« Le gouvernement a-t-il peur d’une mobilisation des jeunes ? », « Devaquet, CIP, CPE : ça recommence », « les mouvements étudiants font toujours céder les gouvernants », « pour la première fois la gauche perd sa jeunesse », « l’UNEF pouponnière du PS », « les étudiants sont manipulés »…
À chaque mobilisation (ou menace annoncée de mobilisation), ce sont les mêmes questions qui reviennent et que l’on me pose puisque je suis considéré comme un « expert » de jeunes, étudiants ou lycéens. Et cette impression de rappeler, de répéter ce qui a déjà été dit lors des interrogations et entretiens précédents, comme si la mémoire se perdait.
Que les étudiants ou les lycéens, dont les cohortes et générations se renouvellement par cycles courts (l’on reste entre 4 et 7 ans en études supérieures), ne retiennent que de grandes références parfois sous la forme de mythes (Mai 68, Devaquet, CPE), cela s’entend. Mais qu’il en aille de même dans les médias, les administrations, les gouvernements supposés tous avoir une certaine longévité dans leurs métiers et mandats, cela surprend.
Les mouvements étudiants, des objets illégitimes ?
On ne s’intéresserait donc aux étudiants que quand ils font parler d’eux ? L’on comprend alors pourquoi ils tentent de se faire entendre par les seuls outils dont ils disposent puisque cesser le travail ne suffit pas : la parole est portée par l’action visible, notamment dans la rue, pour avoir accès aux grands médias.
Et même l’institution universitaire, dont une mission essentielle est pourtant la recherche, se préoccupe peu en la matière de « ses » étudiants. Au GERME, sur le front de la recherche pluridisciplinaire, comme à la Cité des mémoires étudiantes qu’il a contribué à créer sur le front des archives (y compris iconographiques) l’on en sait quelque chose, tant la difficulté à obtenir des moyens est grande.
Sait-on qu’il n’y a eu, dix ans après le CPE, moins de thèses et de mémoires de master sur le sujet que de doigts de la main ? Quelques articles scientifiques et quelques contributions de témoins et acteurs permettent de remplir une feuille recto-verso de références.
Comme si le champ des mouvements étudiants (mouvements entendus aussi bien comme organisations que comme mobilisations) n’était pas un champ légitime de recherche. Ne parlons pas des enseignants du supérieur, la déception est encore plus grande. Décidément, quand il s’agit de se pencher sur elle, l’université est bien timorée !
Non, les étudiants ne « gagnent » pas toujours
Alors, que nous enseigne cette vingtaine d’années de recherches, de confrontation riche avec les acteurs « anciens » et actuels – car nous cherchons toujours à présenter (quitte à « désenchanter ») aux militants d’hier et d’aujourd’hui nos découvertes, nos intuitions car leurs réactions stimulent aussi nos travaux ? C’est qu’il y a beaucoup de raccourcis, « d’évidences », de mythologies qu’il faut parfois contrer, et le plus souvent nuancer.
Les étudiants gagnent-ils toujours ? L’on a en tête leurs grandes « victoires » : retrait du projet Devaquet, renonciation aux réformes du CIP, du CPE. Mais on oublie les échecs : grève de 1976 contre la réforme du deuxième cycle universitaire, mobilisations LMD puis LRU pour ce XXIe siècle commençant.
Alors, il faut à chaque fois se plonger dans les contextes, universitaires, sociaux, politiques car – nous le verrons – s’il se dégage des constantes, il y a beaucoup de particularités.
D’abord, contrairement à la réforme Devaquet de 1986, le CIP puis le CPE (comme aujourd’hui) sont des réformes du code du travail, avec des aspects qui touchent plus ou moins les jeunes. Or, les étudiants sont non seulement destinés à être pour leur écrasante majorité de futurs salariés (et majoritairement enfants de salariés), mais pour beaucoup ils le sont déjà.
Si 40% des étudiants travaillent – pourcentage qui est demeuré le même depuis ce qu’on en disait en 1950 – l’effet de nombre change la donne. 40% de 2.500.000 étudiants, c’est un million de salariés qui sont aussi étudiants, soit 5 à 6% du champ soumis au droit du travail.
Si les mobilisations contre les réformes LMD puis LRU n’ont connu ni le même ampleur, ni le même résultat c’est aussi qu’il s’agissait de « réformes cadres » à application différée puisque chaque université n’était pas touchée au même moment.
Avec « l’autonomie », on a laissé les universités appliquer en plusieurs vagues (donc étalées sur plusieurs années) les réformes de leurs statuts et donc les mouvements locaux – parfois importants – avaient du mal à se coordonner. En réalité, la dernière grande tentative de réforme universitaire globale et uniforme fut celle de1986. Dans une certaine mesure, son esprit s’est appliqué par morceaux sur la longue durée.
