C’est un homme en « profonde souffrance » qui doit comparaître seul devant le tribunal correctionnel de Chalon-sur-Saône ce vendredi. Régis Peillon, 57 ans, est accusé d’avoir agressé sexuellement un mineur et un majeur alors qu’il était « frère Jean-François Régis » dans la communauté Saint-Jean. Des actes que l’ancien « petit gris », surnom des religieux de la congrégation, n’a jamais contestés. « Il est tout à fait conscient de la gravité des faits et ne démissionne pas de sa responsabilité », explique son avocate Me Marie-Pierre Dominjon.
Devant les gendarmes, après qu’un membre de la communauté a alerté les services de police, Régis Peillon a tout déballé en mars 2015 : il a agressé un jeune adolescent au prieuré de Murat (Cantal) en 2009 et un autre frère cinq ans plus tard à Rimont (Saône-et-Loire), derrière les murs du siège de la communauté. Aucune des deux victimes ne s’est depuis constituée partie civile.
Frère Jean-François Régis, qui avait rendu l’habit deux mois plus tôt, n’en pouvait plus de garder le silence dans une congrégation où règne la loi du secret. Sa trajectoire est celle d’un religieux, homosexuel et frustré, au mal-être évident : « Mes difficultés relationnelles et affectives reprennent le dessus », écrit-il le 30 janvier 2015 dans une lettre de départ adressée au père Thomas Joachim, prieur général de Saint-Jean, et consultée par Mediapart.
Entré dans la communauté en 1991, le moine avait formulé des doutes sur sa vocation avant même de rejoindre l’ordre : « J’avais mis au courant avant ma rentrée de mes difficultés tant intellectuelles que relationnelles et affectives. » Une alerte restée sans suite. À l’époque, les pères Marie-Dominique Philippe et Philippe-Marie, cofondateurs de Saint-Jean, persuadent Régis Peillon que la vie monastique est son dessein : « Ils me répondaient que mes difficultés disparaîtraient, ce qui comptait c’était mon désir de consécration à Dieu », écrit-il.
Pris par le doute, Jean-François Régis essaye tout de même de quitter à plusieurs reprises son monastère, mais tantôt un prêtre « l’encourageait à rester », tantôt il était « retenu par un frère de son année qui avait remarqué qu’il n’allait pas bien ». S’ensuivent finalement vingt-cinq longues années d’une vie monastique dramatique, où les problèmes psychologiques de frère Jean-François Régis influent inévitablement sur son comportement, au vu et au su des responsables de la communauté.
En 2007, alors qu’il est coresponsable de l’hôtellerie d’Abidjan depuis quelques mois, le religieux agresse plusieurs adolescents et jeunes adultes ivoiriens. Des faits qu’il a aussi reconnus lors de son audition en mars 2015, mais trop imprécis pour être poursuivis par la justice. Le père Jean-Polycarpe, prieur de la communauté à Abidjan, est alerté dès 2008 mais se contentera d’exfiltrer l’agresseur de Côte d’Ivoire un an plus tard.
Au premier trimestre 2008, un « jeune adulte » se confie au responsable du couvent : « Il m’a dit qu’il avait été étonné d’une proposition que frère Jean-François Régis lui avait faite de vérifier si son organe sexuel s’était bien développé », retrace Jean-Polycarpe dans un témoignage écrit, un autre document interne que Mediapart a pu consulter. Il s’entretient alors avec le frère Jean-François Régis, qui s’ouvre à lui de « certaines difficultés (…), notamment de son homosexualité et de sa solitude ». En juillet 2008, un mineur, cette fois, alerte un autre frère du prieuré ivoirien sur les propositions douteuses du frère Peillon.
« Je l’ai interrogé pour en savoir plus sur ce qui s’était passé exactement », écrit Jean-Polycarpe. Jean-François Régis lui avoue finalement avoir « proposé à des jeunes adolescents, quand ceux-ci abordaient le sujet de la sexualité, de vérifier si leurs organes sexuels s’étaient bien développés. Quand ils avaient accepté, il les avait emmenés à l’hôtellerie dans une chambre où ils avaient baissé leurs pantalons. Il n’avait jamais forcé personne. Il devait y avoir entre 10 et 15 personnes avec qui il avait fait (sic), surtout des jeunes qui étaient de passage et dont il ne se souvenait pas le nom ».
Le prieur d’Abidjan prévient à son tour le responsable des frères de Saint-Jean, Jean-Pierre-Marie Guérin-Boutaud. Les deux hommes conviennent, cinq jours plus tard, de renvoyer Jean-François Régis au siège de la communauté à Rimont. Également de retour en France en 2010, le père Jean-Polycarpe dit « avoir été particulièrement attentif aux relations que Jean-François Régis pourrait entretenir avec les jeunes garçons qui visitaient le prieuré ».
Preuve que le prêtre a pris conscience du risque de récidive, il lui interdit progressivement tout contact avec les jeunes hommes et « essaye de l’accompagner vers une prise de conscience de sa tendance pédophile/éphébophile ». Cette « vigilance » n’empêchera pas le religieux d’agresser en 2009 un jeune adolescent au prieuré de Murat (Cantal), un monastère qui accueille régulièrement des camps pour enfants, puis de se rendre coupable d’« attouchements fugitifs » à deux reprises dans la même journée, sur un frère de 46 ans en septembre 2014 dans le monastère de Rimont.
