De toutes les aventures
Nous sommes réunis pour rendre un dernier hommage à Claude et lui dire adieu. Aussi pour dire notre affection et notre soutien en ce moment douloureux à Silvie Laguna, sa compagne.
Je suis Charles Michaloux. Nous nous connaissions depuis près de 50 ans. Claude et moi avions le même âge à 2 mois près.
Depuis Mai 68, nous avons fait ensemble beaucoup de choses et même quelques bêtises.
Et depuis 20 ans, Claude était à mes côtés chez Apex, cabinet d’expertise auprès des comités d’entreprise que j’avais contribué à fonder voici 25 ans et dont je suis parti l’an dernier pour prendre ma retraite.
Il en était un animateur apprécié et un dirigeant incontestablement reconnu dans le groupe et à l’extérieur.
L’assistance qui est ici rassemble aujourd’hui toutes ses familles ou ses tribus – comme il aimait à le dire. Celle de son métier, qu’il aimait et exerçait avec grande compétence et talent ; celle de son attachement indéfectible à vouloir changer le monde ; celle de ses amis et relations avec Silvie.
Il est décédé peu avant son 69e anniversaire. Comme beaucoup, je redoutais sa disparition.
Toute disparition d’un être proche et cher nous inflige une double plaie. Celle de son absence, difficile à réaliser et à projeter. Et celle de la morsure du temps qui passe, de ses espoirs ardents et de ses désillusions amères aussi, qui nous font avancer mais qui nous atteignent.
Claude n’était pas le dernier à ressentir tout ça…
Claude Jacquin est parti dans la nuit du 16 au 17 avril, après dix années d’une lutte infatigable, mais qui l’épuisait de plus en plus souvent. Ce cancer qui le ravageait aura eu raison de ses efforts.
Ces dernières semaines, il avait dû être hospitalisé en urgence, tant ses maigres forces l’abandonnaient. Il ne pouvait plus se déplacer ni s’alimenter. Il y eut un bref répit où il reprit conscience et me téléphona longuement comme un adieu amical et chaleureux.
L’un comme l’autre nous savions que nous n’avions plus beaucoup de temps et que cette longue amitié personnelle, militante et professionnelle arrivait à son terme. Quelques jours après il mourrait, délivré de ses souffrances.
Claude était diplômé de l’Ecole des Travaux publics. Après quelques petits boulots alimentaires, il devint gestionnaire à l’Office des HLM de Paris où il ne ménageait pas sa peine pour tenter de solutionner des cas sociaux difficiles.
En même temps, sur la brèche tous les jours, il était de toutes les aventures frénétiques de cette période, où tout le monde semblait marcher sur des charbons ardents – bien différente d’aujourd’hui donc !
Vous avez sous les yeux une photo de manifestation réclamant sa libération. En 1980 en effet, sous Giscard, une circulaire Bonnet fut promulguée pour limiter l’accès des étudiants étrangers aux Universités françaises.
Son sentiment de solidarité internationaliste le fit ardemment participer aux grandes mobilisations d’alors qui suivirent la répression des étudiants en lutte contre cette circulaire, où il y eut même un mort. Il fut arrêté lors d’une manifestation à Paris et détenu pendant quelques semaines.
La photo indique assez fidèlement combien il était populaire parmi ses camarades de travail, tous syndicats confondus et dont certains sont d’ailleurs parmi nous. Lorsqu’on réussit à obtenir enfin sa libération, il vint remercier tout le monde lors d’une assemblée générale.
Ses premiers mots furent pour dire son désarroi et sa révolte face à ce qu’il avait vu en prison : une population jeune aux origines diverses, marginalisée par sa pauvreté et abandonnée dans les geôles puantes de la République.
Il fit un appel vibrant à toutes et tous pour ne pas les laisser tomber et cela retourna les tripes de l’assistance qui lui fit un triomphe.
Tel était Claude : jamais blasé, toujours concerné par la misère du monde et prêt sans relâche à contribuer à le changer.
Ayant perçu sa lassitude professionnelle et son envie de changer d’air, je lui ai proposé en 1995 de rejoindre le cabinet. Après un travail acharné pour posséder le métier, il en devint assez vite un responsable reconnu, membre de la Direction générale du groupe Apex-Isast.
