La crise économique et la corruption sont les arguments mis en avant par plus de la moitié des Brésiliens qui sont en faveur d’un impeachment [destitution de la présidente Dilma Rousseff]. On estime normal de démettre un président sans avoir de preuves solides qu’il soit coupable de « crime de responsabilité » [1]. Les mêmes auteurs ignorent les dizaines d’accusations de corruption qui pèsent sur le parti [PSDB-Parti de la social-démocratie brésilienne] qui pourrait former un nouveau gouvernement, par le biais d’une coalition.
A peine une année après avoir gagné les élections, la présidente Dilma Rousseff a vu le Congrès des députés initier une procédure politique à son encontre. Jusqu’alors, le législatif avait reçu une vingtaine de demandes pour récuser son gouvernement, mais aussi bien le leader de la Chambre des députés (Eduardo Cunha) que celui du Sénat (Renan Calheiros) avaient archivé ces demandes afin de pouvoir les utiliser en tant que monnaie d’échange : si la mandataire effectuait un clair virage plus à droite en matière économique, ils maintiendraient à distance le spectre de l’impeachment.
Dilma a accepté ces conditions. Le premier ministre qu’elle a élu, Joaquim Levy, était un chéri du pouvoir financier, et pour la plus grande joie des marchés internationaux, il a été chargé du portefeuille de l’Economie [ce dernier a démissionné début 2016 [2]. Pour l’Agriculture, Dilma a choisi Katia Abreu (PMDB), connue comme la « reine de l’agronégoce », ennemie des communautés indigènes et alliée des latifundistes [3]. Elle a également annoncé un ajustement budgétaire qui se répercuterait surtout sur les classes laborieuses et elle a proposé une loi pour régulariser la sous-traitance du travail.
Mais malgré le fait qu’elle a suivi les recommandations des barons du Congrès, le pacte tacite entre l’exécutif et le législatif n’a pas été respecté. Il a sauté le jour où deux députés du Parti des travailleurs (PT) ont accepté de voter en faveur de la motion du Comité d’éthique du Congrès qui accusait Cunha d’occulter des comptes millionnaires en Suisse. Le lendemain matin, Cunha annonçait qu’il acceptait la demande d’impeachment contre Rousseff.
Les accusations formelles se basaient sur six décrets budgétaires approuvés par la présidente en sachant qu’il n’y avait plus d’argent dans la « caisse » ainsi que ce qu’on a appelé les « bicicleteadas » budgétaires, à savoir un maquillage des comptes pour recevoir des crédits de la part des banques et maintenir ses promesses de dépenses sociales [4].
Depuis que la commission de l’impeachment a commencé à analyser la solidité juridique de la demande en mars, le débat sur le fait de savoir si la procédure politique serait ou non un « tir à blanc » est sur la table. L’ex-ministre de la Justice José Eduardo Cardozo [ministre de la Justice de janvier 2011 au 3 mars 2016], qui a agi cette semaine en tant qu’avocat de Rousseff, a assuré qu’il n’existait pas « de crime de responsabilité ni d’acte frauduleux de la part de la présidente ». En ce qui concerne les « bicileteadas » budgétaires, il a reconnu que pendant un certain temps on avait arrêté de payer les banques faute de disposer de liquidités. Cette semaine, lors de la dernière session de défense de la mandataire, il a expliqué : « C’est comme si un père faisait un budget au début de l’année de ce qu’il va dépenser au marché, mais que, quelques mois plus tard, il perd son travail et rencontre une série de problèmes qui font qu’il ne peut pas respecter ce qu’il avait prévu. »
Mais les accusations concrètes pour lesquelles la présidente continue à être jugée intéressent peu les 68% des Brésiliens qui soutiennent l’impeachment. Le récit construit par quelques économistes, politiciens de l’opposition et grand médias [avant tout le groupe O Globo] répètent que la démission de Dilma est la seule issue pour sauver le pays de la crise économique et de la crise morale provoquée par les centaines de cas de corruption.
