La sonnerie du portable vient de le couper au milieu de sa phrase. Un bref regard pour le nom qui s’affiche sur l’écran, il raccroche et reprend le fil de sa pensée : « … Je disais, le père Preynat était vraiment un personnage charismatique, tout le monde le pensait irréprochable... » Nouvelle interruption : un mail fait vibrer son téléphone. Il passe en mode silencieux et s’excuse d’un sourire : « C’est comme ça tous les jours ces dernières semaines. »
Depuis qu’il a fondé avec d’autres victimes l’association La parole libérée, Bertrand Virieux n’a plus une minute à lui. Il ne compte plus les allers-retours à Paris pour répondre aux sollicitations des médias, ni les journées à rallonge. Vie de famille, travail, association et procédure judiciaire, il gère tout de front. Avenant et détendu, le cardiologue de 44 ans nous reçoit un jeudi soir, tard, dans sa maison de Saint-Genis-Laval, petite ville tranquille au sud de Lyon. Ici s’alignent les pavillons et les belles demeures, discrets refuges d’une partie de la bourgeoisie lyonnaise. Seuls les établissements d’enseignement catholique des alentours trahissent la présence de cette élite. Le collège privé est au bout de la rue, l’école primaire à quelques centaines de mètres et le lycée à peine plus loin. Les quatre enfants de Bertrand Virieux y sont scolarisés. « On est cernés », plaisante-t-il.
L’homme n’a pas perdu son sens de l’humour, mais les semaines passées l’ont marqué. « On a du mal à se dire que l’association a seulement trois mois », reconnaît-il. Trois mois au fil desquels le site de l’association est peu à peu devenu le point de convergence des anciens scouts du groupe Saint-Luc, victimes du père Preynat à Sainte-Foy-lès-Lyon entre 1970 et 1991. Un espace pour briser le silence. Relayé d’abord dans les médias locaux, le site gagne rapidement en visibilité, jusqu’à ce que l’affaire éclate véritablement au grand jour à la suite de la conférence de presse organisée par l’association le 12 janvier 2016.
Sur le blog, les témoignages s’accumulent [1], comme celui de « Cyril, 46 ans », abusé par le père Preynat entre 1981 et 1983. « Il m’embrassait sur la bouche et je sentais le contact de sa langue, écrit-il. Il me caressait le bas du dos, l’intérieur des cuisses, une de ses mains progressait à l’intérieur de mon short pour en arriver entre mes jambes et à me toucher le sexe, pendant que son autre main me faisait toucher son sexe de la même manière. » Les agressions ont lieu dans les cars aux yeux de tous, sous la tente du prêtre, dans les dortoirs lors des camps scouts. Les mots sont crus, les faits précis. Et les victimes de plus en plus nombreuses à contacter La parole libérée.
« À un moment, on se refilait le téléphone, raconte Dominique Murillo, l’épouse de Bertrand Virieux. On n’en pouvait plus entre les journalistes, les messages d’insultes, les personnes qui déliraient la nuit. Et au milieu, les victimes qui essayaient de nous contacter. » Psychologue et victimologue de formation, elle joue un rôle actif au sein de l’association. « En général, les victimes veulent avant tout parler à une autre victime », précise-t-elle. Après ce premier contact, elle les oriente parfois vers des structures d’accompagnement ou des centres médico-psychologiques. « J’en ai accompagné une vingtaine », estime-t-elle.
L’association s’est organisée pour répondre à cet afflux de témoignages. Un forum plus sécurisé a été lancé le 21 mars. Une semaine plus tard, il compte déjà près de 130 inscrits, « dont 31 victimes », fait savoir le webmaster. Une cinquantaine de contributeurs s’y connectent chaque jour.
En ligne, la majorité des faits dénoncés concernent les années 80 et 90, mais remontent parfois jusqu’aux années 60. Au fil du temps, le site s’est aussi élargi à d’autres affaires. D’autres prêtres, d’autres diocèses, pour lesquels des appels à témoins sont lancés. Un système de messagerie privée garantit une certaine discrétion aux victimes hésitantes à faire entendre leur voix. Quelques témoignages arrivent même de Belgique ou de pays d’Afrique. Pour chaque nouveau cas porté à sa connaissance, l’association joue la prudence. Recouper les témoignages, ne jamais livrer de nom en pâture à la presse. Indispensable pour ne pas se voir accuser de vouloir taper sur l’Église.
En trois mois, La parole libérée estime ainsi avoir recensé près de soixante victimes. Un chiffre qui risque d’augmenter encore : le groupe Saint-Luc du père Preynat a accueilli chaque année près de quatre cents enfants, pendant vingt ans. Et les nouveaux témoignages continuent d’affluer.