En même temps qu’il s’épanouissait dans ce travail qu’il adorait, il ne cessa pas d’élargir ses champs d’intérêt dans les domaines économiques et social. Il écrivait beaucoup pour La Lettre du CE et du CHSCT (dont nous nous occupions ensemble), contribuant à en faire une référence appréciée dans le milieu des syndicalistes et élus d’instances représentatives du personnel.
Mais une des parties les plus importantes de sa vie n’était pas en France, elle se trouvait sur le continent africain et dans les poussières de l’Empire français.
Dès les années 70, militant de la LCR et la IVe Internationale, Claude consacra beaucoup de temps et de voyages à aider les militants africains, avec lesquels il entretenait des relations étroites et confiantes.
Dans les années 80, ses pas le portèrent vers la Nouvelle-Calédonie où il se rendit plusieurs fois pour appuyer le FNLKS dans sa lutte contre le gouvernement français « de gauche ».
Quand les gendarmes donnèrent l’assaut à la grotte d’Ouvéa en mai 1988 sur les instructions du gouvernement de « cohabitation d’alors, et provoquèrent un véritable massacre, il se désespéra de l’immaturité des jeunes éléments kanaks qui s’étaient laissés enfermer dans ce piège mais il fulmina dix fois plus contre les autorités françaises qui manifestaient encore une fois dans quel mépris sanglant elles tenaient leur colonie.
C’est aussi dans ces années-là qu’il se lia d’amitié avec des militants sud-africains – en particulier Mercia et Brian, qui ont tenu à être présents aujourd’hui.
Dans des conditions périlleuses car le régime d’alors ne faisait pas de cadeaux à ceux qui osaient se dresser contre lui, il sillonna l’Afrique du Sud pour aider à y construire un mouvement indépendant.
Il rencontra souvent des responsables politiques et syndicaux à tous les niveaux. Et Il fit naturellement la fête quand l’apartheid s’écroula finalement.
Comme beaucoup de Sud-Africains, il déchanta aussi, même s’il n’avait guère eu d’illusions, devant l’ampleur de la cooptation de beaucoup de ces anciennes figures dans les conseils d’administration des grandes entreprises du pays et la corruption qui en découla.
À la faveur du mouvement cosmétique qui laissait le pouvoir entre les mains de ces multinationales mais rénovaient leur façade, plusieurs dirigeants syndicaux par exemple furent bombardés au sommet de grands groupes (avec les avantages correspondants) – lesquels fonctionnaient pratiquement comme avant…
La récente révolte des mineurs contre leur direction (justement l’un de ces anciens chefs syndicaux) et la répression meurtrière du régime ranima sa fougue.
En février 2016, malgré sa santé chancelante, il avait tenu à partir pour une semaine en Afrique du Sud, où Brian et Mercia avaient organisé pour lui des discussions importantes en vue de consolider l’émergence d’un mouvement politique et syndical indépendant de la corruption du régime de l’ANC.
Il en revint confiant et plein d’optimisme sur l’avenir du mouvement sud-africain ; c’était une partie lumineuse de sa vie.
Claude alliait l’action à la réflexion. On lui doit de nombreux articles sur des thèmes politiques, économiques et sociaux qu’il signait de son vieux pseudonyme : Claude Gabriel. Dans les dernières années, ces écrits ont été publiés sur le site d’Ensemble, d’Europe Solidaire sans Frontières, dans la revue Contretemps.
Ces écrits lui ressemblaient : hors du schématisme creux et des lieux communs maintes fois réchauffés qu’il avait vraiment en horreur, il essayait constamment d’explorer de nouvelles pistes pour aborder les réalités changeantes du capitalisme du XXIe siècle.
Ses contributions sur la modernisation industrielle mondialisée, l’organisation productive sous numérisation ou les nouvelles problématiques salariales restent, à cet égard, tout à fait remarquables.
Claude avait une haute idée de l’engagement politique et de l’implication professionnelle, qui était aussi un engagement pour lui – ce que nous appelions ensemble la pugnacité réaliste.
Il s’élevait souvent contre les banalités et les postures bravaches et impuissantes d’un certain militantisme. Tout comme il pestait parfois contre les phrases creuses, approximatives, l’absence de rigueur dans le boulot.
