C’est comme au XIXe siècle : on déclarait l’égalité des sexes mais on doutait de son application concrète. Pas prêtes, pas capables les femmes, se justifiait-on. Le FN utilise un schéma analogue : l’avortement oui, mais… l’avortement est un droit, certes, mais il peut être perverti. Il faut donc s’en méfier. Perverti par la superficialité des femmes (avortement de confort, critique Marine Le Pen) ou par une idéologie politique (repaire de militantes, le Planning familial, dénonce Marion Maréchal-Le Pen).
C’est comme lors de la Révolution : la loi de 1792 autorisant le divorce induit logiquement l’égalité des sexes. Car ce sont surtout les femmes qui en profitent, les hommes ayant toujours trouvé plus facilement le moyen d’échapper à la contrainte conjugale. Rapidement, alors, on dénonce le trop de liberté donnée aux femmes, liberté négative, cela s’entend. Une des raisons, mais pas la seule pour abolir le divorce en 1816. Rétabli (seulement pour faute) en 1884, il est confirmé dans la version du « consentement mutuel » en 1975. Deux siècles pour revenir au point de départ.
Les droits des femmes sont « réversibles ». Il faut insister sur cette réversibilité en jeu dans la critique de l’avortement. Pourquoi tenir à ce qualificatif ? Parce que si on pense, comme trop souvent, en terme de « régression », on se place au regard d’une image naïve du progrès. La liberté des femmes est fragile, exposée à la réversion. Le temps long de l’oppression nous guette.
Le divorce fut une conquête de l’individu démocratique, et elle fut laborieuse. L’avortement relève d’un autre niveau, philosophique et juridique : c’est un Habeas corpus, un droit qui s’apparente aux droits fondamentaux. Je n’invente rien. Ce sont les slogans des années 60, aux Etats-Unis, puis en Europe qui en ont repris la formule initiale : « Our Bodies, Ourselves », « Notre corps, nous-mêmes », devenu « Notre corps nous appartient », tel fut l’argumentaire de la demande de contraception et d’avortement. Ainsi, disposer de son corps n’est pas une affaire de propriété privée, ou de consumérisme superficiel, lisible à l’aune de l’individualisme. L’Habeas corpus, énoncé en 1679 en Angleterre, visait à protéger le corps de la personne mise en accusation. On en a fait ensuite l’ancêtre des droits de l’homme, ainsi un droit fondamental. Si trois siècles plus tard, la reconnaissance du droit à l’avortement s’est inscrite dans l’histoire longue des droits humains, en amont des droits démocratiques « individuels », nous devons prendre la mesure de cette singularité juridique dans l’histoire des femmes.
L’argument moral (le confort) ou politicien (le militantisme) ne semblent pas, à première vue, ébranler ce droit fondamental ; et pourtant, c’est de cela dont il s’agit. Sinon la question de l’avortement ne serait pas politique.
Contrairement à certaines interprétations contemporaines des droits humains, droits qu’on montre empêtrés dans le biopouvoir (qui protège et contrôle tout à la fois, qui protège et expose aussi à la violence), l’argumentaire en faveur de l’avortement a montré cette incroyable révolution, quasi copernicienne, où le corps de la femme n’est plus soumis à une nature toute puissante, où ce corps, au contraire, peut produire sa propre loi, celle de choisir, de vouloir se reproduire, ou non. Le droit à l’avortement inscrit dans le symbolique une pratique ancestrale. Il ne crée pas une réalité nouvelle, il lui donne, par le juridique, une valeur symbolique.
Les opposants à cette représentation de l’autonomie du corps (et de la volonté) des femmes ne s’y trompent pas. C’est pourquoi l’avortement s’invite dans les campagnes politiques et sert de marqueur pour de prétendues limites à ne pas franchir. Aucun droit civil exprimant l’égalité des sexes ne montrera un tel point de cristallisation lors d’élections. On a vu ainsi Hillary Clinton, mais aussi Dilma Rousseff, reculer, temporiser, en matière de ce droit ; sans rapport à leurs convictions. Plutôt que de s’arrêter à la simple interprétation politicienne, on peut en déduire que nous n’avons pas encore réussi à établir la réalité symbolique de ce droit. Si donc l’avortement s’invite dans la campagne du FN, sachons y voir un symptôme. Ce qu’il laisse entendre, c’est que la définition de la vie de l’embryon est un enjeu à géométrie variable. Loin de discuter du biopouvoir, il s’agit d’affirmer une volonté de pouvoir tout court, sans boussole ; même si tout en indique la direction.
Geneviève Fraisse, Philosophe et historienne de la pensée féministe