« J’en ai rêvé »
Pour comprendre “l’affaire Preynat” et la création de La parole libérée, il faut remonter en juillet 2014. À cette époque, Alexandre Dussot, victime du père Preynat entre l’âge de 9 et 12 ans, contacte le diocèse de Lyon pour dénoncer le prêtre. Le cardinal Barbarin envoie alors son émissaire Régine Maire, responsable de la « cellule d’écoute » du diocèse. Nous sommes en août 2014. « C’était une dame d’un certain âge, très bienveillante. Elle me propose de mettre en place une rencontre de pardon entre elle et le père Preynat », se souvient Alexandre Dussot, aujourd’hui âgé de 41 ans. La scène, qui se déroule le 11 octobre entre la victime, son « bourreau » et une « psychologue » de l’Église, est surréaliste. « Il avoue tous les faits. Il m’explique qu’il était attiré par les petits garçons. À la fin, on récite tous un « Je vous salue Marie » en se tenant la main », raconte Alexandre.
Un mois plus tard, en novembre, il est finalement reçu par le cardinal Barbarin. Mais rien ne se passe. Le père Preynat continue à officier. On le voit à la cérémonie de bénédiction des huiles saintes aux côtés du cardinal Barbarin pour Pâques, le 1er avril 2015 (voir photo). Il est même toujours en poste en juin 2015, quand les enfants d’Alexandre Dussot sont confirmés par un cardinal Barbarin toujours muet. Après des années de silence, Alexandre ne veut plus attendre. Il écrit d’abord au pape François, puis envoie une lettre au procureur de la République, le 5 juin.
Et les événements s’emballent. Une enquête préliminaire est ouverte en juin 2015. En août, le père Preynat est finalement relevé de ses fonctions par le cardinal Barbarin. En septembre, Alexandre Dussot témoigne devant la brigade de protection de la famille. Le 23 octobre, pour court-circuiter une enquête que prépare La Tribune de Lyon sur le père Prenant [2], le diocèse de Lyon publie un communiqué officiel qui rend publique l’affaire [3]. Deux mois plus tard, en décembre, deux autres victimes, François Devaux et Bertrand Virieux, qui se sont rencontrés quelques semaines plus tôt, contactent Alexandre Dussot. « Le 16 décembre, François Devaux m’appelle. Il me dit qu’il y a une omerta énorme, qu’il y a des dizaines de victimes. Qu’il veut créer une association avec Bertrand Virieux et d’autres. Je n’avais même pas vu leurs têtes, ils n’étaient pas sur les réseaux sociaux. Le lendemain, on crée pourtant l’association. C’était juste une évidence. »
Autour de quelques anciens scouts abusés sexuellement, La parole libérée est créée le 17 décembre 2015. Une porte ouverte unique en France pour les victimes de prêtres pédophiles. Les témoignages se multiplient. « Parce qu’on est beaucoup, on peut mener ce combat à visage découvert. On a une force de frappe à laquelle personne ne s’attendait », affirme Laurent Duverger, victime de Bernard Preynat entre 1979 et 1982. « Ce que fait La parole libérée, j’en ai rêvé. J’espérais que si nous commencions à parler, ça ferait un effet boule de neige », confie Pierre-Emmanuel Germain-Thill, victime qui a rejoint l’association en janvier. Mais ce sont les aveux du cardinal Barbarin dans une interview pour le journal La Croix le 10 février 2016 [4], reconnaissant avoir eu connaissance dès 2007-2008 des agissements pédophiles du père Preynat, qui vont déclencher l’affaire dans la presse et médiatiser l’association. « Ensuite, quand Barbarin a sorti sa phrase “Dieu merci, les faits sont prescrits”, nous avons eu un pic de 60 messages sur le forum », confie avec un sourire Bertrand Virieux.
La parole libérée compte aujourd’hui une douzaine de membres actifs. Des victimes du père Preynat, souvent autour de la quarantaine, comme François Devaux, Alexandre Dussot ou Bertrand Virieux, mais pas seulement. Le blogueur Franck Favre, qui a vu passer dans son diocèse du Beaujolais le père Preynat, est un membre important de l’association. « Je suis webmaster d’un site qui parle de notre commune de 300 habitants, Ranchal (Rhône). Après avoir mené une petite enquête, j’ai décidé d’en parler dans notre newsletter de 150 abonnés. J’étais indigné de savoir que le diocèse avait mis en danger les enfants de nos communes », raconte Franck Favre. « On commence à agréger d’autres personnes », confirme Alexandre Dussot. « Tout le monde n’est pas victime. Les épouses sont très présentes. Ma femme est philosophe, la femme de Bertrand est victimologue. Deux anciens scouts, non victimes, nous ont également rejoints pour gérer le site internet. »
Souvent mariés, avec des enfants, travaillant comme chef d’entreprise, cardiologue, financier ou professeur d’université, les profils professionnels et familiaux des membres de La parole libérée renforcent la stabilité et la force de frappe de l’association. Ainsi que leur environnement catholique et leurs convictions, bien loin d’un anticléricalisme notoire. « Un enfant abusé d’un instituteur ne va pas s’arrêter de lire. C’est pareil pour la pédophilie dans l’église. Nous n’allons pas arrêter de croire », explique Bertrand Virieux, qui dit « croire en Dieu, mais plus du tout en l’institution ».
