Regards. Vos deux livres paraissent après une série de scandales impliquant des puissants. La question de la fraude fiscale est-elle enfin entrée de plain-pied dans le débat public ?
Alexis Spire. Oui, le contexte politique a permis de donner une place plus importante au sujet de la fraude fiscale dans le débat public. Nous avons débuté notre enquête en 2010, un peu avant le déclenchement de plusieurs scandales comme les “affaires” Bettencourt et Cahuzac. Le contexte actuel est un moment propice, mais pas inédit : on pourrait le comparer avec les années 1930 qui ont vu éclater plusieurs scandales bancaires. Reste que ces dernières années, avec la crise des finances publiques et la multiplication des procès, la question a pris une ampleur particulièrement importante.
Monique Pinçon-Charlot. Nous vivons effectivement une période tout à fait originale. La crise de 2008 a constitué une cassure et depuis lors, nous assistons à un emballement de la visibilité de la fraude fiscale dans le débat public. Le grand détonateur, ce fut en 2009 quand Hervé Falciani, ex-informaticien de la banque HSBC, a divulgué au fisc français la liste des détenteurs de comptes en Suisse. Cet événement a rendu visibles des centaines de noms, que nous donnons d’ailleurs dans notre ouvrage car nous avons toujours cherché à personnaliser les positions de pouvoir des dominants. Les lanceurs d’alerte se sont multipliés, comme Stéphanie Gibaud, cadre d’UBS France [elle a refusé de détruire des listings susceptibles de mettre au jour l’évasion fiscale organisée par la banque qui l’employait] et, avant elle, Bradley Birkenfeld qui avait dénoncé l’existence d’un tel système de fraude au sein de la filiale américaine, ou encore Céline Martinelli pour le Crédit mutuel. Ils ont déplacé des fichiers qui étaient sur des disques durs à Genève et à Monaco. Les 44.000 dossiers des repentis fiscaux déposés au STDR [Service de traitement des déclarations rectificatives] proviennent, pour les trois quarts, du travail de ces lanceurs d’alerte.
« L’essentiel des contrôles approfondis concernent aujourd’hui des entreprises, presque jamais des particuliers. » Alexis Spire
Regards. Bercy a-t-il joué un rôle dans les récentes révélations ?
Monique Pinçon-Charlot. On assiste aux cocoricos des ministres et responsables de la fiscalité à Bercy, tout fiers de dire qu’ils engrangent de l’argent. Michel Sapin, ministre des Finances, a annoncé que le fisc allait récupérer 2,6 milliards d’euros en 2015. Pourtant, la visibilité actuelle de la fraude fiscale n’est pas due au résultat d’une traque émanant du ministère : elle est d’abord liée au travail des lanceurs d’alerte, et ensuite aux conflits familiaux comme dans le cas de « l’affaire Bettencourt ». La découverte des millions d’euros cachés en Suisse n’est pas née d’une volonté politique ! Selon un rapport de la Cour des comptes de 2012, les cinq cents premières fortunes de France risquent en effet de faire l’objet d’un contrôle fiscal approfondi une fois tous les… quarante ans. Idem pour Guy Wildenstein, ce marchand d’art soupçonné de fraude dont le procès doit se tenir en 2016 : sa situation est le résultat d’un très grave conflit familial. Pareil pour le baron Ernest-Antoine Seillière de Laborde, aux prises avec sa terrible cousine Sophie Boegner.
Alexis Spire. Le contrôle administratif de certains dossiers concernant de grosses fortunes a été renforcé, notamment depuis 2008. Ceux qui possèdent un patrimoine ou des revenus très conséquents font désormais l’objet d’un contrôle systématique tous les trois ans. Le problème, c’est que celui-ci s’effectue depuis le bureau, donc l’enquête n’est pas approfondie : il n’y a, par exemple, pas de rapprochement avec les relevés bancaires. D’ailleurs, l’essentiel des contrôles approfondis concernent aujourd’hui des entreprises, presque jamais des particuliers.
