L’enquête policière et judiciaire en cours vient d’établir que Mohamed Laouaiej Bouhlel, le « méga tueur » de Nice, a mûri et préparé son forfait durant de nombreux mois, et qu’il a bénéficié de plusieurs complicités lors de cette préparation. Le groupe ainsi constitué avait-il pour autant des liens directs avec l’Etat islamique ? L’horrible crime commis par le Tunisien trentenaire doit-il être regardé désormais comme un crime collectif se revendiquant sciemment du « djihad », et pas seulement comme une initiative d’abord personnelle ? La réponse à ces questions viendra sans doute rapidement.
En attendant, ce que nous savons de Mohamed Laouaiej Bouhlel nous autorise à croire qu’il n’a jamais été un musulman pratiquant, et encore moins un musulman fondamentaliste. Son profil est davantage celui d’un psychopathe narcissique porteur d’une violence extrême, dont la haine accumulée à l’intérieur de lui-même l’a amené à commettre un des plus effroyables crimes de masse qui puisse être perpétré par un seul homme. Mais Daech a revendiqué ce crime comme étant l’œuvre d’un de ses « soldats », et le modus operandi correspond tout à fait aux appels à tuer ses adversaires, avec tous les moyens disponibles, que lance depuis quelques années cette organisation prétendant incarner l’islam. Qu’il ait eu, ou pas, l’occasion d’être en relation avec des responsables ou des partisans de Daech, le tueur de Nice ne pouvait ignorer cette propagande et ces appels, et dans tous les cas de figure son crime ne saurait être dissocié de la stratégie de l’Etat islamique à laquelle il donne toute satisfaction. Car même si cet homme était un très grand déséquilibré, il avait besoin d’une justification intellectuelle et morale qui l’autorise à passer à l’acte, ce que le discours de Daesh lui a fourni. En effet, même un grand pervers a besoin de pouvoir justifier à ses propres yeux et à sa propre conscience les actes de grande transgression qu’il commet. Les grands criminels nazis étaient souvent eux-mêmes des grands pervers, même s’ils pouvaient, par ailleurs, se montrer des hommes cultivés et des pères de famille exemplaires. Mais pour commettre les crimes qui ont été les leurs, ils ont eu besoin d’une idéologie - en l’occurrence le nazisme - qui les a autorisés à les perpétrer.
Nuage radioactif
Ce que l’on peut appeler le « daechisme » ou le « salafisme extrémiste » de Daech (afin de ne pas faire l’amalgame avec la réalité complexe et plurielle du salafisme), constitue d’abord une idéologie qui s’est forgée ces vingt-cinq dernières années à la faveur des guerres d’Afghanistan, d’Irak, de Syrie et de Libye. Une idéologie, c’est-à-dire à la fois un système d’explication du monde qui prétend pouvoir tout saisir de la réalité humaine et avoir réponse à tout, mais aussi une sorte de « nuage d’idées » qui laisse tomber sa pluie sur diverses populations, lesquelles s’en laissent imprégner sans parfois en être conscientes. Ayant su habilement réactiver de vieux mythes qui parlent au cœur de nombreux musulmans (en particulier le mythe de la restauration du califat des premiers siècles de l’islam et celui d’un grand « combat final » et d’une grande « purification » du monde qui seront les signes de la fin des temps et de l’heure du Jugement divin), et étant parvenu à une audience internationale idéale pour lui grâce à ses conquêtes territoriales, grâce à ses diverses opérations terroristes commises notamment en Occident, et grâce à la couverture médiatique qu’il s’est acquise, Daech s’est installé, de manières diverses, dans une multitude d’esprits. Idéologie de haine, le daechisme se montre désormais capable de s’adjoindre toute une série de haines et de rancœurs à l’encontre du monde occidental qui se sont développées dans toute une partie des sociétés musulmanes du monde, et aussi dans une partie des populations issues des immigrations post-coloniales. Ainsi, Daech est parvenu à produire une sorte de « nuage radioactif » qui plane désormais – et qui va planer longtemps – sur nos têtes, contaminant nombre de personnes et de sociétés quand bien même il a subi ces derniers mois d’importantes défaites militaires sur le sol irakien.
Le massacre perpétré par Mohamed Laouaiej Bouhlel s’avère d’autant plus terrifiant qu’il nous apprend que, pour devenir un tueur de masse au service du projet de Daech, il n’est même plus besoin d’être parti combattre en Irak ou en Syrie, et pas davantage besoin d’avoir pratiqué de manière ultra et dévoyée la religion islamique. Un buveur de bières, un mangeur de porc, un hyperactif sexuel, un body builder comme le livreur tunisien de Nice peut devenir un outil de production de la terreur que Daech a la volonté de semer sur toute une partie de la planète. Ceux qui imaginent que placer en rétention administrative les suspects de salafisme aggravé pourrait être une protection efficace pour la société française (comme cela fut fait, durant la Guerre d’Algérie - et on sait avec quel succès ! - à l’encontre des Algériens sympathisants, en métropole, de l’indépendance de leur nation), vont-ils devoir, dès lors, envisager de priver aussi de liberté les dizaines de milliers de psychopathes d’origine immigrée que compte certainement notre pays (aux côtés de dizaines d’autres milliers de psychopathes qui, eux, n’ont pas d’ascendance immigrée) ? Il apparaît que de plus en plus de responsables politiques (tels le député républicain Georges Fenech) rêvent aujourd’hui d’un « Guantanamo » français pour enfermer toute une population appréhendée, à tort ou à raison, comme menaçante. Mais qui peut affirmer que cette création carcérale américaine a protégé le monde d’un seul attentat terroriste ? Guantanamo a plutôt nourri les haines anti-occidentales, comme l’ont fait la plupart des interventions militaires occidentales menées ces dernières années en Afghanistan et au Proche Orient.
Avec la campagne qui s’annonce sans pitié de la « Primaire à droite », avec la concurrence identitaro-populiste qu’impose l’extrême droite marino-lepéniste à la droite dans son ensemble, tout cela sur fond de dislocation de la gauche, la France est entrée dans une grande période de turbulences où va dominer la surenchère en matière de sécurité. Certes il faut plus de sécurité pour les populations. Certes il faut parvenir à détruire et, au moins, à neutraliser Daech, en commençant par casser l’image de toute puissance que cette organisation est parvenue à se donner à la faveur des crimes « mondialisés » qui se sont succédé ces derniers mois à Paris, à Bruxelles, à Orlando, à Istanbul, à Bagdad et à Nice. Mais il faut le faire avec, à la fois, une volonté de pragmatisme (une mise à l’écart des instrumentalisations idéologiques) et une volonté de consolider l’unité nationale, laquelle doit comprendre les populations musulmanes. L’objectif de Daech est de diviser les populations, de séparer les musulmans des non-musulmans, et de créer les conditions de la guerre civile, particulièrement en France qui est pour cette organisation une cible privilégiée. Les déchirements français qui ont commencé entrent dans le plan de Daech. Ne lui faisons pas ce cadeau !
Rachid Benzine (Islamologue)