Soixante adhérents et quarante victimes enregistrés en l’espace de quinze jours. Cent quarante messages et des témoignages de toute la France remontant jusqu’aux années 1960. Des déclarations anonymes, des appels à témoins, des débats, des coups de gueule sur la prescription ou la responsabilité de l’Église dans les affaires de pédophilie. Depuis sa création, le 21 mars dernier, le forum sécurisé de La Parole libérée fonctionne à plein régime. « Cela crée des rapprochements, des synergies, explique Pierre Fontanari, webmaster du forum. Après avoir libéré la parole, nous contribuons à rapprocher les victimes. »
En seulement trois mois, l’association La Parole libérée [1]), créée le 17 décembre 2015 par d’anciens scouts abusés sexuellement par le père Preynat à Sainte-Foy-lès-Lyon, a ouvert une véritable boîte de Pandore qui dépasse « l’affaire Barbarin ». Cinq cas de prêtres, soupçonnés ou condamnés pour agressions sexuelles sur mineurs ou jeunes majeurs, sont désormais connus dans le diocèse de Lyon, épicentre du scandale. Mais d’autres noms, d’autres affaires et de nouvelles victimes sortent du silence en Bourgogne, en Auvergne, en Normandie ou dans les Midi-Pyrénées.
Les faits concernent des prêtres et des sœurs en activité, des écoles catholiques prestigieuses ou de vieilles histoires passées sous silence pendant des décennies. « Le lourd passif de l’institution en matière de pédophilie n’a pas été revisité en France, analyse Christian Terras, le directeur de Golias, la revue catholique de gauche, bête noire du Vatican. Il n’y a jamais eu d’enquêtes pertinentes comme en Allemagne, en Belgique, en Hollande, aux États-Unis ou en Irlande. La géopolitique latine de l’Église, je parle de l’Italie, de l’Espagne ou de la France, a fait que l’Église a été épargnée par ces investigations car elle ne les a pas voulues. »
Après des jours d’enquête, Mediapart a créé une messagerie électronique spéciale, le 28 mars 2016, pour recueillir les témoignages des victimes de pédophilie [2]. En l’espace d’une semaine, via cette boîte mail et nos différentes sources, nous avons reçu des dizaines de messages. D’anciens enfants abusés, de parents, de proches, de simples témoins ou même de curés, en colère, désorientés, impuissants, et disséminés aux quatre coins de l’Hexagone.
Après les avoir recoupés et vérifiés, nous avons décidé de publier ces témoignages, en anonymisant les religieux pas encore reconnus coupables par la justice. Pour préserver la présomption d’innocence, mais aussi et surtout, pour mettre en lumière une parole souvent prescrite et trop longtemps restée sous silence au sein de l’Église de France. Celle des victimes.
Sainte-Foy-lès-Lyon (Rhône), 1978-1983.
Didier Burdet a été l’un des soixante enfants, selon le dernier recensement de La Parole libérée, abusés sexuellement par le père Bernard Preynat, principal accusé de ce « Spotlight à la française ». Le prêtre multirécidiviste, chef scout du groupe Saint-Luc de Sainte-Foy-lès-Lyon entre 1970 et 1991, a été mis en examen le 27 janvier 2016 après avoir reconnu les faits. Au courant depuis 2007-2008 [3], le cardinal Barbarin, primat des Gaules, aura laissé en poste le prêtre pédophile jusqu’en août 2015. « Je vis avec ça depuis trente-sept ans, confie Didier, aujourd’hui âgé de 45 ans, pour lequel les faits dont il a été victime sont prescrits. Ça ne changera plus grand-chose. Je veux juste montrer qu’il y a une justice. Que l’Église ne veuille pas changer nous conforte encore plus dans notre combat. »
Didier a 8 ans quand il rentre au groupe des scouts de Saint-Luc. Un enfant « au milieu des grands ». Il est vite impressionné par le « père Bernard », un homme charismatique, imposant, autoritaire. Et croit, lui aussi, être le « préféré » du prêtre. « J’ai vite pensé que j’étais un peu son chouchou. Très vite, il m’a fait des câlins, m’a pris sur ses genoux… Puis, chaque samedi, ça allait un peu plus loin : des caresses, des mains dans le cou, la chemise retirée du pantalon pour glisser la main dessous…, se remémore Didier. Je me suis toujours souvenu de ces faits, mais mon cerveau les occultait. Comme un couvercle prêt à exploser à tout moment. »