Lui, lisait des centaines de pages, consultait des dizaines de documents et de rapports avant de traiter un sujet. Et sa maîtrise, à l’oral comme à l’écrit, impressionnaient alors tout le monde.
Nous nous souviendrons de lui comme il était sur cette photo, et non comme son cancer l’a délabré : un bel homme, intègre et droit, attachant et chaleureux.
Pour moi Claude était un associé, et surtout un camarade, un ami, un frère. Il le restera.
Pour évoquer certains aspects du parcours de Claude, nous entendrons maintenant et dans cet ordre :
• Isabelle Faure, DRH du groupe Apex-Isast au nom de sa Direction générale
• Pierre Rousset, au nom de notre passé commun à la LCR et à la IVe Internationale
• Brian Ashley, venu spécialement d’Afrique du Sud avec Mercia, pour honorer Claude. Une traduction écrite sera projetée simultanément.
• Silvie Laguna, la compagne de Claude
• Je reprendrai brièvement la parole à la fin.
Ces interventions, comme au début, seront entrecoupées de musique sud-africaine, pour des raisons qui ne peuvent plus vous échapper…
Charles Michaloux
Quand se brouillent les frontières entre le personnel et le professionnel
Depuis que la nouvelle est tombée, dimanche dernier, les frontières habituelles entre le personnel et le professionnel se sont, pour moi, très largement brouillées.
Je n’ai jamais aussi peu respecté ce grand principe de l’équilibre entre mes deux vies. Ce qui a plongé la DRH que je suis dans un abîme de perplexité.
Mais peu importe les facteurs de risques psychosociaux pour la DRH, pour aujourd’hui les experts des CHSCT ne m’en voudront pas. Parce que Claude méritait bien ce double engagement et ce profond attachement. Vous comprendrez donc que mon intervention aujourd’hui devant vous, et devant lui, ne sera complètement conventionnelle, ni désincarnée. Il aurait d’ailleurs détesté cela : les banalités d’usage, les formules creuses et toutes faites, qui au final n’apportent aucun soutien.
J’ai voulu lui rendre ce dernier hommage pour de nombreuses raisons, mais celles que je vais vous donner sont à mes yeux les plus importantes.
Tout d’abord Claude a toujours été le plus féministe des membres de la direction générale du groupe Apex-Isast. Il n’a cessé d’œuvrer pour que les femmes (et les jeunes) prennent toute leur place dans le cabinet.
La promotion de l’égalité et de la jeunesse était une préoccupation plus large qu’il partageait en France et à l’étranger. Plus près de chez nous, il était encore intervenu récemment dans un congrès sur ces questions d’avenir pour le mouvement syndical.
Il me semblait donc naturel de prendre une parole qu’il a toujours encouragée.
Au fil des années, la confiance professionnelle s’est transformée en profonde estime personnelle, et je l’espère …en amitié, malgré nos différences de parcours.
Il m’est difficile aujourd’hui de faire la part des choses et de dire quelle est la perte que je ressens le plus, celle de l’ami ou du directeur.
Et c’est la disparition de Claude qui m’a fait prendre conscience à quel point les deux étaient liés et combien les deux me manqueront désormais. Je sais que je ne suis pas la seule dans ce cas au cabinet.
Charles vous a dit combien Claude aimait partager son savoir, son expérience.
Il était aux antipodes de ces spécialistes qui cachent leurs connaissances de peur qu’on ne prenne leur place.
Sa grande satisfaction était d’encourager la réflexion d’autrui en même temps qu’il affinait la sienne. Il était heureux de voir les autres avancer avec lui. Il était toujours disponible pour parler, pour donner son avis sans jouer les paternalistes, les « je sais tout » ou les blasés.
Malgré la maladie, malgré la souffrance et la fatigue, quand les traitements lui laissaient un peu de souffle et de répit et qu’il revenait (et je sais combien il était heureux de retrouver son travail et ceux et celles avec qui il travaillait), il gardait intacte cette volonté de transmission, de partage et de discussion.
Il n’a jamais cessé de faire entendre sa voix, ou de nous donner à lire (Les mémos de Claude !), sur la stratégie du cabinet, sa communication, la qualité de nos rapports, le service et l’intérêt de notre métier pour les élus et plus largement pour les salariés.
