Hasquenoph est également collaborateur de Regards et tient une chronique dans notre trimestriel. Aussi intrigué qu’obstiné, il s’est lancé sur les traces d’Ahae, mécène sud-coréen pour de prestigieux établissements culturels, mais aussi – sous son vrai patronyme Yoo Byung-eun – gourou d’une secte évangélique, escroc notoire et propriétaire du ferry le Sewol, dont le naufrage en 2014 a fait près de trois cents morts [1].
Une enquête fascinante que restitue son livre Ahae, mécène gangster, et qui, au-delà du polar, éclabousse le petit monde des musées en pointant sa désinvolture et sa complaisance envers ceux qui le financent.
Regards. Votre livre, Ahae mécène gangster, raconte d’abord l’histoire d’un photographe amateur sud-coréen soudain porté aux nues par les plus grandes institutions, notamment Le Louvre et le château de Versailles. C’est par là qu’a commencé votre enquête ?
Bernard Hasquenoph. Quand je suis allé voir l’exposition qui lui était consacrée à l’Orangerie, j’ai été frappé par le décalage entre le professionnalisme de la présentation et les photographies elles-mêmes : de gentils clichés d’animaux et de couchers de soleil d’une grande simplicité plastique. Je suis ensuite tombé sur un texte extasié de la présidente du château de Versailles, Catherine Pégard, publié sur le site du château et dans le dossier de presse. Ce travail méritait-il vraiment tant d’éloges ? Comment un photographe amateur sorti de nulle part, dont personne n’avait entendu parler, avait-il pu en arriver là ? Cela n’était jamais arrivé à Versailles qui accueille soit des expositions historiques, soit des artistes contemporains qui font partie de la scène internationale.
« Aurait-on permis à Ahae d’exposer au château de Versailles s’il n’avait pas financé des travaux de restauration ? »
Vous avez découvert que cet « artiste » était en même temps mécène pour le château et qu’il finançait sa propre publi-exposition. Un montage inédit ?
J’ai senti tout de suite que cette exposition relevait d’une location d’espace. Mais en enquêtant, j’ai découvert qu’en même temps, Ahae était mécène pour la restauration du bosquet du Théâtre d’eau. Et c’est ce croisement qui est vraiment inédit : qu’un mécène donne de l’argent et la même année loue un espace pour exposer ses propres photos, ça ressemble à du donnant-donnant.
Est-ce légal ?
Légalement, le mécénat ne doit pas servir à promouvoir les activités du mécène. En échange de l’argent qu’il donne, celui-ci a droit à des contreparties encadrées par la loi, lesquelles ne doivent pas être utilisées pour se faire de la publicité. Ce sont des visites privées pour les clients de l’entreprise, la mise à disposition d’un lieu pour organiser une soirée, etc. À première vue, il n’y a rien d’illégal dans le cas d’Ahae. C’est plutôt une manière de contourner les règles car la location d’espace n’est pas considérée comme une contrepartie du mécénat, c’est un contrat commercial différent. Seulement on peut se demander ce qui se serait passé s’il n’avait pas financé des travaux de restauration au château. Lui aurait-on permis d’exposer ?
Vous parlez d’omerta. Sait-on combien d’argent Ahae a versé aux différents musées français ?
Les chiffres du mécénat sont inscrits dans les rapports d’activité. On sait par exemple qu’il a donné 1,1 million d’euros au fonds de dotation du Louvre. Et sur le site du château de Versailles, il est dit qu’il est mécène de l’ensemble des travaux du Théâtre d’eau, ce qui représente cinq millions d’euros – somme qu’il n’a pas versée intégralement. Ce qui est confidentiel, ce sont les contreparties auxquelles ces contrats ont donné lieu. Pour donner une image philanthropique, mais aussi parce que ces transactions concernent souvent des entreprises privées habituées à une culture du secret. C’est quand même un grand mystère : les contreparties de mécénat ne doivent pas excéder 25% du montant du don, mais dans les faits on ne sait pas qui est là pour contrôler. C’est le musée lui-même qui décide que donner la gratuité à mille salariés pendant un an entre dans cette fourchette.
« En France, la culture ne doit pas s’abaisser à parler d’argent »
On reste dans un flou complet…
C’est d’une totale opacité ! Quant aux locations d’espace, ce volet est aussi très confidentiel. L’administrateur du Louvre a parlé dans la presse de 500.000 euros pour la location des Tuileries, mais les rapports d’activité ne mentionnent qu’une somme globale et non pas ce que chacun a payé. Pour ma part, j’ai écrit dans le monde entier pour obtenir des informations. On m’a répondu des États-Unis, d’Angleterre, de République tchèque, de Corée, d’Italie, de Prague… Tout le monde m’a répondu, sauf en France. Dans ce pays, la culture ne doit pas s’abaisser à parler d’argent.
Comment des musées nationaux ont-ils pu se laisser convaincre de travailler avec cet inconnu dont vous avez montré qu’il était impliqué dans une sombre affaire de secte et qu’il avait tout d’un gangster ?
C’est Henri Loyrette, président du Louvre, qui a introduit Ahae en France. Cet homme lui a été recommandé par Guy Oliver, architecte d’intérieur et personnalité du gotha anglais proche du prince Charles. Cet entre-soi a joué un grand rôle depuis la première exposition, à Prague, que lui a consacré un musée national. L’ambassadeur de Corée du Sud en République tchèque était en effet le beau-frère d’Ahae. Et puis ce gentil homme d’affaires âgé que personne n’avait jamais rencontré réalisait de « jolis » clichés qui s’accompagnaient en plus d’un message écologique. On ne peut pas trouver plus consensuel.
Au fond, cette histoire repose sur un jeu trouble dont les visiteurs sont les premières victimes ?
Les présidents d’établissement ont fait de la réclame et les médias français y ont été relativement indifférents. Alors oui, le visiteur est le dindon de la farce. Tout était tellement bien packagé – des lieux prestigieux, la caution des plus hautes instances, des agences de communication qui ont pignon sur rue – que l’œuvre a pris de la valeur artificiellement. Comme si avec beaucoup d’argent, on pouvait créer un artiste de toutes pièces.
Entretien par Marion Rousset