Didier tente d’alerter sa famille, avec ses mots, ses prétextes. En vain. « Il faut dire que c’était couvert par les parents en quelque sorte. À 10 ans, j’ai dit à ma mère que je ne voulais plus aller aux scouts. J’ai dit que c’était parce que les grands me tapaient. Si je lui avais dit la vraie raison, elle ne m’aurait pas cru. Ma mère est allée voir Preynat, qui l’a convaincue de me laisser aux scouts. Preynat c’était Dieu. Et Dieu ne dit pas de mensonge. On croit le prêtre plus que l’enfant. »
La famille Burdet est catholique, tendance très pratiquante. Christian, l’aîné, est également l’une des victimes du père Preynat. Lui aussi attendra des années avant d’oser en parler. Progressivement, Didier va s’éloigner de sa mère et de son frère. À l’école, il aura des difficultés scolaires, se dira « rebelle ». « Aujourd’hui encore, c’est très difficile pour moi d’accorder ma confiance à quelqu’un. On m’a mis entre les mains d’une personne qui a abusé de moi, se faisait passer pour le plus beau, le meilleur », raconte aujourd’hui ce plombier, père de trois enfants, dont un garçon de 7 ans. Presque l’âge de Didier à l’époque des faits. « C’est pour mes enfants ce combat. »
« On croit le prêtre plus que l’enfant »
Yssingeaux (Haute-Loire), 1968.
Pour Pierre, 59 ans aujourd’hui, le souvenir des abus dont il a été victime a la violence d’une paire de claques. Des gifles envoyées par sa mère comme on referme une porte sur un secret trop lourd à partager. Une mère croyante, bien trop respectueuse de l’Église pour écouter la parole de son enfant venu lui faire part des étranges habitudes des prêtres de son école. Pierre avait 12 ans quand il a été agressé sexuellement par deux religieux au sein du collège du Sacré-Cœur d’Yssingeaux, en Haute-Loire.
Dans ce territoire rural de la fin des années 1960, l’Église demeure un pilier de la société. La famille de Pierre est très pratiquante. Ce sera le collège catholique, comme une évidence. En classe de 6e, l’enfant découvre l’ambiance de l’internat, où les prêtres « gardent les enfants » plus qu’ils ne les encadrent. « On rentrait seulement un week-end sur trois et pour les vacances. » Seules quelques promenades dans le village sont autorisées, toujours en groupe, accompagnées par les pères. « Le reste du temps, nous n’avions aucun contact avec l’extérieur », résume-t-il.
Dans ce milieu fermé, les enfants sont priés de se choisir un directeur de conscience. Un religieux, chargé de veiller sur leur moralité. Un peu au hasard, Pierre se tourne vers le père F. Un mentor avec qui il doit s’entretenir une demi-heure chaque semaine. L’occasion de raconter ses états d’âme, ses péchés, ses interrogations. « C’est lui qui a évoqué en premier les questions d’attirance et de sexualité, raconte Pierre. Puis un jour, il m’a demandé de m’approcher de lui. Il m’a calé entre ses jambes, m’a caressé au travers de mon pantalon. Ça s’est répété plusieurs fois. Ce n’est jamais allé au-delà. » Sa voix se voile quelques secondes.
L’enfant décide d’aller en parler au père supérieur du collège, le père B., qui élude étrangement ses questions. « C’était quelqu’un d’omniprésent, à la fois confident, autorité morale, mais aussi infirmier de l’établissement », s’étonne encore Pierre. Le soir, vers 21 heures, pendant l’étude, les pensionnaires peuvent aller le consulter en cas de petits bobos. Il y a bien des rumeurs : certains camarades laissent entendre que le père B. leur a demandé de baisser leur pantalon. Mais Pierre n’y prête pas tellement attention. Un soir, un mal de gorge le conduit à l’infirmerie. « Il nous recevait dans sa chambre personnelle, où il avait une sorte d’armoire à pharmacie », décrit-il.