Rien ne l’animait plus que les perspectives de développement et de croissance. Il a contribué, très largement, à donner à notre cabinet ce positionnement et cette tonalité engagée, si reconnaissable entre toutes.
Il était généreux dans son amitié comme dans son travail. Il avait cette capacité rare à s’enthousiasmer comme de s’indigner.
Pour terminer, et alléger un peu nos cœurs en cette matinée si froide et si triste, je voulais vous offrir une petite histoire que je partageais avec lui.
Je lui avais offert il y a quelques mois, une bande dessinée que certains connaissent peut-être : « Les Vieux fourneaux ».
Elle raconte l’histoire de trois bonshommes indignes (certainement pour des conservateurs) et toujours indignés. Un peu 68, un peu syndiqués, un peu anars, un peu écolos. Vous comprendrez déjà que toute ressemblance n’est pas complètement fortuite.
J’envoyais à Claude des bulles de cette BD qui me faisait tellement penser à lui. Je vous en propose quelques extraits, un peu arrangés et romancés.
Voici donc notre personnage principal (appelons-le Claude ou Gabriel) arrêté par les forces de l’ordre après « une action » sur la voie publique comme on dit.
Avec son compère que je ne nommerais pas, et alors qu’ils sont en garde à vue, il a cette phrase définitive et peu aimable pour la police :
« Parler à des flics, ça reste quand même le dernier grand vertige intellectuel »
Cette phrase nous faisait beaucoup rire Claude et moi.
Et il me disait : « moi pas du tout, je n’ai jamais eu de problème avec la police ».
Et il avait un petit air malicieux et du coup, j’avais un peu de mal à le croire … Merci, Charles, d’avoir levé mes doutes sur le sujet.
Mais heureusement, grâce aux manifestations de soutien des camarades, nos deux compères sont libérés.
Toujours très énervés.
Ce que d’aucuns pourraient trouver ridicule ou un peu vain dans cette période si dépressive.
Mais, comme il disait, et ce sera son mot de la fin : il n’y a pas de tenue pour s’indigner.
Et je rajouterai ceci : pour se résigner.
De façon très prémonitoire, le 1er tome s’intitule « ceux qui reste » et le dernier tome « celui qui part ».
Celui qui part, c’est aujourd’hui pour nous Claude.
Ceux qui restent, c’est nous tous et nous commençons à peine à comprendre combien son absence va nous peser.
Merci d’avoir été et d’être là pour lui.
Isabelle Faure
Un ami, un camarade, une histoire partagée
De 1982 à 1993, je résidais à Amsterdam, en charge de l’Institut international de Recherche et de Formation (IIRF). Claude venait régulièrement y présenter des rapports – de fort bonne facture évidemment –, mais je n’avais que des échos indirects de ses autres activités. Je n’avais notamment pas pleinement réalisé l’importance du travail qu’il avait mené avec les jeunes – eh oui, nous commencions déjà à être des « vieux » – ou alors j’en avais perdu la mémoire. La lecture des messages envoyés après son décès a réveillé ce pan d’histoire.
Claude a assuré la pérennité d’une idée initialement portée par Daniel Bensaïd, en 1984, l’organisation annuelle de camps internationaux jeunes dont il s’est chargé une décennie durant, de 1985 à 1994. Il n’avait pas à priori le profil de l’emploi. Bien que sociable, il restait réservé et ne livrait rien de sa vie personnelle. Il était très attentif au « neuf » (on y reviendra), mais paraissait protégé par l’armure de la théorie et le bouclier du programme. Les personnes qui ne le côtoyaient pas d’assez près pouvaient en rester là. Sinon, l’honnêteté de son engagement, son dévouement, sa qualité d’écoute et son évidente volonté d’aider, de laisser les jeunes respirer de leur respiration, emportaient l’adhésion. Voire l’affection.