En 2006, pour le CPE, il y avait un front syndical commun
CIP, CPE, Loi Travail... Nous sommes dans ces trois cas dans des configurations politiques à la fois proches et différentes. 1986, 1994, 2006, 2016, à 12-18 mois des élections présidentielles, l’échéance pèse dans les prises de décision. Cohabitation Chirac/Mitterand, Balladur/Mitterrand, compétition Villepin/Sarkozy, et aujourd’hui nul besoin de développer.
La peur d’un mouvement de jeunes ? En réalité pas en soi, mais s’il risque de rentrer en concomitance avec d’autres secteurs touchés eux-mêmes par des protestations. Chirac comme Balladur ont connu 1968 aux côtés de Pompidou, et sans doute cette expérience leur faisait craindre les grèves étudiantes et le début de la grève à la SNCF (1986) ou la convergence avec les confédérations syndicales (1994).
Le dernier mouvement étudiant de 2006 devenait en fait un mouvement de convergence puisque ce sont des millions de salariés qui ont battu le pavé pour que « leur » code demeure en héritage à leurs enfants. En 2006, la mobilisation s’effectue contre une loi déjà adoptée (au moyen du 49-3 d’ailleurs), et ne devient une vague déferlante début mars qu’après une lente mobilisation en tache d’huile le mois précédant.
Aujourd’hui, il s’agit d’un avant-projet, ouvert à la négociation, report qui a d’ailleurs (le but n’était-il pas celui-là) ébréché ce qui en 2006 était un front syndical commun.
Ce n’est pas la première fois que la gauche déçoit la jeunesse
Cela conduira-t-il à l’attentisme (attendons de voir !) ou au contraire poussera à une mobilisation importante sortant du virtuel dans les amphis et la rue pour « pousser l’avantage » ? On ne peut le dire, sinon que partisans du retrait ou de la négociation ont en principe intérêt à un rapport de forces s’exprimant fortement.
Mais là, on entre aussi dans les interactions entre les acteurs, puisque chaque « coup » (pétition, communiqué, annonce de report, manifestation) va entraîner des effets, et des prises de position qu’on ne peut anticiper avant d’avoir vu les résultats des autres coups de tel ou tel acteur, partenaire, concurrent ou adversaire, c’est selon.
Alors, la gauche perdrait-elle sa jeunesse ? Ce ne serait pas la première fois qu’un grand parti de gauche décevrait une jeunesse étudiante qui lui faisait plutôt confiance, arrivant au pouvoir (Guy Mollet en 1956 envoyant le contingent en Algérie), dans l’opposition (le PCF face à l’UNEF en 1961 comme en 1968), et puis aujourd’hui à nouveau au pouvoir.
Mais interrogeons la question : pour « perdre » quelque chose, il faut d’abord « l’avoir ». Or, les partis ne « contrôlent » ni la jeunesse, ni leurs organisations syndicales, que ce soit la FAGE ou l’UNEF pour les deux plus importantes, cette dernière ayant une plus grande visibilité dans ces conjonctures de mobilisations d’abord par la légitimité que confère le sigle et son histoire, ses prises de position et son fonctionnement militant.
Sans omettre l’intersyndicalisme interprofessionnel pratiqué désormais par la plupart des organisations dans un mouvement étudiant multipolaire, dont il faut souligner que l’engagement se concrétise au quotidien, plus discret et aussi réel pourtant que les « grands moments » visibles.
Les mouvements d’étudiants influent sur les partis
Et dans ces moments critiques, ce sont plutôt les mouvements d’étudiants qui influent sur les partis, les entraînent. Après tout, en 1986, le PS ne demandait pas le retrait du projet Devaquet, il y a été contraint par les lycéens et étudiants, par les organisations (UNEF, SOS Racisme dans les lycées) qui comptaient pourtant nombre d’adhérents au PS, et qui en réalité portaient les revendications jeunes dans leur parti et non l’inverse.
Et ce n’est pas un hasard si, après leur militantisme étudiant certains continuent à agir dans des partis. Ils y commencent en tous cas sur la gauche, fidèles à leurs engagements initiaux. Certes, le vieillissement ensuite en amène parfois certains à s’installer dans une « carrière politique », mais la majorité on la retrouve dans les associations, les syndicats, « élites obscures » ignorées par ceux qui prenant la partie pour le tout ne se focalisent que sur quelques célébrités.
Car si « courroie de transmission » il y a, elle fonctionne dans les deux sens et c’est plutôt du bas vers le haut que cela réussit. Raison pour laquelle il faut s’intéresser d’abord à cette « histoire par en bas » car c’est elle qui conditionne l’interaction avec les choix des acteurs « d’en haut ».
Robi Morder
Politologue