Alors que nous entrons dans la dernière semaine de campagne électorale (26 juin), il est impossible de nier que, malgré les efforts de la plus grande partie des candidats aux élections de parler le moins possible des « lignes rouges » que la Troïka entend imposer à l’Espagne (coupes budgétaires de plus de 8 milliards d’euros ainsi qu’une amende pour ne pas avoir respecté les objectifs en matière de déficit budgétaire), le référendum du 23 juin en Grande-Bretagne place l’avenir de l’Union européenne au centre de l’agenda politique.
En effet, quel que soit son résultat et au-delà des conséquences économiques qu’il aura, il n’est pas difficile de prévoir que le projet de « plus d’Europe » va passer l’arme à gauche, confirmant définitivement le coup d’arrêt. Avec ce dernier, marque également les tendances à une géométrie toujours plus variable au sein de l’UE, cherchant simultanément la préservation de l’unité de la zone euro. La première se limite au statut d’un bloc commercial (précisément au moment des négociations TTIP avec les Etats-Unis). La seconde vise à assurer une plus grande cohésion interne au moyen de nouveaux pas en direction d’un fédéralisme autoritaire (au milieu des tensions croissantes entre les pays du nord et du sud, entre Bruxelles, Francfort et Berlin).
Il convient d’ajouter à cela, les mouvements contre la contre-réforme de la législation du travail en France, soit un pays clé de l’Union et de la zone euro ; précisément alors que les critiques envers les politiques austéritaires, vues comme inefficaces, se font désormais entendre aussi au sein de l’OCDE. Il est certain qu’il ne sera pas aisé de faire reculer ceux qui ont dicté ces politiques et cette loi, au service de laquelle François Hollande s’est placé, ainsi que l’indiquait un article récent [1]. Mais il est déjà évident que le rejet de ces politiques s’étend désormais au-delà des pays du Sud.
Au même moment, la tragédie de la « crise » des droits des réfugié·e·s et de l’asile se poursuit, doublée de la honte que provoque une Europe occupée exclusivement à faire du chantage sur les gouvernements des pays voisins du Sud, les obligeant à construire un plus grand nombre de camps de concentration en échange d’une « aide au développement ». Il continue ainsi à faire la sourde oreille devant les paroles que nous rappelle la poète somalienne Warsan Shire :
« Personne ne quitte sa maison jusqu’à ce que ta maison soit cette petite voix dans ton oreille
Qui te dit
Pars
Pars d’ici tout de suite
Je ne sais pas ce que je suis devenue
Mais je sais que n’importe où
Ce sera plus sûr qu’ici. » [2] ».
Au cœur de ce climat d’incertitude quant à l’avenir de l’Union Européenne, nous nous trouvons également face à une autre inconnue, celle des résultats des élections du 26 juin. Toutefois, la majorité des sondages coïncident sur la possibilité d’une répétition relative du scénario issu des élections antérieures du 20 décembre. La différence portant sur une abstention majeure, au bénéfice du PP et au détriment du PSOE, mais aussi la possibilité réelle qu’Unidos Podemos [coalition électorale de Podemos, d’Izquierda unida et de diverses « listes de convergence » dans plusieurs communautés autonomes] se transforme en deuxième force politique, bien qu’avec le système électoral en vigueur demeure un doute quant au rapport entre suffrages obtenus et nombre de sièges entre le PSOE et UP (Unidos Podemos). Nous ne disposons en revanche pas de données quant aux résultats possibles au Sénat, de telle sorte qu’il est à craindre que, en tenant compte du système pratiquement majoritaire de cette élection, nous ne parvenions pas à empêcher la présence au sein de cette institution discréditée d’une majorité disposant d’une capacité de blocage à tout « changement » démocratique de la Constitution, une fonction pour laquelle elle a véritablement été créée.
En dépit du fait qu’une frange significative de l’électorat n’a pas encore décidé sur qui son suffrage irait, il semble hautement probablement qu’au final les options de gouvernement se situent entre l’alternative que représente le PP, d’un côté et, de l’autre, UP. Par conséquent, prévoir quelle sera la corrélation des forces au sein du nouveau parlement, les alliances et les accords qui seront à nouveau indispensables pour former un nouveau gouvernement et, de cette façon, éviter de nouvelles élections, sans que cela constitue pour autant une législature de quatre ans.