Je ne résiste pas à une anecdote. En 1990, lors d’un camp jeune en Belgique, la commission LGBT préparait des portraits de dirigeants marxistes historiques rendant ambiguë leur identité sexuelle. Face au traitement ainsi infligé à nos ancêtres , la délégation polonaise a protesté auprès de Gabriel – qui incarnait sur place la direction de l’Internationale ! Imaginons son embarras ; avant de répondre doctement que rien dans les écrits de l’époque et dans les connaissances que nous avions de ces grands révolutionnaires ne permettait d’affirmer qu’ils étaient totalement hétérosexuels. Imparable. Comme le note un autre participant, que de mentalités ont su évoluer dans ces camps ! Pour les centaines de jeunes qui y sont passé les questions des droits des femmes, de l’orientation sexuelle étaient posées dans un cadre non formaté et émancipateur.
Cette ouverture de Gabriel au dialogue par delà les générations où les frontières organisationnelles, se retrouvent en bien des occasions. Ainsi dernièrement, bien que membre d’Ensemble, il ne rechignait pas à donner un coup de main à des membres du NPA intervenant dans l’industrie automobile, les faisant bénéficier de sa grande expertise en ce domaine.
D’autres témoignent ici de la qualité de son engagement syndical et professionnel – Charles et Isabelle viennent de l’évoquer –, ou de son engagement auprès des militantes et militants africains, son continent d’adoption. Comme le relèvent Brian et Mercia, Claude n’avait pas essayé de les “convertir”. Il voulait réfléchir ensemble aux problèmes. Il était extrêmement patient dans sa façon de travailler. Il se tenait à leurs côtés et non au-dessus. Sa volonté était d’être utile, d’unifier. Pas de planter un drapeau conquérant sur une carte.
Une qualité d’engagement donc, mais aussi une intelligence politique nourrit par une formation théorique profonde et un travail constant d’analyse des sociétés réellement existantes, de l’histoire des luttes et mouvements sociaux réellement existants. Ce qui lui permettait de saisir à demi-mot une question politique qui lui était soumise et de suggérer des pistes de réponse. Certes, ladite « analyse concrète d’une situation concrète » ne garantit pas en elle même la justesse des conclusions politiques – en partant tous deux des mêmes prémisses, il nous est arrivé de croiser le fer sur l’intervention française au Mali. Un débat dans lequel je devais ferrailler en position d’infériorité, tant Gabriel connaissait mieux que moi l’Afrique. En revanche, l’absence d’analyse concrète garantit vacuité des conclusions ! On apprend beaucoup même des erreurs et rien des vérités éternelles.
Il est dommage que la plupart des écrits de Claude (à part les articles d’antan signés Peter Blumer) n’existent qu’en français. Il est aussi dommage que l’apport sur le fond théorique, de Gabriel ne soit pas perçu comme il le devrait, en France même. Il faudra combler un jour cette lacune. Comme le soulignent Brian et Mercia, Gabriel s’effaçait aisément. Sensible derrière sa carapace, brutalement confronté au manque de reconnaissance de son activité internationale dans sa propre organisation nationale, la LCR, il se retirait. La modestie est une qualité. Elle ne doit pas nous faire pour autant oublier ce que nous lui devons.
A l’école internationale d’Amsterdam, Claude a présenté des rapports marquants. Il ne s’agissait pas pour lui comme pour nous autres de simplement transmettre un « savoir ». Il s’agissait surtout d’apprendre à réfléchir le présent, quitte à utiliser pour ce faire le passé et de solides fondements théoriques. Après deux décennies de militantisme, nous tentions de faire le point et de repenser la question stratégique, de repenser les stratégies. En ce sens, en formant nous nous formions nous-mêmes. Nos interventions évoluaient, se corrigeaient, d’une session à l’autre, dans une dynamique autocritique facilitée par le débat collectif.
Nous ne voulions pas du passé faire table rase ni table de loi. Si cet effort de mise à jour fut possible, c’est que toutes et tous tant que nous étions, nous avions pensé notre pratique. Claude s’est naturellement inscrit dans cette ambition collective et n’en fut pas le moindre acteur.
Vingt ans plus tard, le travail est à refaire. Repenser au fond les conditions présentes de la lutte et son horizon. Par delà des choix organisationnels différents, Gabriel et moi le ressentions tous deux de façon aiguë. Cela nous a permis de renouer d’emblée en amis et en camarades, confrontés aux mêmes échéances. Claude s’est mis à utiliser le site d’Europe solidaire sans frontières pour porter le débat au-delà du Front de Gauche. Il m’a sollicité pour présenter l’Asie ou la situation française à des militants africains. Des marques d’une confiance réciproque qui nous fit beaucoup de bien en ces temps où la violence des polémiques peut être si destructrice.
