On le foule des pieds, on y plante toutes sortes de végétaux pour nous nourrir, nous habiller ou nous chauffer, on y construit nos maisons, nos routes et nos écoles… Le sol est un support indispensable de nos vies. La plupart du temps nous ne le voyons même pas. Il nous semble immuable et abondant… Et pourtant, le sol est une ressource limitée qui disparaît peu à peu et qu’il faut protéger…
C’est le message de la journée mondiale des sols, qui a lieu jeudi 5 décembre à l’initiative de la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture).
Pour l’occasion, Reporterre a interviewé Dominique Arrouays, président de l’Association française pour l’étude des sols. Il est également ingénieur de recherche à l’INRA, et il a fait partie du GIEC (Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat). Il ouvre le colloque organisé à Paris, à l’occasion de cette journée mondiale des sols.
Reporterre - Qu’est-ce que le sol ?
Dominque Arrouays - C’est la peau de la planète. C’est une interface entre ce qui a en dessous, la lithosphère, c’est à dire les roches et les eaux souterraines et tout ce qu’il y a au dessus : la biomasse et l’atmosphère. Entre les deux, l’échange de flux est permanent.
Si l’on observe le sol avec un microscope, que peut-on y voir ?
C’est un mélange de matière minérale et organique, mais aussi de vie. Si vous prenez une poignée de sol, vous y trouvez plus d’êtres vivants que d’humains sur la planète. Un centimètre cube de sol contient un milliard de bactéries. Elles dégradent la matière organique. S’il n’y avait pas de bactéries ni de champignons, il n’y aurait aucun recyclage : tout s’accumulerait en surface. Le sol est une usine biologique et les bactéries et les champignons en sont les ouvriers.
Comment le sol se forme-t-il ?
Le sol se fabrique sous l’effet de l’altération des roches par le climat, la végétation, les pluies, l’activité biologique... C’est un processus très lent. Pour obtenir un centimètre de sol, il faut au moins un siècle, voire 1.000 ans. Les sols dont on dispose aujourd’hui sont un héritage qui a mis des dizaines et même des centaines de millier d’années à se former. Le problème, c’est qu’actuellement on le dégrade beaucoup plus vite qu’il ne se forme. Donc à un moment il n’y en aura plus, et ce sera la désertification.
Et pourtant les sols sont indispensables. Quels services nous rendent-ils ?
Ils en rendent énormément !
Le plus évident, c’est la production d’aliments et de biomasse. Sans sol, rien ne pousse. Il permet de nous nourrir, nous chauffer, produire des fibres pour nos vêtements, du bois, etc. Au niveau mondial c’est une question de sécurité alimentaire.
Le deuxième type de service c’est tout ce qui concerne le cycle de l’eau. Ce sont les sols qui filtrent nos eaux, les épurent, les stockent en cas de fortes pluies et les régulent en cas d’événements extrêmes comme une inondation. C’est la plus grande station d’épuration du monde et elle est naturelle.
Ensuite, les sols jouent un rôle dans tous les grands cycles terrestres : celui de l’eau, du carbone, de l’azote. A ce titre là, ils participent à la régulation des gaz à effet de serre et donc du climat. Ils sont capables de stocker par exemple du carbone. Il y a trois à quatre fois plus de carbone dans les sols du monde qu’il n’y en a dans toute l’atmosphère.
Le sol est aussi un patrimoine génétique immense, l’une des plus grandes sources de biodiversité terrestre et elle est encore largement inconnue. Comme je le disais il y a des milliards de bactéries dans le sol. Actuellement on ne connaît que 1 à 10% de ces organismes. Environ deux antibiotiques sur trois ont été découverts grâce aux bactéries et champignons des sols.
Le sol est également source de matériaux : les briques, l’argile, le sable... Presque tous les matériaux de construction sont issus des sols.
Enfin, les sols modèlent notre paysage en fonction de leur couleur, de leur répartition dans l’espace... Donc ils font partie de notre environnement physique et culturel.
On remarque qu’il y a des conflits d’usages entre tous ces services : on ne peut pas à la fois cultiver et avoir des carrières de matériaux. Pour bien utiliser nos sols, il faut les connaître.
Et aujourd’hui les sols sont menacés ?
Oui, ils disparaissent et ils se dégradent. Les sols sont une ressource qui se fait rare. Ils ne représentent que 20 % des surfaces émergées du monde (qui a une superficie de 510 millions de km2), et là dedans, 60 % sont déjà dégradés.
Une des premières menaces, c’est l’artificialisation des sols. A partir du moment où l’on couvre un sol par du béton ou du bitume, cela l’imperméabilise et il n’assure plus ses fonctions. En France, on « bétonne » 27 mètres carrés par seconde. C’est à dire que le temps de prononcer cette phrase, 200 mètres carrés ont déjà été bétonnés. C’est énorme. C’est la première menace en France, mais aussi dans certains pays qui s’urbanisent comme la Chine et l’Inde.
La deuxième menace, c’est l’érosion, sous l’effet de la pluie et du vent. On estime au niveau mondial qu’il s’érode environ 24 milliards de tonnes de sol par an, qui coulent vers les océans. Cela correspond à 3,4 tonnes par an et par personne sur la planète. Cela va très vite en Chine, mais nous aussi sommes concernés : environ 20% du territoire français perd plus de sol que ce que la nature est capable d’en former.
