, y compris le futur président José Eduardo dos Santos. Des contacts qui se révéleront utiles en 1992, lorsque le gouvernement MPLA (communiste) de Luanda cherchera désespérément des armes pour résister à la grande offensive de la guérilla de l’Unita. Ses sponsors traditionnels se sont en effet évanouis : l’URSS n’existe plus et Cuba est à bout de souffle.
Sortie de prison, en homme libre
Sam Pa n’est évidemment pas le seul à être sollicité pour armer le gouvernement aux abois. Luanda s’est aussi tourné vers la France, qui lui a dépêché un certain Pierre Falcone. Ce dernier a fourni entre 1993 et 1994 pour 790 millions d’euros de matériel militaire à Luanda. Ces montages complexes prendront en France l’appellation « Angolagate » et vaudront à leur principal architecte de graves ennuis judiciaires jusqu’à sa sortie de la prison de Fleury-Mérogis en avril 2011, en homme libre.
Les deux hommes, d’ailleurs, se connaissent et s’apprécient. Pierre Falcone a fondé à Pékin l’entreprise de consulting Pierson Capital Asia, qui pratique entre autres le conseil aux entreprises chinoises désireuses d’investir en Angola. Il a pour clients le groupe financier CITIC (filiales bancaires dans 44 pays, réserves déclarées de 90 milliards d’euros), la firme d’armement étatique Norinco ainsi que la compagnie China Sonangol, dont Sam Pa est l’un des maîtres d’œuvre.
Comme Pierre Falcone, qui bénéficia de l’immunité diplomatique angolaise pour lui éviter, un temps, la prison française, Sam Pa fait partie des individus que le président dos Santos a tenu à remercier après la victoire contre l’Unita, en 2002. De sources concordantes, c’est en 2004 que Sam Pa remet les pieds en Angola. Et cela tombe bien : ce sera l’année chinoise pour cette ancienne colonie portugaise dévastée par 27 ans de guerre civile.
Vers la fin de l’année précédente, les Occidentaux ont refusé de participer à une « conférence des donateurs » pour organiser la reconstruction, au motif que Luanda ne respecte aucun des critères du « consensus de Washington » prôné par la Banque mondiale et le FMI : il y règne une corruption généralisée, qui voit disparaître chaque année près d’un milliard de dollars de revenus pétroliers, et le pouvoir en place n’a aucune intention d’organiser des élections libres et démocratiques.
Qu’à cela ne tienne : l’Angola se tourne massivement vers la Chine. Sam Pa, qui revient d’une tournée infructueuse en Amérique latine, où il a notamment rencontré le président Chavez à Caracas, ne demande pas mieux. Il est ainsi présenté au vice-roi de Luanda : Manuel Vicente, le patron de la compagnie pétrolière nationale Sonangol.
Ensemble, les deux hommes vont imaginer l’un des contrats « pétrole contre infrastructures » les plus juteux de l’histoire. Ils créent successivement deux sociétés, China International Fund (CIF) et China Sonangol. Lesquelles préachètent dès 2005 la quasi-totalité de la production angolaise de pétrole pour la revendre à la Chine qui en a le plus urgent besoin. Le prix d’achat reste celui de 2005 (55 dollars le baril), alors que celui de vente a doublé depuis.
L’Angola devient le plus gros fournisseur de pétrole à la Chine
En contrepartie des marges considérables qu’elle peut engranger, CIF s’engage à financer en Angola des milliers de kilomètres de routes, trois chemins de fer, un aéroport, deux ports maritimes, des hôpitaux et des centaines de milliers de logements – et même une nouvelle capitale. Des investissements dont l’estimation varie de 2,9 à 9,8 milliards. Quelques mois plus tard, l’Angola devient le plus gros fournisseur de pétrole à la Chine, devant l’Arabie saoudite. En 2010, plus de 20 milliards de dollars de pétrole ont ainsi transité par les sociétés de MM. Sam Pa et Vicente.
Sam Pa, évidemment, n’est pas seul maître à bord. Son nom n’apparaît d’ailleurs dans aucune des structures enregistrées à Queensway 88. Les registres mettent plutôt en avant deux femmes : Veronica Fung, directrice d’une vingtaine de sociétés de la fameuse adresse de Hong Kong, qui pourrait être l’épouse ou la maîtresse de Sam Pa, et Lo Fong Hung, directrice de 34 sociétés, toutes enregistrées dans le même gratte-ciel. L’époux de Mme Lo est connu : il s’agit de Wang Xiangfei, directeur du géant financier Citic et ancien directeur d’un autre géant bancaire étatique, China Everbright. Il a des intérêts directs dans au moins six sociétés de Queensway 88.