Nous avons eu, Sally et moi, de rares occasions de recevoir Claude, malgré sa maladie. Il apparaissait étonnamment serein. Comme sur ces photos qu’ont envoyées Brian et Mercia de son dernier voyage en Afrique du Sud, avec Sylvie. Bien planté sur ses deux jambes, il nous regarde droit dans les yeux, paisible, comme en paix. Je sais combien son cancer et son traitement ont été douloureux. Mais c’est cette image de sérénité, d’une certaine sagesse, que je souhaite aujourd’hui garder en moi.
Pierre Rousset
Claude en Afrique du Sud, 2015, enlaçant Mercia (à gauche) et Sylvie (à droite).
Notre camarade, ami et mentor. Un être humain d’envergure
Pendant plus de 35 ans avec Claude, nous avons été des camarades, des amis et des proches collaborateurs. Il a été si important pour notre propre formation politique et notre évolution personnelle que nous ressentons aujourd’hui un profond sentiment de perte.
Il nous est difficile de réaliser qu’il ne fera plus jamais partie de notre entreprise collective pour reconstruire une perspective radicale en Afrique du Sud.
Beaucoup l’ont connu comme Claude Jacquin ; pour nous il était Claude Gabriel.
À notre fille Alexandria Claudia, nous avons donné deux prénoms : Claudia, celui de Claude et Alexandria pour rendre hommage au grand révolutionnaire Neville Alexander qui nous avait présenté Claude.
Notre amitié est née dans les jours sombres de la répression, au plus haut des luttes post coloniales au Zimbabwe, Namibie, Angola, Mozambique, Ile Maurice, etc. Parler de cette période c’est évoquer les difficultés de ces jours-là.
L’Afrique du Sud était totalement isolée et cernée et, pour beaucoup d’entre nous, cet isolement signifiait même ne pas pouvoir se procurer des livres et n’avoir aucun milieu politique international avec qui nous lier.
Malgré ce morne arrière-plan, c’était aussi un moment intense de luttes, de résistance, de construction d’organisations et de mouvements politiques. Claude a joué pour nous un rôle important dans cette période.
Dans nos jeunes années, ce n’était pas une relation facile : nous étions comme des soldats dans une tranchée et nous nous sentions moins concernés par la théorie et l’analyse que par les formes directes de résistance et la volonté “d’abattre l’Etat”. Nous étions impatients et très “bruts de décoffrage”.
Dans ces années de jeunesse, Claude travailla à nos côtés, faisant preuve de patience et d’empathie pour développer et approfondir une méthode d’élaboration et d’analyse.
Claude nous présentait ces questions de façon très particulière : il n’essayait pas nous “convertir” mais il voulait que nous réfléchissions ensemble à ces problèmes. Malgré son ardeur à la tâche, il était extrêmement patient dans sa façon de travailler avec ses camarades. Il se tenait à nos côtés et non au-dessus.
Claude était bien entendu un internationaliste et c’est lui qui nous fit connaître la IVe Internationale. Grâce à lui, nous avons rencontré de nombreux révolutionnaires qui ont enrichi notre réflexion politique.
Il favorisait les rencontres, essayait de créer des liens et d’ouvrir des débats, toujours aussi patient, sans jamais nous dire ce qu’il fallait faire et sans jamais insister pour que nous créions avant tout, une organisation liée à la IVe Internationale.
Bien au contraire, son approche était d’être utile et d’unifier. Cela mettait Claude bien à part de nombreux autres qui venaient en Afrique du Sud pour ouvrir leur franchise locale et leur petit groupe sectaire.
Aujourd’hui, nous sommes en contact avec de nombreux militants politiques sur le continent africain, avec qui nous continuons de travailler afin de construire un réseau de la gauche anticapitaliste en Afrique.
C’est là aussi un legs important de Claude : nous faire connaître des militants au Sénégal, au Congo, à l’île Maurice etc. Ce travail a commencé voici plusieurs décennies et reflétait le profond intérêt de Claude pour l’Afrique.