Regards. Un contrôle qui n’est pas approfondi sert-il à quelque chose ?
Alexis Spire. C’est une vraie question. Il s’agit d’un contrôle à distance dont le but est d’essayer de vérifier la cohérence des déclarations, notamment en matière d’impôt sur la fortune et d’impôt sur le revenu.
Monique Pinçon-Charlot. Les inspecteurs des impôts que nous avons interviewés sous couvert d’anonymat nous ont expliqué que leurs conditions de travail ont été organisées au plus haut de la hiérarchie de Bercy, afin qu’ils soient tenus éloignés des plus grandes fortunes. Leur travail est cloisonné, parcellisé, ils n’ont pas accès à l’ensemble de l’information. Dès que le sujet est sensible, c’est-à-dire quand il implique des personnalité à fort enjeu car détentrices de plusieurs millions d’euros, les personnels qui s’en occupent sont recrutés exprès au sein de la Direction générale des finances publiques. Pour dire les choses rapidement, ils sont recrutés parce qu’on a confiance en eux.
Alexis Spire. Avec Michel Pinçon, Monique insiste beaucoup sur la connivence entre les élites, qui touche au cœur du pouvoir économique et politique. Ils s’intéressent donc à des dossiers très spéciaux, rares, extrêmement surveillés. Et il n’est pas impossible que la mansuétude dont ont bénéficié Guy Wildenstein ou le baron Seillière soit en partie imputable à cette connivence. Mais ce sont deux cas un peu particuliers. Avec Katia Weidenfeld, nous nous sommes davantage intéressés à l’ensemble des dossiers car nous souhaitions mettre en lumière les effets de structure liés au fonctionnement des institutions. Et Bercy, c’est quand même une administration paradoxale composée d’agents qui, à tous les niveaux, sont très attachés à la justice fiscale. Ils ne se laissent pas dessaisir aussi facilement de leurs dossiers ! Et ils obtiennent des résultats statistiques tangibles – au moins en matière de notification de redressement. Après, sur le recouvrement effectif, il faudrait nuancer.
« Le “verrou de Bercy” est un maillon important qui permet à l’oligarchie d’échapper au procès. » Monique Pinçon-Charlot
Regards. Mais ces institutions ne sont-elles pas – au moins en partie – le résultat de cette connivence dénoncée par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ?
Alexis Spire. Ce n’est évidemment pas un hasard s’il y a beaucoup moins d’instruments pour contrôler les très gros patrimoines que les petites allocations. Mais c’est plus un effet structurel que le résultat d’une volonté politique immédiate. Et il faut quand même dire que les contrôles de dossiers à fort enjeu sont aussi les plus prestigieux pour les agents des impôts. Donc les inspecteurs qui s’en occupent font un peu partie des unités d’élite. Seuls ceux qui sortent les premiers des écoles peuvent être affectés au contrôle des grandes entreprises et des grandes fortunes.
Regards. Coincer une grande fortune, c’est valorisant ?
Alexis Spire. Les contrôles fiscaux visent à recouvrer le maximum d’argent. Même s’il n’existe pas officiellement d’objectifs chiffrés pour les inspecteurs des finances publiques, ils sont incités à notifier d’importants redressements. Le problème est que, du coup, la dimension punitive ou pénale est totalement secondaire ou périphérique.
Regards. Vous vous rejoignez sur ce point : les riches fraudeurs échappent à la spirale punitive dans laquelle sont pris les autres types de délits…
Alexis Spire. Oui, nous avons dégagé les profils sociaux des personnes et sociétés qui passent en procès. Et constaté l’absence des très grosses entreprises ainsi que la quasi-absence des fraudes patrimoniales, alors que les petites entreprises du bâtiment, de gardiennage, de revente de voitures d’occasion sont au contraire très représentées. À ce sujet, il est frappant de constater que le service qui contrôle les très grandes entreprises est celui qui rapporte le plus d’argent, mais qu’en matière de dossier pénal, c’est toujours zéro. La transaction est systématiquement privilégiée.