Dans le contexte de ce scénario possible, la clé de l’investiture d’un nouveau gouvernement résidera dans ce que pourra faire le PSOE au moyen de son vote en faveur ou son abstention, que cela soit vis-à-vis du PP ou de UP. Les dirigeants du PSOE continuent cependant de résister à reconnaître cette bipolarisation de l’électorat. Or, elle a suffisamment été démontrée au cours de cette campagne : d’un côté, celle qui existe entre les forces disposées à permettre la continuité d’élites corrompues et des politiques austéritaires de la zone euro (que le PSOE a partagée jusqu’à présent) ; de l’autre, celles qui aspirent à progresser vers une rupture avec ces deux dernières. Cette bipolarisation aboutit à un rétrécissement de cet espace idéalisé du « centre » au sein duquel le PSOE souhaite encore se mouvoir lors ces élections. Cela à la différence de Ciudadanos, dont le dirigeant [Albert Rivera] a opté pour dévoiler le visage véritable d’une droite ultralibérale et centraliste, toujours plus belliqueuse contre Podemos par crainte de perdre des voix au profit du PP.
Un article récent de Susana Díaz [présidente de la Junte d’Andalousie, dirigeante du PSOE] dans le quotidien El País confirme son obstination devant cette évidence, réitérant son rejet à tout rapprochement avec UP, dès lors que s’il devait se produire, « la social-démocratie court le risque d’abandonner ses quartiers et ses fondamentaux pour se référer au discours des alternatifs, laissant à ces derniers le champ libre » [3]. Une position qui, certainement, contraste avec les ouvertures timides que manifestent certains dirigeants socialistes de Catalogne en direction d’En Comù Podem et qui semblent exprimer une part significative de son propre électorat. Il conviendra de s’interroger sur ce qu’entend cette dirigeante andalouse par les mots de « quartiers » (ne s’agirait-il pas plutôt des privilèges accumulés par une élite qui atteint, avec les ERE [4] d’Andalousie, son plus haut degré d’infamie et qui, en outre, résiste à tout renoncement du mécanisme des « portes tournantes » [terme qui désigne le passage d’une charge politique à des postes au sein d’entreprises] et de « fondamentaux », Tout cela n’a rien à voir, bien entendu, avec ceux de l’idéologie socialiste à laquelle le parti – au sein duquel pèse de plus en plus les « arrivistes » et toujours moins les « croyants » – a renoncé depuis plusieurs décennies, malgré l’effort respectable du secteur critique emmené par José Antonio Pérez Tapias (universitaire de Grenade, membre du PSOE).
Susana Díaz démontre ainsi son alignement ferme sur la campagne de la peur menée par la majorité de l’establishment devant l’hypothèse d’un gouvernement dirigé par UP et les « listes de convergence ». Une campagne qui met en lumière les pires recours démagogiques de l’ancienne et de la nouvelle droite, tout comme de la vieille et de la nouvelle garde du PSOE, qui se font concurrence sur la meilleure façon de semer la panique au sein de l’électorat devant la victoire possible de forces qui, malgré les nombreuses garanties que manifestent certains de ces dirigeants principaux quant au respect de la « responsabilité de l’Etat ». Il en va ainsi l’admiration exprimée par Pablo Iglesias envers José Rodríguez Zapatero (ex-président du gouvernement du PSOE de 2004 à 2011], celui-là même qui a initié le tournant de l’austérité en mai 2010, puis qui a conclu un pacte avec le PP pour mener la contre-réforme de l’article 135 de la Constitution [qui priorise le remboursement de la dette] en août 2011.
