Une partie de l’armée, apparemment dirigée par les généraux Akin Ozturk, ancien chef de l’aviation récemment retraité, et Metin Iyidil, instructeur à l’école de guerre, s’est soulevé contre le régime du président Recep Tayyip Erdoğan, alors en vacance… Motif de l’intervention « restaurer la liberté et la démocratie ».
Visiblement mal préparé, sans soutien de forces très significatives, les forces putschistes ont été rapidement neutralisées. D’après les autorités il y a eu 265 morts dont 161 civils et 104 militaires putschistes.
Un coup d’Etat de plus ?
Depuis les origines de la République, établie par Mustapha Kemal en 1923, l’armée joue un rôle considérable en Turquie, militaire mais aussi politique et économique. Et la Turquie est membre de l’OTAN depuis le début des années 1950 (l’armée de terre turque est la deuxième plus importante de l’alliance).
L’armée est intervenue régulièrement pour « rectifier » la vie politique turque. En mai 1960 avec exécution du Premier ministre Adnan Menderes, en 1971, le putsch « par mémorandum », imposant la démission du Premier ministre Suleyman Demirel, et mettant le gouvernement « sous surveillance », et surtout avec le coup d’Etat du 12 septembre 1980 quand l’armée dirigée par le général Kenan Evren a pris le pouvoir (avec l’accord des Américains), dissous parlement, partis politiques et syndicats, arrêté et torturé des milliers de personnes, promulguant en 1982 une nouvelle Constitution, limitant les libertés et instituant le contrôle du « Comité de salut national » sur l’Etat, dominé par les militaires. Un système de double pouvoir qui permettra en 1997 le coup d’Etat « post-moderne », sans violence, écartant le Premier ministre islamiste Necmettin Erbakan.
Après sa victoire électorale du parti islamiste-conservateur-démocrate AKP en 2002, le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan a progressivement réduit les prérogatives du comité de salut national, le pouvoir de l’armée et combattu la face cachée du pouvoir « l’Etat profond », alliance de magistrat, haut fonctionnaire, état-majors et réseaux maffieux).
En 2007 a été révélé l’existence d’un réseau (un peu comme le réseau militaire-policier-maffieux Gladio en Italie) qui aurait préparé un coup d’Etat. Les poursuites contre les membres réels ou présumé des membres d’Ergenekon on permit à Erdoğan de « purger » l’armée et la police, mais aussi d’attaquer des opposants : 275 officiers, journalistes, avocats et autres, ont été condamnés mais les verdicts annulé quelques années plus tard en appel. Un autre complot plus hypothétique, baptisé « Masse », a donné lieu en 2010 à procès et condamnations, elles aussi annulées en appel.
Depuis le début de sa « dérive autoritaire », surtout après 2010-11, Erdoğan, n’a cessé de dénoncer des complots, mais en n’incriminant plus l’Etat-major, mais l’islamiste Fethullah Gülen et son mouvement (cf. ci-dessous) – qui est en gros accusé de tout ce qui va mal dans le pays en dehors de la rébellion kurde.
Cette fois-ci le putsch raté est imputé par le gouvernement à Fethullah Gülen, Erdoğan a même demandé son extradition des Etats-Unis, menaçant si ce n’était pas le cas, de fermer la base d’Incirlik aux avions de l’OTAN opérant contre Daech !
Un complot Güléniste ?
Le prédicateur Fethullah Gülen (né en 1941, il vit aux Etats Unis depuis 1999) est le fondateur du mouvement Hizmet « service » ou « mouvement Gülen ». Il s’agit à la fois d’une confrérie, dont les membres (Fethullahci) se retrouvent au sein de cercles religieux (Sohbet) ou de « Maisons de lumière » (Isik evleri) pour discuter théologie, mais aussi démocratie, éducation, société. Une sorte de « franc-maçonnerie musulmane », que l’on a comparé aussi à l‘Opus dei catholique … Les Fethullahci sont à l’origine de très nombreuses écoles (de l’école primaire à l’université), un peu partout dans le monde (s’inspirant du modèle d’enseignement des jésuites, écoles pour les élites accueillant de nombreux boursiers et respectant les curiculae et règles de pays où elles sont implantées, comme les établissements privés sous contrat, en France), en Turquie mais aussi en particulier en Asie centrale, en Afrique, en Asie du Sud, et même en Europe et en Amérique du Nord (en 2009 on estimait que les écoles Gülen scolarisaient plus de 2 millions de d’élèves et étudiants, dans plus de 1000 établissements dont ¼ en Turquie).