Le contrôle de l’économie
Si la crise économique est indéniable, la situation d’ingouvernabilité créée par le Congrès l’est également. Au cours de l’année et demie écoulée Cunha n’a pas permis que la présidente approuve des lois fondamentales pour réduire les déficits des comptes publics. Avec le pays paralysé, la crise est devenue plus aiguë, l’inflation [en février 2016, l’indice des prix à la consommation par rapport à l’année précédente se situait à 10,4%] et le chômage ont augmenté et le Brésil continue à connaître une récession et à accumuler les dettes publiques. Les mouvements sociaux qui jusqu’à juin 2013 étaient restés fidèles au PT sont, en partie, à nouveau, depuis 2015, sortis dans la rue pour manifester contre la présidente. Rousseff était isolée au Congrès, abandonnée par ses bases et contestée par son propre parti.
A leur tour, les marchés financiers internationaux ont fait pression pour effectuer des ajustements budgétaires et des changements dans la politique monétaire, alors que la présidente continuait à avoir les mains liées. Les médias internationaux comme The Economist suggéraient qu’elle devait démissionner et des économistes de l’opposition lui attribuaient toute la responsabilité de la crise.
Le discours des médias s’est intensifié au cours de ces derniers mois avec des interviews de personnalités importantes de l’aile néolibérale. L’ex-président de la Banque centrale Alfonso Celso Pastore affirmait dans le quotidien Estado de São Paulo : « L’impeachment serait une des issues à la crise. Un changement de gouvernement et l’entrée d’un autre gouvernement ayant une légitimité nous permettrait de réfléchir à nouveau sur la politique monétaire. » L’économiste Gustavo Franco allait dans le même sens, même s’il se montrait un peu plus spirituel en déclarant dans la revue Istoé : « S’il y avait un impeachment, cela ferait passer le pays par un chemin tortueux, mais ce serait le chemin de la vertu, une renaissance pour le Brésil. » L’ex-président Fernando Henrique Cardoso [président de 1995 à 2003] a, quant à lui, laissé de côté l’argument économique et a assuré : « Ce n’est pas le Congrès mais la rue qui donne la légitimité à l’impeachment. »
Certains médias ont pris parti ouvertement. Estado de São Paulo se déclarait être en faveur de l’impeachment dans son éditorial du dimanche 3 avril. L’influente Folha de São Paulo demandait la démission [et non l’impeachment] de la présidente puisque le verdict politique « pourrait entraîner une blessure dans l’histoire du pays ». El Pais édition du Brésil, en général plus neutre, se prononçait également en faveur de la démission de la présidente dans la colonne de Juan Arias de la semaine passée.
Si les médias promeuvent ce discours, la Fédération des industries de l’Etat de São Paolo (FIESP) le finance. Au cours de ces derniers mois, le bâtiment de la FIESP a été le point de rassemblement des manifestants anti-Dilma. Et c’est de là que proviennent les financements pour les campagnes publicitaires pro-impeachment. Le siège de la FIESP a également servi de lieu où le vice-président Michel Temer [5] a pu rencontrer divers entrepreneurs ces derniers jours afin de mettre au point un programme économique dénommé « Un pont pour l’avenir », avec lequel il compte gouverner si la présidente partait. Il s’agit d’un programme du style « Consensus de Washington » [programme néolibéral dont les éléments structurants ont été développés dès 1989 pour l’Amérique du Sud], qui réduit encore davantage les droits des travailleurs et les dépenses sociales et éloigne l’Etat du contrôle de l’économie. D’après le directeur du Monde diplomatique, édition brésilienne, Silvio Caccia Bava, ce serait là le motif fondamental de la procédure politique : « Le problème ne passe pas par la corruption, ce qui est contesté en ce moment c’est le contrôle de l’économie. »
Des attaques sélectives
Les innombrables cas de corruption qui sont apparus lors de l’opération Lava Jato [lavage automatique de voitures, métaphore utilisée à propos du blanchiment d’argent propre à la corruption] ont été la clé de la construction du discours anti-Dilma et anti-corruption. Jusqu’à maintenant cette enquête a démontré que le PT, les principaux partis alliés du gouvernement (le PMDB jusqu’à il y a une semaine ainsi que le PP-Parti populaire), y compris l’opposition (PSDB), ont reçu des dessous-de-table se montant à des millions de la part des principales entreprises de construction en passant par le détournement de l’argent de l’entreprise étatique Petrobras.