Nous avons bien entendu déjà remarqué le président de Bankia, José Ignacio Goirigolzarri, réclamant un prolongement du délai pour la reprivatisation de cette banque, qui connaît un processus d’assainissement grâce à de l’argent public, et qui se manifeste contre la proposition d’UP de transformer cette banque, en compagnie de la Banco Mare Nostrum, en point de départ pour la création d’une nouvelle banque publique. Ce n’est là qu’un échantillon symbolique de la nouvelle série de « lignes rouges » qui seront tracées par ceux d’en haut au cours des prochains jours et semaines, sans oublier la signification politique de la visite d’Obama, président de ce qui reste une grande puissance impériale, entre le 9 et le 11 juillet, suite au sommet de l’OTAN à Varsovie et au milieu des négociations visant à la formation d’un nouveau gouvernement. En politique, des hasards de ce type n’existent pas.
A cette méfiance devant un programme qui peut, effectivement, être qualifié de social-démocrate, s’ajoute la crainte que si UP parvient au gouvernement, que cette formation puisse dévoiler de nouveaux scandales de corruption systématique qui s’est étendue depuis la « Transition » (1978) pour atteindre son apogée avec la bulle immobilière et spéculative de la dernière décennie. Il ne fait aucun doute qu’il y a encore de nombreux aspects qui doivent émerger, ainsi que nous le voyions actuellement dans de nombreuses communautés autonomes et de mairies, entre autres dans la capitale du Royaume. Pour cette raison, la crainte de Rajoy et compagnie que les aforamientos relèvent du passé ne surprend pas [les aforamientos désignent un privilège juridictionnel, fixé dans la Constitution de 1978, dont bénéficie un grand nombre d’élus et de magistrats, comme le président, les ministres, certains juges, etc. Ils offrent un grand degré d’immunité à ces derniers].
La première bataille qui suivra le 26 juin sera donc celle de l’interprétation de ses résultats : seront-ils examinés de la même manière selon que se forme une nouvelle majorité anti-PP, antiaustéritaire et anticentraliste [c’est-à-dire en faveur d’un Etat espagnol plurinational voire d’un référendum sur l’indépendance en Catalogne] ; ou, au contraire, que s’additionnent les voix et sièges permettant la création d’un bloc qui défende le régime ? Un bloc qui se définit lui-même comme celui « des forces constitutionnalistes », disposées à empêcher l’accès au gouvernement de ces forces alternatives qui inquiètent tellement Susana Díaz ? Pour l’instant, les dirigeants du PSOE semblent incliner vers le second axe de lecture, fixant comme seule condition le renoncement de Rajoy ou la recherche de prétendus « indépendants » qui obtiendraient la faveur de la nouvelle triade PP-PSOE et Ciudadanos.
Si cette hypothèse devait se réaliser, en rien aisée mais sur laquelle misent sans aucun doute les grands pouvoirs économiques, nous pourrions nous trouver face à un affrontement ouvert sur lequel, excepté pour ceux qui ne veulent pas le voir, se seront exprimées très probablement les urnes. D’un côté, la volonté d’une majorité claire de l’électorat de faire dégager le PP du gouvernement ainsi que la décision ferme de s’engager sur un nouveau chemin, celui de la conquête de la démocratie – économique, sociale, politique, environnementale, citoyenne et internationale –, tel qu’exprimé dans les « 50 pas pour gouvernement ensemble » stipulés par UP. Un programme commun dont de nombreux pas doivent être concrétisés, tel celui qui touche à la lutte contre la dettocratie, et d’autres questions qui font défaut, mais qui doivent constituer, dans le cas où UP accède au gouvernement, un point de départ pour cheminer, conjointement avec des millions de personnes qui lui auront donné leur suffrage le 26 juin, vers une convergence encore plus ample, celle des différents peuples de l’Etat en direction d’un projet commun (qu’il soit fédéral et/ou confédéral), sur la base d’un respect du droit à décider de leur avenir pour ceux qui, comme en Catalogne, le réclament.
Nous ne devrions pas économiser nos efforts, par le biais de l’auto-organisation et l’empowerment croissant de nos peuples, ceux d’ici et d’ailleurs, pour être à la hauteur de cette opportunité historique exceptionnelle et faire face avec succès à l’énorme résistance des représentants du despotisme oligarchique qui domine aujourd’hui sur ces terres et en Europe.
Jaime Pastor