Le mouvement Gülen est distinct du Parti de la justice et du développement (AKP), même si de nombreux Fethullaci pouvait en être membres et que Gülen lui-même soutenait le gouvernement d’Erdogan. On comptait de nombreux Fethullaci parmi les entrepreneurs dynamiques de la nouvelle classe moyenne (la « Nürgeoisie), mais aussi dans la magistrature et la police. Le quotidien Zaman, journal plutôt libéral et conservateur, de bonne tenue (un peu le Figaro local), était notoirement lié aux Gülénistes.
La crise entre les Gülénistes et Erdoğan s’est développé à partir des années 2008-2009 quand on a commencé à parler d’’affaire de corruption dans l’entourage d’Erdogan, et que beaucoup dont des Gülénistes, se sont inquiétés de la dérive autoritaire du régime et d’une politique compromettant l’intégration européenne de la Turquie. Erdogan a accusé de plus en plus les Fetthulaci de « complots », (notamment de complot des « juges gülénistes » devant des refus de condamner des opposants de droite ou de gauche en appel, ou des décisions de la cour suprême défavorable au régime). Une véritable politique « d’éradication » de gülénistes réels ou à supposés, notamment dans la police, s’est développée à partir de 2013, accentuée en 2015, et le journal Zaman est confisqué en mars 2016.
Dès les premières heures du coup, les gülénistes et Fethullah Gülen lui-même, ont vigoureusement démenti tout lien avec le putsch.
Un complot d’Erdoğan ? En tout cas un « coup d’Etat à petite vitesse » est en cours…
Une opinion largement répandue en Turquie est qu’Erdoğan lui-même aurait monté l’affaire pour pouvoir ensuite renforcer son pouvoir. Toutefois l’image d’un leader défié par son armée (ou du moins une partie de celle-ci) n’est pas des meilleures, pour un le « grand homme » qui doit tenir la barre face à la guerre au Kurdistan, aux attentats djihadistes, à la crise des réfugiés (un million et demi sur le sol turc), à la crise politique (il a du se débarrasser en mai de son trop entreprenant Premier ministre Ahmet Davutoğlu) et surtout, après des années de « miracle turc », à une situation économique qui se dégrade. Mais il est possible que ses services, ayant connaissance d’un coup en préparation, aient laissé la chose démarrer, pour mieux l’écraser… On saura peut-être un jour.
En tout cas le régime n’a pas trainé. Bien sûr des centaines de militaires ont été arrêtés, mais le Premier ministre Binali Yildirim a assuré que les simples soldats seront jugés sans haine et avec équité (le régime veut garder le soutien de l’armée dans son ensemble).
Par contre, immédiatement, le régime a décapité la justice et suspendu de leurs fonctions 2745 magistrats ! Gülénistes supposés, laïques Kémalistes éventuels, ou tout simplement juges trop indépendants…. Erdoğan ne supporte pas une justice qui n’est pas aux ordres. Le gouvernement a déclaré qu’il était interdit aux fonctionnaires d’Etat de quitter le territoire turc, dont les universitaires, et pour une durée indéterminée, que tous les congés annuels sont suspendus, et que les universitaires qui se trouvaient à l’étranger devaient rentrer immédiatement en Turquie.
Et déjà un campagne commence contre les « traitres » qui « sont restés silencieux face au putsch », entendez les journalistes, intellectuels, élus, syndicalistes, artistes, militants divers, déjà poursuivi pour avoir critiqué le « grand homme », appelé à la paix au Kurdistan, ou tout autre « trahison »…
Le coup d’Etat du 16 juillet rejoindra dans l’histoire quelques autres coups foireux de même ordre – rien à voir avec ceux de l’armée turque de 1960, 1971, 1980 ou 1997… Mais il en cache un autre, le coup d’Etat à vitesse réduite [1] en cours depuis quelques mois, mis en œuvre par Recep Tayyip Erdoğan, pour obtenir tous les pouvoirs, et qui vient de connaitre un grand coup d’accélérateur…
Bernard Dreano
Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale (CEDETIM-IPAM) et Assemblée européenne des citoyens (AEC/HCA-France). 19 juillet 2016