La société française n’est pas désarmée face à la montée en visibilité du racisme et ses passages à l’acte : les provocations à la haine raciale, ethnique ou religieuse constituent des limites légales à la liberté d’expression garantie par la loi sur la presse de 1881. La loi Pleven de 1972, les lois dites mémorielles des années 1990-2000 ont encore accru le pouvoir de répression de ces actes et paroles anticivils. Certains ont pu considérer qu’elles constituaient des atteintes parfois disproportionnées à la liberté d’expression garantie par les traités internationaux que la France a ratifiés. Elles ont aussi été soupçonnées de révéler une politique différentialiste de l’Etat à l’égard des victimes du racisme. La loi Gayssot, tout récemment constitutionnalisée, a été particulièrement critiquée pour son objet unique, la pénalisation du négationnisme au sujet de la Shoah, aux dépens d’autres génocides historiques, qu’ils soient arméniens ou rwandais.
Les nouvelles associations de défense juives, noires ou musulmanes, se proclament toutes antiracistes. Elles ont cependant souvent réduit leur objet à la lutte contre une seule forme de racisme parmi d’autres. Pire, elles semblent au mieux devoir s’ignorer, quand elles ne se soupçonnent pas mutuellement de cautionner chacune de leur côté la haine de l’autre. Il ressort de cette absence de débat et de coopération comme une concurrence malfaisante, stérile et victimaire entre minorités menacées dans notre République.
Cette situation de guerre idéologique n’est pourtant pas inédite en France. Au lendemain de l’affaire Dreyfus, on a vu, parallèlement au déchaînement d’un violent antisémitisme et d’un antiprotestantisme plus feutré mais tout aussi réel, la banalisation d’un discours anticlérical très offensif. Anatole Leroy-Beaulieu, professeur à l’Ecole libre de sciences politiques, a dénoncé dans un essai publié en 1902 le succès grandissant de ces « doctrines de haine », jugées structurellement identiques et socialement néfastes. En partageant le même type d’exploitation des bas instincts de la foule, en prêchant la division, elles mettaient selon lui gravement en danger la liberté d’expression dans une société pluraliste, et donc la démocratie républicaine elle-même.
Autres temps, autres mœurs ? Certains stéréotypes racistes, qu’ils soient accolés aux juifs, aux musulmans ou autres, font appel, aujourd’hui comme hier, aux mêmes peurs et fantasmes, à la même technique bien connue de la désignation d’un bouc émissaire. Leur popularité renouvelée prouve aussi la difficulté récurrente de notre pays, unifié et centralisé depuis bien longtemps, à accepter l’expression d’un pluralisme dans l’espace public. Tant que le débat opposera de manière caricaturale les partisans d’un universalisme catho-laïque prônant l’uniformité culturelle aux « communautarismes », juif, chrétien, noir ou musulman, la France, menacée par l’intolérance, les rancœurs et les haines croisées, sera tentée par la demande d’encadrement de l’expression publique par l’Etat, et donc confrontée à la censure accrue de nos libertés.
C’est pourquoi, au lieu d’une concurrence victimaire, il nous semble que les associations militantes antiracistes à l’œuvre dans notre société feraient mieux de partager leurs expériences et pratiques, ne serait-ce que dans un souci pragmatique d’efficacité. Certaines le font déjà, mais leurs actions restent insuffisamment relayées. Elles ont fait de la dénonciation, claire et sans ambiguïté, des préjugés et de la haine véhiculés dans leur propre communauté d’appartenance à l’encontre de l’autre leur exigence préalable. En cela, elles se révèlent antiracistes et socialement nécessaires.
Valentine Zuber, historienne à l’Ecole pratique des hautes études