L’un de nos camarades travaillait avec Claude depuis les années 70 quand il publiait Afrique en lutte qui regroupait un petit groupe de militants africains de la diaspora, beaucoup d’entre eux travaillant clandestinement pour la gauche politique. Claude était l’architecte de ce bulletin et posa les bases d’un projet politique qui se poursuit sur le continent africain.
Ces cinq dernières années, alors qu’il se battait contre le cancer, son engagement dans notre travail politique en Afrique du Sud devint même plus intense. Il accueillait et hébergeait des militants sud-africains qui passaient à Paris. Il continuait attentivement de suivre cela au jour le jour.
Nous recevions ses mails presque quotidiennement et il s’impatientait quand il ne recevait pas une réponse rapide, c’est-à-dire dans les 10 secondes qui suivaient ! C’était une question d’urgence, comme si chaque jour qui passait comptait double. Nous nous parlions au téléphone et par Skype toutes les semaines.
Ce sentiment d’urgence avait moins à voir avec son cancer qu’avec la nouvelle situation que connaissait l’Afrique du Sud, alors que se lézardait l’hégémonie de l’ANC, ouvrant ainsi de nouveaux défis pour la gauche.
Comme nous, il voyait de nouvelles possibilités d’émergence de mouvements de masse politiques à gauche, comme les mineurs, les ouvriers agricoles et depuis peu les étudiants.
Claude était un homme d’un immense courage. Ces dix dernières années, il a souffert en silence de son cancer, sans jamais se plaindre, en se préoccupant toujours des autres dans les moindres détails.
Ainsi, dans l’un de ses derniers mails, alors qu’il savait que j’avais des douleurs d’estomac bénignes, il me dit : “Tu dois manger des yaourts pour ton estomac. C’est une décision de l’Internationale !”
Nous partageons cette anecdote mineure car nous pensons que peu de gens avec le privilège de connaître ces côtés de Claude.
C’était quelqu’un de très discret. Malgré sa chaleur et son empathie, il ne laissait pas les gens, même ceux dont il était proche, se glisser dans sa vie personnelle, ses angoisses, ses doutes, ses regrets et ses déceptions. Nous nous sentons privilégiés d’avoir vu ses pensées intérieures en quelques occasions.
Après avoir regardé un documentaire sur le massacre de Marikana en 2012, où 34 mineurs furent assassinés, Claude s’est alors effondré en pleurs ; comme quand il a quitté l’Afrique du Sud, sachant que c’était la dernière fois que nous nous voyions.
Pour nous, c’était une nouvelle facette de Claude. Nous sommes sûrs que Silvie, son grand amour, sa compagne et sa partenaire est à l’origine de l’émergence de ce Claude plus tendre.
L’amour de Silvie pour Claude était immense et a rendu plus faciles à supporter les souffrances de ces dernières années. Une grande histoire d’amour a fleuri entre l’animal politique et l’actrice. Silvie et Claude ont trouvé la joie dans l’art, le théâtre, le cinéma et bien sûr les voyages.
Il lui était extrêmement difficile d’être séparé de Silvie. Il y avait une immense gentillesse et une grande tendresse dans son amour pour Silvie. Nous ne pouvons qu’imaginer la profonde douleur et le grand vide que Silvie doit ressentir dans cette tragédie shakespearienne, que la mort de Claude représente pour elle et tous ceux qui l’ont aimé.
Nous ne connaissions pas Claude en tant qu’amateur d’art et de culture. Lors de nos fréquentes visites à Paris, il ne nous emmenait pas dans des expositions ou des concerts. Il était bien plus préoccupé de trouver un bistrot où nous pourrions déguster un bon repas tout en discutant de l’état des forces en Afrique du Sud.
Bien sûr Claude était un vrai Parisien, avec tout ce que cela implique, l’amour de la cuisine et des bons petits plats. Je vais vous raconter une anecdote à ce sujet, qui montre bien, je pense, le type de relation que nous avions avec Claude.
Brian était arrivé à Paris avec un important dirigeant sud-africain et Claude voulait l’impressionner et se faire apprécier de Brian en les emmenant dans un bon restaurant. Vous imaginez combien il fut consterné quand Brian commanda de la crème... avec sa mousse au chocolat. Le serveur ne comprenait pas et Claude ne pouvait pas croire qu’on puisse faire un tel sacrilège : de la crème avec de la mousse au chocolat !