Ce qui a le plus surpris les observateurs des menées chinoises en Afrique, lorsque les enquêtes du Congrès américain et de l’ONG Global Witness ont porté ces détails à la surface, c’est que la nébuleuse de Queensway 88 semblait beaucoup plus distincte du gouvernement chinois que cela n’avait été d’abord pressenti. Bien sûr, le registre du commerce de Hong Kong mentionne le 14, rue Dong Chang An à Pékin comme adresse privée de Wu Yang, directeur d’au moins 14 sociétés du syndicat.
Or cette adresse, un bâtiment gris et massif à l’est de la place Tian Anmen, n’est autre que le siège des services secrets chinois. Le colonel Wu semble pourtant avoir été écarté récemment du « syndicat », avec lequel il est d’ailleurs en procès, alors que les intérêts angolais, eux, ne cessent de monter en puissance. Selon l’Economist, les registres de Singapour, où le « syndicat » a délocalisé ses derniers montages, montrent que la société China Sonangol, angolaise en majorité, pourrait avoir déjà racheté CIF, la société d’origine.
De fait, la puissance privée du syndicat de Queensway 88 n’a cessé d’irriter les autorités chinoises, qu’il s’agisse des majors pétrolières qui ont dénoncé une concurrence déloyale, ou les diplomates chinois confrontés à des compatriotes sans scrupule, susceptibles de ternir la belle image qu’ils entendent projeter de la Chine, « sœur et alliée des peuples africains ».
« Tous les projets de CIF en Angola sont mauvais », a ainsi déclaré en 2008 à un hebdomadaire de Hong Kong l’ambassadeur de Chine à Luanda. Et de fait, une grande partie des chantiers ouverts en grande pompe par le CIF dans ce pays ont connu d’étranges destins : des milliers d’ouvriers renvoyés en Chine à peine arrivés, camps de travail évacués d’urgence, retards cumulés, reprise des travaux par d’autres compagnies chinoises. Tout se passe comme si la seule chose que savait faire le CIF, c’est d’acheter le pétrole pour un prix et le revendre pour le double.
Des jets privés
Cela au moins lui vaut un trésor de guerre considérable, que le « syndicat » entend investir ailleurs en Afrique. Des jet privés portant le signe CIF ont ainsi été aperçus à l’aéroport d’Harare, au Zimbabwe, où Sam Pa et les siens ont financé les services secrets de Robert Mugabe en échange de concessions dans les mines d’or, de platine et de diamants. En contrepartie, CIF devait investir 8 milliards de dollars dans les infrastructure du pays, qui ne se sont jamais matérialisés.
En 2009, le « syndicat » a aussi jeté son dévolu sur la Guinée Conakry, où un jeune officier, Dadis Camara, avait pris le pouvoir à la mort du vieux général Lansana Conté. L’interlocuteur des Chinois fut le ministre des mines de l’époque, Mahmoud Thiam, ancien banquier de Merrill Lynch et d’UBS à New York. Le CIF était prêt à tout pour obtenir la concession du Mont Nimba, le dernier grand gisement de fer au monde, plusieurs mines de bauxite ainsi que des concessions pétrolières.
Il a offert un hélicoptère et 100 millions de dollars à la junte guinéenne, et promis des infrastructures publiques pour 7 milliards de dollars sans compter une centaine d’autobus pour la compagnie de transports publics de Conakry. Rien de tout cela n’a vu le jour : la chute de Dadis Camara fin 2009 et les élections fin 2010 ont abouti à l’expulsion du CIF de Guinée. Un épisode sans doute sans conséquence pour le « syndicat » : ses avions sont désormais signalés aux quatre coins du globe, de Tanzanie à la Côte d’Ivoire, de Corée du Nord à la Russie.
Serge Michel
Article paru dans un hors-série du Monde consacré à la Chine, en 2011.
A la suite de la publication numérique de cet article, M. Pierre-Joseph Falcone nous a écrit le 12 juin 2015 par le biais de son avocat, Me Delphine Meillet. Pierre Falcone affirme ne pas connaître M. Sam Pa, ne l’avoir jamais rencontré et n’avoir par conséquence aucune relation d’affaires [avec lui]. « L’article litigieux mêle donc M. Falcone à des dossiers auxquels il est totalement étranger et dont il ne connaît même pas le protagoniste cité à titre principal », ajoute l’avocat.
* LE MONDE Le 09.06.2015 à 16h03 • Mis à jour le 25.06.2015 à 11h25 :
http://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/06/09/ces-boucaniers-chinois-qui-se-partagent-les-richesses-africaines_4650540_3212.html