Pourquoi ne pas avoir alerté les justices ivoirienne et française, ainsi que les familles de victimes en 2008 ? Sollicité à plusieurs reprises par téléphone et mail, le père Jean-Polycarpe nous a renvoyés vers le frère Renaud-Marie, vicaire général de la communauté. Également interpellés à titres individuels, l’ancien prieur général des « petits-gris » Jean-Pierre-Marie Guérin-Boutaud, ainsi que son successeur Thomas Joachim, lui même numéro 2 de la congrégation de 2007 à 2010, n’ont pas donné suite à nos questions.
Par mail, le frère Renaud-Marie justifie l’inaction de la communauté en expliquant que Jean-François Régis n’a révélé que « quelques années plus tard que les faits à Abidjan ne relevaient pas seulement de voyeurisme mais qu’il y avait eu des attouchements ». Le porte-parole des frères de Saint-Jean assure en outre que l’agression sur le mineur en 2009 était « jusque-là ignorée des autorités de la communauté » et qu’en 2014, ce sont les responsables de la congrégation qui « ont demandé au frère de se dénoncer à la justice française ».
Quatre condamnations pour pédophilie en quatre ans
Le long silence des responsables de la communauté sur les agissements du frère Peillon interpelle d’autant plus que la congrégation a déjà été secouée à plusieurs reprises par des affaires de pédophilie. Ces quatre dernières années, les tribunaux français ont ainsi prononcé pas moins de quatre condamnations à l’encontre de deux anciens « petits gris » récidivistes.
Le 15 février 2012, le tribunal correctionnel d’Angoulême reconnaissait coupable le frère Luigi de Gonzaga, Mexicain de 42 ans, de l’agression sexuelle d’un adolescent cognaçais en marge des activités d’aumônerie, trois ans plus tôt. En récidive, il était de nouveau condamné le 12 novembre 2012 par le tribunal correctionnel de Mâcon à 25 mois de prison ferme pour l’agression sexuelle d’un lycéen en mai 2011 à Cluny. L’adolescent de 17 ans avait été abordé dans un parc par ce frère, qui l’avait ensuite invité dans une chambre d’hôtel.
Reconnu coupable en mai 2015 d’agressions sexuelles commises entre 1991 et 1999 contre cinq victimes en France et en Roumanie, l’aumônier Jean-Dominique Lefèvre, 66 ans, a également été condamné en novembre dernier à quatorze mois de prison ferme pour agressions sexuelles par le tribunal correctionnel du Puy-en-Velay. Sa dernière victime, une fillette de six ans, avait été confiée par sa grand-mère au religieux qui s’occupait de la catéchèse et dit avoir cédé à des « impulsions ». En juin 2012, un frère devant être jugé aux assises pour des actes de pédophilie s’est lui suicidé dans le diocèse d’Orléans avant la tenue du procès.
Créée en 1975, la communauté Saint-Jean est également tourmentée par les révélations sur son fondateur, le dominicain Marie-Dominique Philippe, décédé en 2006. De 2013 à 2015, la revue religieuse Golias a ainsi démontré à plusieurs reprises comment le fondateur des « petits gris » s’appuyait sur son enseignement d’« amour d’amitié » pour contourner son vœu de chasteté [1]. L’Association d’aide aux victimes de mouvements religieux en Europe et familles (Avref), principale association contre les dérives sectaires dans l’Église, a aussi publié en mai 2015 un « livre noir » accablant sur le concept d’« amour d’amitié » dont l’ambivalence pourrait justifier « tout type de relation physique quel que soit l’âge ou le sexe du partenaire considéré ».
En avril 2013, le chapitre général de Saint-Jean reconnaissait d’ailleurs pour la première fois que « des manquements à la chasteté » sous couvert de justifications doctrinales ont eu lieu entre « des frères et des personnes adultes, notamment des personnes qu’ils accompagnaient ; et, dans le passé, entre des frères ayant autorité de formation et de jeunes frères ». Le Vatican, préoccupé par le dossier de Saint-Jean depuis de nombreuses années, a nommé à l’été 2015 un commissaire pontifical chargé d’enquêter sur le fonctionnement de la communauté.
Monseigneur Blondel, évêque émérite de Viviers, doit ainsi aider la congrégation à améliorer la formation de ses membres, à préciser son charisme et clarifier la relation à son fondateur. « Ce travail devrait notamment permettre à Rome d’avoir une juste évaluation de la figure du P. Marie-Dominique Philippe et de vérifier entre autres si “l’amour d’amitié” dont il parlait dans ses enseignements a pu ouvrir la porte à des dérives et à la justification d’abus affectifs et sexuels », expliquait ainsi le quotidien La Croix le 13 septembre dernier.
Mais le cadre de cette mission demeure trop vague pour certains proches du dossier. « La proximité du commissaire pontifical avec la communauté est vraiment problématique. Comment un enquêteur de Rome peut-il festoyer avec le sujet de son enquête ? Il devrait mettre plus de distance… », interpelle une source anonyme ayant remis à Mediapart un cliché de Mgr Blondel, tout sourires à la droite du frère Thomas Joachim, le 11 avril, lors du repas célébrant la réélection de ce dernier à la tête de la congrégation.
Contacté par téléphone, l’ecclésiastique se refuse à aborder le sujet : « On me demande de suivre et de comprendre le fonctionnement de la communauté, je ne vous dirai rien d’autre. » Et de lâcher, avant de raccrocher sèchement : « Je ne rends compte qu’à Rome. » C’est peut-être bien là le problème, dans une Église repliée sur elle-même.
ANTTON ROUGET