Les autorités ont poussé des cris de victoire à l’arrestation de Salah Abdeslam. « On l’a eu ! »… Quelques jours plus tard, les criminels de Daesh frappaient en plein cœur de Bruxelles. Trente-deux morts, des centaines de blessés, des enfants mutilés. Un carnage horrible. Aurait-il pu être évité ? Peut-être. Le dysfonctionnement des services de sécurité dans le cas d’Ibrahim Barkhaoui est flagrant, et fait penser à l’affaire Dutroux.
Mais Dutroux était (presque) seul, tandis que Daech est une organisation criminelle qui ne manque pas d’aspirants au suicide. Y compris des aspirants issus de milieux non musulmans, moins « répérables » que Barkhaoui. L’attentat de Verviers a été déjoué, cela n’a pas empêché la suite. Si Ibrahim Barkhaoui avait été remis en prison à son retour de Turquie, que se serait-il passé ? Il y aurait recruté d’autres djihadistes – avant d’en sortir un jour. L’arbre ne doit donc pas cacher la forêt. C’est une illusion de croire qu’on peut venir à bout du fléau terroriste par une « meilleure police », de « meilleurs renseignements », une surveillance « ciblée », etc. [1]
Attentats suicides
Le problème est là : rien ne peut empêcher un candidat fanatique au suicide de se faire exploser au milieu d’une foule innocente. A partir du moment où tout le monde est visé, le nombre de cibles potentielles est tellement élevé qu’on ne peut même pas essayer de les protéger toutes. En vérité, même un Etat policier à la big brother ne viendrait pas à bout du terrorisme djihadiste. Même un tel Etat ne pourrait nous prémunir d’un attentat suicide contre une de nos centrales nucléaires « microfissurées ». D’ailleurs, voulons-nous vivre dans un tel Etat ?
La réponse sécuritaire au terrorisme, du coup, est manifestement dans l’impasse. Il est clair que les responsables des services sont désemparés. L’OCAM a mis le niveau de la menace à 4… après les attentats. Et maintenant, que faire ? Imposer un lockdown (bouclage) généralisé, comme celui qui a paralysé Bruxelles après les attentats de Paris, en novembre ? Les patrons n’en veulent plus, ça coûte trop cher à l’économie. Le gouvernement exclut donc cette « solution ». De toute manière, le lockdown ne peut durer que quelques jours, il suffit aux terroristes d’attendre que ça passe…
Quoi d’autre ? Mettre encore plus de militaires dans les rues ? Il est clair que ça ne sert à rien. Les soldats étaient à Zaventem. Même des chars dans les rues et un sous-marin dans le canal ne seraient d’aucune utilité contre des attentats suicides. Les responsables le savent. Le déploiement de l’armée, pour eux, avait surtout pour but de calmer la population, en montrant – à grands frais – que l’Etat la protège.
La décision de filtrer l’entrée et la sortie des gares bruxelloises pour fouiller les voyageurs illustre bien l’impuissance de la réponse sécuritaire. Il est probable que ce filtrage a été décidé comme alternative au lockdown, afin de rassurer les gens. Mais il ne rassure pas, il inquiète au contraire. En effet, un terroriste peut prendre le train avec ses explosifs dans une gare de province, et se faire exploser à Bruxelles dans la foule des navetteurs qui attendent de passer à la fouille pour pouvoir quitter l’édifice. A se demander qui a pu inventer un dispositif aussi absurde…
Guerre totale ?
On pourrait continuer plus longtemps le jeu des hypothèses sur ce que le gouvernement va faire. Aucune n’apporte de solution structurelle. Lancer une guerre totale pour rayer l’Etat islamique de la carte en Irak et en Syrie surgit alors comme la « solution » dont rêvent les droites plus ou moins extrêmes. Seulement voilà : c’est ce que Bush junior a mis en œuvre en Afghanistan, et on connaît le résultat. Non seulement Al Quaeda n’est pas mort (contrairement à des milliers de civils !), mais en plus l’organisation de Ben Laden a accouché d’une autre, encore pire : Daech. Veut-on recommencer la même erreur ? Ne voit-on pas que les croisades de l’Occident contre le monde arabo-musulman sont une pièce de la machine à engendrer la haine vengeresse qui conduit certains à la folie meurtrière ?