La consultation n’a rien de médical. Pierre se souvient des paroles du prêtre. « Il m’a dit : “Tu tousses, il va falloir que tu te déshabilles. Les glandes qu’on a dans la gorge correspondent à celles qu’on a au niveau du zizi, il va falloir que je regarde.” » En confiance, l’enfant obtempère. « C’est à ce moment-là qu’il m’a tripoté. »
Le week-end suivant, Pierre rentre chez lui et se confie à sa mère. Elle lui adresse alors cette claque qui résonne encore aujourd’hui. Il grandit, s’éloigne de son directeur de conscience, évite le supérieur et l’infirmerie. La vie suit son cours, il devient éducateur spécialisé dans la protection de l’enfance et traite des affaires de pédophilie « Qui sait si ce choix est lié à mon passé ? » s’interroge-t-il aujourd’hui. Il y a quelques mois, les révélations de La Parole libérée ont fait office de « déclic » pour le jeune retraité. « Je me suis dit qu’en 2016 des choses semblent pouvoir être entendues. »
Lyon (Rhône), 1979-1980.
Pendant plus de trente ans, B. n’a eu aucun souvenir de son agression sexuelle. Longtemps, elle l’a enfermée dans un recoin bien profond de son cerveau. Les psychiatres ont un terme scientifique précis pour ça : « l’amnésie post-traumatique ». Mais c’est en 2013, lors d’une soirée d’hiver, que le flash-back douloureux se produit. « Dans la nuit, ça m’est revenu. Ce n’était pas un rêve. C’était une évidence. Ça m’a fait tellement pleurer, pleurer, pleurer, raconte, émue, B., aujourd’hui âgée de 41 ans. Ce soir-là, j’étais allée dormir chez Maman. La grande chambre. La chambre rose. Et je l’ai dit tout de suite à ma mère. Elle a beaucoup pleuré. »
B. a 5 ans lorsque ses parents la mettent au catéchisme à l’église de La Trinité, dans le huitième arrondissement de Lyon. Les cours sont alors assurés par le père Guy Gérentet de Saluneaux, un mariste très traditionaliste. À l’époque, les parents ne se doutent pas de l’attirance sexuelle du prêtre pour les enfants. Et pourtant, l’homme, aujourd’hui retiré dans un petit village de campagne (à lire, « Dans les Monts du Lyonnais, rencontre avec un prêtre condamné pour pédophilie »), vient d’être condamné en février 2016, à l’âge de 81 ans, à deux ans de prison avec sursis pour des agressions sexuelles sur huit jeunes filles, commises entre 1989 et 2000.
Un jour, B. reste seule avec le prêtre, dans l’église. L’institutrice de l’école de La Trinité est partie. « J’avais un souffle au cœur, sûrement causé par le stress, se souvient-elle, tremblante. Je m’évanouis dans l’église et on m’emmène dans le presbytère. C’est là qu’il commet des horreurs sur mon corps. »
Aujourd’hui, cette femme touchante, très peu sûre d’elle, veut se faire justice. Mais sa plainte, déposée à la Brigade de protection des familles de Lyon en 2014, intervient plus de vingt ans après sa majorité. Elle est donc prescrite. « Il faut arrêter la prescription. J’aurais pu faire un procès. Mais là, je ne peux pas me défendre, raconte B., les larmes aux yeux. On n’est pas coupables. On est victimes. Mais on a l’impression que c’est nous les coupables ! »
Toulouse (Haute-Garonne), 1966.
« On est enfermé dans un silence, une honte. Dans une prison », explique, sous pseudonyme, Niglou. Cet ancien prêtre de Narbonne, lui-même victime d’un religieux, exprime aujourd’hui sa colère. Si les faits sont anciens – entre 1966 et 1968 –, la blessure reste toujours vivace pour cet homme de 60 ans. Tout a commencé alors qu’il n’avait que 11 ans, au petit séminaire de Toulouse. Un contexte familial compliqué fait de Niglou un enfant agité, qui attire l’attention du père G. « Et les prédateurs tombent sur des gens affaiblis », constate amèrement la victime. Son agresseur n’était autre que son directeur spirituel, auquel il devait se confesser tous les quinze jours au petit séminaire.