« Comme une scène figée façon « Cold Case » »
Par la force des choses, les anciens scouts sont devenus enquêteurs. Des recherches qui leur ont permis de fournir des faits précis à la Brigade de protection de la famille et de retrouver d’autres victimes. « On a exhumé des revues scouts, l’almanach de Saint-Luc, et il y avait le nom des enfants. On s’est inscrit ensuite sur des réseaux sociaux, Copains d’avant ou Linkedin. Le soir après le travail, on passait des coups de fil pour retrouver des victimes », raconte Bertrand Virieux, le secrétaire de l’association. Et de rajouter : « On ne cherche pas à se substituer à la police. On nous a bien rappelé qu’il fallait les laisser faire leur travail maintenant. » Leur action a bouleversé le milieu catholique, au point de recevoir des messages d’insultes ou des avertissements leur suggérant de « vérifier la pression de [leurs] pneus » avant de prendre la voiture.
En février 2016, Bertrand retourne même sur les lieux du crime, l’église Saint-Luc à Sainte-Foy-lès-Lyon, quelques jours avant le dépôt de la première plainte pour « non-dénonciation » d’atteinte sexuelle sur mineur contre le cardinal Barbarin. À ses côtés, Pierre-Emmanuel et Axel qui ont porté plainte contre le père Preynat en 2015. De cette visite, Bertrand a gardé des photos sur son téléphone portable. « L’endroit n’a pas changé. Comme une scène figée façon Cold Case. Il y a toujours le même long couloir sous l’église, qu’on appelait le “couloir de la mort” entre nous, et qui menait à de petites salles, comme des cellules. C’est là que se trouvait Preynat. » Vingt-six ans après, les souvenirs resurgissent. Il y avait cette maison avec un jardin, où se trouvait le bureau tant redouté du père Preynat. Mais il n’est pas toujours bon de trop creuser dans ses souvenirs. La psychologue Dominique Murillo met parfois en garde son mari Bertrand Virieux : « Si on a un mécanisme d’oubli, c’est qu’il y a une raison », souffle-t-elle dans leur salon.
Pour les membres de La parole libérée, la demande de pardon prononcée par le cardinal Barbarin mercredi 23 mars ne suffit pas pour oublier. Pas plus que les paroles du pape François qui s’en est pris aux pédophiles dans le clergé, lors de la cérémonie du vendredi saint. « On reste à l’écoute, mais il faut mettre en acte les condamnations à présent », lance Bertrand Virieux, sans concession. Pour que la justice soit rendue, les membres de La parole libérée réclament une évolution de la loi sur les délais de prescription pour les actes de pédophilie, voire une imprescriptibilité. Depuis des semaines, un travail s’est engagé avec des parlementaires dont Muguette Dini, l’ex-sénatrice centriste qui avait déjà déposé une proposition de loi en 2014 pour « modifier le délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles ». Et rendre imprescriptibles les crimes et délits d’agressions sexuelles. D’ici juin, un projet d’amendement devrait être validé par des juristes et présenté au Sénat [5].
À ce jour, entre 50 et 60 scouts ont signalé des violences sexuelles mais seuls quatre d’entre eux ont pu porter plainte, pour des faits non prescrits. Dans les cas de viol ou d’agression sexuelle sur mineur de 15 ans, la prescription est de 20 ans, à partir de la majorité de la victime. « Aujourd’hui, on sait qu’il y a des amnésies post-traumatiques, souligne François Devaux. Mais une victime n’a que jusqu’à ses 38 ans pour entamer une procédure judiciaire. À 37 ans et demi, il faut donc être suffisamment équilibré dans sa tête, dans sa vie, pour dépasser la honte d’avoir vécu des violences sexuelles par un adulte étant jeune. » Le président de l’association insiste : sans ces délais de prescription, des dizaines de cas de viols signalés auraient également conduit à des poursuites. Aujourd’hui, on recense quatre plaintes contre le père Preynat, trois autres ont été déposées pour non-dénonciation contre le cardinal Barbarin et des membres du diocèse. Une quatrième serait également en cours d’étude.
Depuis l’ouverture de cette « boîte de Pandore », les membres de l’association ont appris à protéger leur vie privée. Nombreux sont ceux qui ont dû prendre de la distance avec leurs parents, soumis à la pression sociale, à l’omerta ou rongés par la culpabilité de n’avoir rien fait. Il s’agit de protéger le noyau dur de leur famille, fatalement exposée aux polémiques soulevées par l’affaire. Surtout les enfants. Cette semaine, dans son école privée catholique, une des filles de Bertrand Virieux a eu la surprise de tomber nez à nez avec un grand portrait installé dans sa classe. Celui du cardinal Barbarin. Et de confier en rentrant de l’école : « J’avais l’impression que ses yeux me suivaient tout le temps. »
Daphné Gastaldi, Mathieu Martiniere et Mathieu Périsse