La troisième grande menace est la contamination. La pollution peut être d’origine industrielle comme le plomb, le cadmium, le cuivre, ou encore les métaux lourds. D’origine agricole aussi avec certains pesticides qui ne se dégradent pas. Encore une fois la Chine et l’Inde sont les plus touchées mais la France n’est pas à l’abri. On a montré qu’il y a des contaminations importantes dans les zones industrielles du Nord Pas-de-Calais, ou autour de la grande région de Paris.
Un autre problème est que les sols contiennent de moins en moins de matière organique, à cause de la déforestation ou des cultures intensives. La matière organique est de la matière décomposée de provenance végétale (feuilles et bois morts par exemple) et animale (êtres vivants du sol, mais aussi micro-organismes morts et cadavres).
Le sol n’assure plus sa fonction de stockage du carbone. Le CO2 repart dans l’atmosphère et accélère le changement climatique. En particulier on se pose beaucoup de questions sur le devenir des tourbes du nord de l’Europe et du Canada : avec le changement climatique on craint qu’elles disparaissent peu à peu et se mettent à émettre du CO2 dans l’atmosphère.
Entre autres menaces, il y a également le tassement des sols quand on utilise des machines lourdes en agriculture et en foresterie. L’acidification aussi nous fait craindre un dépérissement des forêts. On se pose en outre des questions sur l’effet de la monoculture et de l’agriculture intensive sur la biodiversité des sols.
Enfin, la salinisation concerne le sud de l’Espagne, l’Italie, la Roumanie, donc les pays méditerranéens, mais aussi du Moyen-Orient et d’Asie centrale. Elle est due à l’irrigation des zones arides avec des eaux saumâtres. A terme cela peut stériliser les sols.
Les sols sont donc une ressource qui se fait rare. Elle est aussi répartie de façon inéquitable. Certains cherchent même à s’accaparer des terres... Est-ce un enjeu important ?
L’accaparement des terres recouvre plusieurs enjeux. Il faut d’abord savoir qu’un certain nombre de pays utilisent beaucoup de terres qui ne sont pas les leurs. Par exemple, quand on nourrit notre bétail avec du soja importé du Brésil. En France, on utilise 30 millions d’hectares à l’extérieur de notre territoire. Si on prend l’Union européenne, on est à 330 millions d’hectares hors de nos frontières. C’est plus de cinq fois la surface de la France.
Donc la balance est très déséquilibrée, les riches vivent à crédit sur les sols des autres.
Beaucoup de pays et de multinationales voient bien que les sols sont un enjeu mondial, que l’on va en manquer. Certains pays et compagnies vont acheter ou louer dans des pays où elles coûtent moins cher et où l’on peut faire des productions intéressantes. Cela concerne beaucoup l’Afrique et l’Amérique du Sud. Les principaux pays qui achètent sont soit en très fort développement comme la Chine, soit ont de petites surfaces et sont riches comme la Corée du Sud et le Japon. Ils acquièrent des terres hors de chez eux parce qu’ils se rendent compte qu’ils vont avoir des problèmes d’approvisionnement.
Avez-vous l’impression que les décideurs politiques et l’opinion publique sont conscients de l’importance des sols ?
Il y a deux difficultés avec les sols. La première, c’est qu’on ne les voit pas : ils sont couverts par la végétation ou nos maisons.
L’autre problème c’est que contrairement à l’air et l’eau qui sont considérés comme des biens publics, le sol est la plupart du temps considéré comme un bien privé. On ne se rend pas compte que c’est un patrimoine mondial de l’humanité, qu’il faut protéger au même titre que les océans par exemple.
Ceci dit, je pense que la prise de conscience commence à se faire au niveau politique et international. Pas assez dans la tête du grand public. Mais au niveau international, le meilleur exemple est cette initiative de la FAO, qui a créé un partenariat mondial sur les sols pour les protéger.
L’idée de la journée mondiale des sols est de lancer un appel pour protéger les sols : quelles mesures proposez-vous ?
Déjà, il faut que l’on communique et que l’on éduque. Beaucoup de sols sont dégradés simplement parce que l’on ne sait pas les gérer. Il faut donc apprendre, en premier lieu aux agriculteurs et aux forestiers, à protéger leurs sols.
Ensuite, il faut une prise de conscience politique : il faut qu’on arrive à une convention internationale sur les sols comme on peut avoir pour la biodiversité ou le climat. C’est un travail de longue haleine mais il faut aller vers cette régulation au niveau mondial.
Puis on peut décliner cette régulation au niveau européen ou français. Il faut que l’on prenne en compte les sols dans les projets d’aménagement et les documents d’urbanisme. Ce n’est pas le cas pour l’instant.
On peut aussi avoir des outils d’incitation, pour favoriser les pratiques favorables à la qualité des sols. Par exemple, on pourrait conditionner les aides aux agriculteurs au fait qu’ils gardent le sol couvert pour éviter l’érosion.
Propos recueillis par Marie Astier