« Le père G. me mettait sur le bidet et me posait des questions sur ma sexualité. J’étais terrorisé, se rappelle-t-il. Il me disait : “On va voir si tu es fait comme les autres”, et il regardait, me touchait le sexe. Dans le dortoir, le soir, je reconnaissais ses bruits de pas. » À l’époque, on ne parlait pas de ces choses-là. Une angoisse, enfouie, le suit alors jusqu’au grand séminaire où le prêtre était enseignant en cycle inférieur. Puis dans sa vie d’adulte. « J’ai fait un infarctus à 42 ans et la psy m’a dit que ce n’était pas normal à mon âge. J’avais occulté ces épisodes. Alors, j’ai fait une analyse. »
La présence du père G. le hante. Car le prêtre est encore vivant. Niglou sait exactement dans quelle institution religieuse de Toulouse le religieux coule une retraite paisible. Une impunité qui passe mal. Niglou quitte alors avec force et fracas son ministère en 2014, après avoir informé sa hiérarchie. La réponse de son supérieur est cinglante : « À son âge, on ne va pas le déranger. »
Rouen (Seine-Maritime), 2002.
Diane*, 36 ans aujourd’hui, était majeure au moment des faits. Elle n’a pas été victime d’un pédophile, mais « la proie » d’une religieuse, dans une communauté de Rouen. « Rien n’est dit sur les victimes de femmes et les victimes adultes. Étant dans les deux cas, la pénibilité est extrême », raconte-t-elle. À 22 ans, Diane travaille en Normandie, dans la musique, quand elle veut rentrer dans les ordres. Elle effectue alors un « stage » dans une communauté. Son « accompagnatrice spirituelle » commence à l’attendre régulièrement lorsqu’elle rentre du travail, tard le soir.
Tout dérape ensuite. « Elle s’est mise à m’embrasser. Elle disait que c’était magnifique, que notre rencontre était l’œuvre de Dieu, que c’était normal. Quand on entre dans les ordres, on a tendance à croire tout ce qui vient des religieuses. » Un abus d’autorité. « Tout l’été qui a suivi, cela a été l’enfer, la journée comme la nuit, je subissais ses agressions. » Jusqu’au jour où son corps se rebelle, un réflexe de survie. « Je me suis même retrouvée aux urgences, je ne pouvais plus bouger. » Même adulte, Diane se retrouve sous emprise et n’arrive pas à dénoncer ces actes. Elle croit voir la fin de son calvaire lorsqu’elle doit entrer dans une deuxième communauté pour sa formation. Mais la sœur continue à venir la voir. « C’était une persécution sourde. Cela a duré un an encore. J’avais peur d’elle. »
À cette époque, Diane perd trente kilos et devient l’ombre d’elle-même. Elle commence à en parler à ses supérieures, qui l’accablent et lui recommandent de laisser tranquille cette sœur, aimée de tous, présente depuis plus de vingt ans. Alors qu’elle pensait avoir trouvé sa place dans cette deuxième communauté, Diane décide de tout arrêter. « Les sœurs l’ont ensuite envoyée au diocèse d’Amiens, à la suite de ma dénonciation sûrement, mais sans avertir l’évêque. J’ai écrit à l’évêque pour le prévenir. Ma supérieure s’est énervée. J’ai essayé d’écrire à Rome par le nonce apostolique, puis à un cardinal. Je n’ai jamais eu de réponse. »
Face à ce silence assourdissant, l’ancienne religieuse a finalement osé porter plainte l’an dernier, en juin 2015. Mais le mal est fait. Passée par un hôpital psychiatrique, encore suivie pour un stress post-traumatique, elle est aujourd’hui en invalidité et ne peut plus travailler à temps plein. Sans parler des insomnies. « Je revis ces agressions sexuelles tout le temps, comme si un fantôme était encore sur moi. »
Daphné Gastaldi, Mathieu Martiniere et Mathieu Périsse
*Pour préserver l’anonymat des victimes, les prénoms ont été modifiés.