Malgré le fait que parmi les accusés il y a des politiciens de diverses tendances (Lula inclus), les grands médias, avec Globo à leur tête [6], ont créé un discours où le PT apparaît comme le seul coupable. Les détentions de politiciens du PT (y compris de Lula) ont également été les plus médiatisées. Le directeur du Monde diplomatique, édition brésilienne, ainsi qu’une bonne partie de la gauche soulignent le caractère « sélectif » des dénonciations de corruption qui apparaissent dans les médias : « Ils ignorent les accusations contre d’autres partis dans le but de mobiliser la population contre le gouvernement. »
C’est peut-être la raison pour laquelle l’une des découvertes les plus importantes de Lava Jato a été étouffée quelques jours après avoir été révélée. Il s’agit de la « liste Odebrecht » [très importante firme transnationale, d’origine brésilienne, active dans la construction, l’énergie, les technologies dites environnementales, etc.], considérée par le journaliste Fernando Rodriguez comme étant « l’ensemble le plus complet de comptabilité parallèle découverte dans le pays ». C’est dans cette liste qu’apparaissent les noms de 316 politiciens de 24 partis qui auraient reçu des pots-de-vin de la part de cette firme.
Ces documents – qui confirment la symbiose entre l’Etat et les grands oligopoles de la construction, des infrastructures, des énergies – mentionnent beaucoup de politiciens de l’opposition tels que le président du PSDB, Aecio Neves [candidat à l’élection présidentielle contre Dilma Rousseff]. On y retrouve également les noms habituels cités dans les délations (contre récompense) faites par des politiciens. Par exemple sont cités Eduardo Cunha (PMDB) et Renan Calheiros (PMDB). D’autres noms sont plus surprenants, comme celui de la députée du Parti communiste brésilien Manuela d’Avila. Certains pétistes figurent aussi dans cette liste, comme le député Lindberg Farias. Néanmoins ni Dilma ni Lula ne sont cités, alors que le vice-président Temer (PMDB), qui pourrait gouverner le pays en moins d’un mois, l’est.
C’est cette même liste qui a fait qu’une ex-fonctionnaire d’Odebrecht révèle 400 autres documents qui démontraient que le schéma de détournement entre l’entreprise de construction et les partis à tour de rôle fonctionnait depuis la re-démocratisation du pays. Dans les informations de cette époque figurent peu de pétistes, car ils étaient loin de former un gouvernement, mais par contre il y avait de nombreux membres du PSDB (l’actuel parti d’opposition) ainsi que certains qui reviennent maintenant, comme l’ex-président José Sarney et le sénateur et ex-président Fernando Collor de Mello [qui a été destitué pour trafic d’influence en 1992, ce qui ne l’a pas empêché d’être réélu en 2006 dans l’Etat d’Alagoas sous l’étiquette du Parti rénovateur travailliste brésilien].
Le juge Sergio Moro [7], qui est devenu l’idole des anti-Dilma, a décrété la « discrétion » sur cette liste. Il n’a pas non plus mené une enquête sur les dénonciations contre Neves ou contre les chefs du Congrès. Presque la moitié des membres du législatif sont accusés de corruption, et 37 sur les 65 participants à la commission d’impeachment font l’objet d’investigations par le Tribunal suprême, également pour des crimes de corruption. On verra bien si toutes ces données parviendront à mettre un terme à la puissance d’un récit très bien construit.
Agnese Marra