“Tu ne vois pas que la crème est dans la mousse ?” Il dut expliquer au garçon que ce Sud-Africain bizarre voulait de la crème avec sa mousse. Brian fit la tête quand on lui apporta de la crème aigre, en lieu et place de la crème fouettée qu’il espérait !
Et durant les 20 années qui ont suivi, cette histoire devint une bonne blague que nous partagions, avant tout comme un signe d’amitié : “Ces Sud-Africains sont de tels sauvages qu’ils commandent de la crème avec de la mousse au chocolat”, disait-il en guise d’introduction !
En plus de 35 ans, nous avons eu de multiples occasions de tester l’amitié et la camaraderie de Claude. Le plus compliqué fut quand nous étions à l’école internationale d’Amsterdam et que le visa de Brian vint à expiration.
Pierre et Sally pensaient que Brian devait quitter l’école au plus vite pour éviter tout incident avec la police et une possible fermeture de l’école. Nous nous sommes insurgés. Comment pouvaient-ils avoir peur de la police pour un petit problème de visa ?
Quand Claude fut averti du problème, il sauta dans sa voiture et fit le voyage d’une traite pour nous ramener à Paris. Là il se débrouilla pour qu’on discute avec de beaucoup de gens, poursuivant ainsi notre formation en ayant quitté l’école !
Jusqu’à la fin, il garda un visage optimiste et montra un courage incroyable en voyageant en Afrique du Sud en février dernier. Il rencontra alors de nombreux animateurs du mouvement étudiant, où notre fille était impliquée.
Ce fut un bon moment. Il la taquinait et l’appelait comme Brian : petit bandit ! Il était fier, écoutait leurs opinions et les encourageait en partageait ses expériences. Ce n’est pas par hasard qu’Alex porte aussi son prénom.
Claude va manquer à beaucoup mais beaucoup n’ont pas eu le privilège de connaître ses idées profondes. Il est dommage qu’il n’y ait pas de place réservée pour Claude dans le legs de ces individus qui font et changent l’histoire.
Dans nos mémoires et dans nos luttes pour un autre monde, souhaité par Claude et nous, sa contribution restera vivante.
C’était un homme remarquable. Peut-être sa faute est-elle d’avoir été trop modeste, trop effacé...
Hamba Kahle. Adieu grand frère. Tu nous manques déjà.
Brian and Mercia
Stimela Coal Song
There is a train that comes from Namibia and Malawi
there is a train that comes from Zambia and Zimbabwe,
There is a train that comes from Angola and Mozambique,
From Lesotho, from Botswana, from Zwaziland,
From all the hinterland of Southern and Central Africa.
This train carries young and old, African men
Who are conscripted to come and work on contract
In the golden mineral mines of Johannesburg
And its surrounding metropolis, sixteen hours or more a day
For almost no pay.
Deep, deep, deep down in the belly of the earth
When they are digging and drilling that shiny mighty evasive stone,
Or when they dish that mish mesh mush food
into their iron plates with the iron shank.
Or when they sit in their stinking, funky, filthy,
Flea-ridden barracks and hostels.
They think about the loved ones they may never see again Because they might have already been forcibly removed
From where they last left them
Or wantonly murdered in the dead of night
By roving, marauding gangs of no particular origin,
We are told. they think about their lands, their herds
That were taken away from them
With a gun, bomb, teargas and the cannon.
And when they hear that Choo-Choo train
They always curse, curse the coal train,
The coal train that brought them to Johannesburg.
https://www.youtube.com/watch?v=y09bhF_KcKI
Je voudrais vous dire que les cendres de Claude seront dispersées en forêt de Fontainebleau par Silvie et ses proches, dès que possible.
Après la fin très prochaine de cet hommage, nous vous convions à partager un verre en même temps que notre tristesse, nos souvenirs et notre amitié dans le salon Landowski proche de cette salle.
En attendant, je voudrais vous proposer de dire adieu au cercueil de Claude et à sa mémoire, en faisant comme dans beaucoup de pays, du Sud de l’Europe notamment. Je vous propose de nous lever pour l’applaudir à tout rompre.
Merci Claude et adieu.
Charles Michaloux