Nous disons bien : une pièce de la machine. Il y en a d’autres : la complicité avec les crimes de l’Etat sioniste contre le peuple palestinien ; les ventes d’armes à des dictatures intégristes ; le refoulement impitoyable des demandeurs d’asile ; l’abandon et la ghettoïsation des quartiers pauvres de nos villes, où vivent les populations d’origine immigrée ; le racisme et l’islamophobie, les contrôles de police au faciès, les discriminations à l’embauche, les campagnes haineuses contre les femmes portant le foulard ; la stigmatisation médiatique ; sans oublier l’odieuse lâcheté de la realpolitik face aux crimes ignobles du régime soi-disant « laïc » (en fait, il ne l’est pas du tout !) de Bachar El Assad, le bourreau du peuple syrien. Ce qui est étonnant, ce n’est pas qu’une « machine » pareille suscite la haine, c’est que certains s’en étonnent !
Un mécanisme sectaire
Nous ne discuterons pas ici les raisons qui peuvent expliquer que cette haine prenne la forme d’une ultra-violence destructrice, et qu’elle se pare d’une idéologie d’un autre âge : pseudo-religieuse, machiste, autoritaire, profondément réactionnaire. Tout indique que les jeunes déboussolés qui quittent nos quartiers pour rejoindre le djihad ne suivent pas la pente d’une radicalisation de l’islam mais bien celle d’une pseudo-islamisation de leur radicalité – ou de leur délinquance. C’est en fait la « radicalisation » de leur haine sans perspectives qui amène certains, à un certain moment, à entrer dans ce fantasme : l’islamisme radical donnera un sens à ta vie, l’Etat islamique t’offrira un Royaume de fraternité et ta mort en martyr (en fait : en assassin) t’ouvrira les portes du paradis.
En bref, le mécanisme est sectaire, pas religieux. Or, dans cette secte, l’exaltation du suicide est telle que, chaque fois qu’un « martyr » se fait exploser, plusieurs dizaines de candidats se lèvent pour prendre sa place. Il n’y a pas d’issue policière à cette situation, et pas d’issue militaire non plus. Une solution structurelle ne peut être que politique : il faut faire en sorte que la source de la haine se tarisse. Cela demande un changement de cap radical et cohérent, dans tous les domaines correspondant aux « pièces » de la machine. Un changement de cap combiné, tant en politique extérieure qu’en politique intérieure.
Retirer les troupes belges des terrains d’intervention où elles sévissent. Renvoyer l’armée dans les casernes (en attendant de la supprimer purement et simplement). Soutenir la lutte légitime du peuple palestinien pour ses droits. Mettre fin unilatéralement aux ventes d’armes à l’Arabie saoudite et autres dictatures (en attendant de supprimer la production d’armes, avec reconversion des travailleurs). Soutenir les luttes populaires pour la démocratie, en Syrie et ailleurs. Accueillir les réfugiés et demandeurs d’asile. Dégager des moyens pour une politique de rénovation urbaine digne de ce nom dans les quartiers défavorisés. Mettre fin aux provocations et aux violences policières. Créer des emplois de qualité, investir dans les infrastructures publiques. Ouvrir les médias à la libre expression. Pratiquer une vraie démocratie participative avec pouvoir effectif de décision pour les associations, comités de quartier, etc. Telles sont quelques-unes des idées à creuser.
La raison de l’émotion
Il n’y a pas de solution simple à un problème compliqué et nous n’avons certainement pas de programme clé sur porte pour lutter contre le terrorisme. L’élaboration d’un tel programme doit se faire avec les acteurs sociaux. Cela prendra du temps et n’éliminera pas les dangers, mais la mobilisation sociale offre une meilleure protection que les unités spéciales. En tout cas, une chose nous semble certaine : une issue ne peut être trouvée qu’en tournant le dos à la logique actuelle d’une société fondée sur l’injustice, la violence et l’exclusion. Il faut suivre la voie d’une politique sociale généreuse, basée sur la solidarité, les libertés démocratiques, le partage des richesses et la lutte contre les inégalités, chez nous et dans le monde. Comme le disait le communiqué de la LCR (lu par plus de 10.000 personnes sur notre site) : « C’est par la vie que l’on combat une politique de mort. » C’est en effet de la vie et de la mort qu’il s’agit. Cela soulève une vague d’émotion. Puisse celle qui nous mobilise aujourd’hui aider la raison à nous sortir de l’engrenage de la barbarie.
Daniel Tanuro