Monique Pinçon-Charlot. Le “verrou de Bercy” est un maillon important qui permet à l’oligarchie d’échapper au procès. En effet, seul le ministre des Finances a le droit de transférer au parquet un dossier. Il faudrait au contraire que n’importe quel inspecteur des impôts puisse saisir le parquet quand il a connaissance d’une fraude.
Alexis Spire. Tout n’est pas centré sur le “verrou de Bercy”. Si les grosses fortunes et les riches entreprises sont rarement punies, c’est surtout parce que l’objectif de l’administration est de récupérer de l’argent. Dans le cas des grosses entreprises qui négocient grâce à des avocats fiscalistes, une transaction immédiate vaut mieux qu’un procès incertain. Donc elles ne se retrouvent jamais devant le juge.
« Cette fraude collective est organisée avec la complicité de Bercy et d’une flopée d’avocats fiscalistes et d’inspecteurs des finances. » Monique Pinçon-Charlot
Monique Pinçon-Charlot. Je ne crois pas que Bercy cherche à tout prix à récupérer de l’argent. Sinon pourquoi Sylvia Wildenstein aurait-elle eu tant de mal à obtenir que Guy Wildenstein fasse l’objet d’un contrôle et d’une poursuite au pénal ? Cela a mis dix ans, nous avons publié les lettres que son avocate a adressées aux différents ministres du Budget et qui sont restées sans réponse. Il a fallu que le ton monte, que l’avocate menace, que l’affaire soit relayée par la journaliste Élise Lucet dans son émission Cash investigation, pour qu’ils ne puissent plus revenir en arrière. Dans l’affaire Ernest-Antoine Seillière de Laborde, c’est pareil : sans les articles de Franck Johannes et Claire Gatinois dans Le Monde, le baron aurait sans doute évité les sanctions. Nous pensons que la fraude fiscale est une arme au cœur de la guerre que les riches mènent actuellement contre les peuples. Une arme, parce qu’elle a des conséquences criminelles.
Regards. Lesquelles ?
Monique Pinçon-Charlot. À partir de 1983, année qui inaugure le “tournant de la rigueur”, la dette publique s’enflamme. Dès lors, les socialistes renoncent aux nationalisations, dégraissent des postes comme les services publics et ils octroient aux plus riches des avantages fiscaux multiples et variés. Cette politique a construit un déficit public qui fut ensuite présenté au peuple – accusé de coûter trop cher – comme étant de sa responsabilité.
Regards. Comment s’explique, historiquement, l’impunité des puissants en matière de fraude fiscale ?
Alexis Spire. Cette forme d’indulgence tient à l’histoire de l’État en France. Depuis l’Ancien régime, une intransigeance implacable s’applique à ceux qui contestent l’impôt sous forme de mobilisations et de mouvements sociaux, et au contraire une indulgence constante à l’égard de ceux qui fraudent l’impôt de façon discrète et individuelle. L’une des raisons, c’est que l’État rechigne à donner un trop grand pouvoir au juge, qui est quand même beaucoup plus indépendant du pouvoir politique que l’administration fiscale.
Monique Pinçon-Charlot. Pour le dire un peu autrement, dès l’Ancien régime les nobles ne paient pas d’impôts. Ce sont les serfs, le tiers-État, qui s’en acquittent sous forme de diverses corvées. Cette société de caste, les dominants aspirent à y revenir depuis la Révolution. Aujourd’hui, ils y sont arrivés. La politique envers la fraude fiscale est d’autant plus clémente que les fraudeurs sont des personnes qui appartiennent à la classe dominante. Cette fraude collective est organisée avec la complicité de Bercy ainsi que d’une flopée d’avocats fiscalistes et d’inspecteurs des finances. En ce sens, nous vivons actuellement une sorte de retour à l’Ancien régime au nom de la république, du mérite, de la démocratie et des droits de l’Homme.
Entretien par Marion Rousset