Sept cents ateliers, des dizaines de conférences, deux manifestations centrales, des rassemblements jeunes et paysans, une multitude d’initiatives... Certains ont dû se perdre, mais la plupart des participants semblent avoir trouvé avec bonheur le contact solidaire au détour d’une rencontre de hasard, en s’armant de l’épais programme d’activités ou en faisant jouer leurs réseaux militants. Comment rendre compte de la richesse de ces échanges moléculaires ? Contentons-nous de relever ici quelques-uns des temps forts.
Le succès numérique du Forum est patent. Difficile de mesurer l’ampleur d’une initiative qui se déploie sur une ville entière ; évaluée à près de 60000 personnes, la mobilisation s’avère quatre fois plus importante que l’an dernier. Avec une forte progression de la participation brésilienne, mais aussi internationale. Notons, parmi les principales délégations étrangères, l’Argentine et l’Italie, puis la France (plus de 800), les Etats-Unis (420), l’Etat espagnol, le Chili, l’Uruguay, le Canada.
Vu d’Europe, ce succès apparaît sans surprise tant la dynamique des mouvements pour une autre mondialisation n’a cessé ici de s’affirmer. Mais le test de Porto Alegre revêtait en Amérique latine une importance clef. Bien des Brésiliens craignaient les effets du 11 septembre : à la veille de l’échéance, ils avaient encore du mal à croire les chiffres annoncés. Devant l’excellente tenue du FSM, ils s’émerveillaient : « Trois mois seulement après les attentats... » De la Belgique au Rio Grande do Sul, l’enracinement des résistances à la globalisation capitaliste se manifeste. Aux Etats-Unis mêmes, où le « tassement » est réel, le repli du Forum de Davos sur New York a été l’occasion pour la centrale syndicale AFL-CIO et les autres composantes de reprendre l’initiative, en manifestant dans la rue leur opposition aux politiques néolibérales.
La progression opérée en un an est très sensible dans la coordination des mouvements sociaux. Pour faciliter à l’avenir les échanges réguliers, les Brésiliens de la centrale syndicale CUT et de Via Campesina (avec en particulier le Mouvement des sans-terre) ont été chargés d’assurer un secrétariat technique. Des secrétariats similaires pourraient être bientôt constitués dans d’autres régions du monde en vue d’une structuration souple mais permanente des mouvements sociaux engagés dans le processus du FSM.
L’appel à mobilisations qu’ils viennent de lancer reflète cette avancée. Comme l’an dernier, celui-ci dénonce les terribles méfaits sociaux ou écologiques de la globalisation libérale ; il réaffirme des revendications traditionnelles (telles l’annulation de la dette du tiers monde et l’exigence démocratique). Mais il intègre également l’opposition à la guerre, devenue « constitutive » du mouvement. Il affirme sa solidarité avec le peuple argentin, et aussi palestinien. Il se conclut sur un dense calendrier international qui, en 2002 et 2003, permettra des « mobilisations collectives ».
Les propos guerriers de Bush sont très directement vécus au Brésil où, ces derniers mois, sept dirigeants syndicaux et politiques de premier plan ont été assassinés, dont deux maires du Parti des travailleurs. A São Paulo, un local du syndicat CUT a été dévasté par un groupe d’hommes armés pendant le FSM. Voilà qui n’a pas empêché le nouveau secrétaire d’Etat US à l’Amérique latine de dénoncer trois « risques majeurs » : la Colombie, l’Argentine et... une possible victoire de Lula (le candidat du PT) à la prochaine élection présidentielle. C’est donner le feu vert aux escadrons de la mort brésiliens !
La question de la guerre
Dans ce contexte, les travaux du Forum parlementaire mondial, réuni au sein du FSM, ont été dominés par la question de la guerre. Une grande partie de la délégation italienne notamment (Refondation communiste, centres sociaux) exigeait que la condamnation de la guerre en général s’accompagne d’un désavoeu explicite de la guerre d’Afghanistan. La social-démocratie (française en particulier) rejetait toute allusion à ce pays. Quant aux Latinos, ils tenaient absolument à une condamnation ferme de la nouvelle « doctrine Bush ». Ils ont finalement fait adopter par vote deux résolutions sur ce sujet, dont l’une mentionne l’Afghanistan. D’autres déclarations portent sur l’Argentine, la levée du blocus de Cuba, le rejet du Plan Colombie et de la Zone de libre-échange des Amériques (Zlea) que Washington veut imposer à tout le continent... Ce second Forum a enfin été l’occasion d’initier la structuration du Réseau parlementaire international dont le principe avait été arrêté en 2001.
Progrès encore du côté des jeunes. Le second camp international de la jeunesse a été une belle réussite, avec plus de 15 000 participants venus de 40 pays environ et une atmosphère de fête permanente, d’échanges politiques et de mobilisation.
La qualité des discussions en ateliers a permis que se construisent des convergences réelles pour le mouvement contre la globalisation capitaliste dans la jeunesse : formes d’action, lutte contre la précarité, renouveau d’un syndicalisme d’action directe... L’irruption d’espaces de débat ouverts, horizontaux, a inspiré de nombreux participants au FSM. Le projet Intergalactika, notamment, a été conçu comme un espace de mise en réseau de divers mouvements et mobilisations à travers le monde. La réappropriation du 1er Mai, baptisé « jour de lutte et de résistance globale », permettra dès cette année de construire une échéance de mobilisation commune, du Sud au Nord.
La participation massive de Latino-Américains (Brésil, Argentine) et la présence de secteurs divers (étudiants, ONG, mouvements pour une autre mondialisation ou organisations politiques) sont autant de signes prometteurs de l’unification en cours des luttes de la jeunesse à l’échelle internationale. Le défi du prochain camp, en 2003, sera de construire une vraie représentation mondiale, en y incluant l’Afrique et l’Asie. La tenue de forums régionaux, fin 2002, y aidera.
Affirmation féministe
L’exigence féministe s’est affirmée tout au long du Forum. Les Brésiliennes de la Marche mondiale des femmes ont fait un travail remarquable pour rendre visibles les revendications contre les violences et la pauvreté. Ainsi, la Marche mondiale a organisé un séminaire - « Une alternative féministe pour un autre monde » - et une conférence sur les violences faites aux femmes. Un atelier « Femmes et travail » a été animé conjointement par le Remte (Réseau latino-américain des femmes transformant l’économie) et la Marche (particulièrement Brésil, Equateur, Pérou, Mexique). Ces initiatives ont été un succès. Un débat sur la place des femmes dans la lutte en Argentine a été présenté par des militantes du réseau « Mujeres argentinas en lutta ». Une représentante de Rawa a été invitée au FSM pour témoigner de la situation en Afghanistan.
La participation des mouvements féministes au Forum et leur présence lors des manifestations le jour de l’ouverture et contre la Zlea a été très significative. Au sein même du Forum, plusieurs manifestations se sont succédé : pour le droit à l’avortement, contre les intégrismes, pour l’égalité... La Marche mondiale a participé à l’élaboration de la déclaration finale des mouvements sociaux. La lutte contre le patriarcat, élément indissociable de la lutte contre le libéralisme économique, y est inscrite. Les revendications pour les droits des femmes y figurent clairement - par exemple, l’égalité des salaires - tout comme la dénonciation de l’exploitation sexuelle.
L’internationalisation du Forum social mondial se prépare. Si le troisième FSM est à nouveau à Porto Alegre, le suivant se réunira en Inde. En 2005, la migration intercontinentale devrait se poursuivre en Afrique. Dès l’automne prochain, des forums régionaux commenceront à se tenir - en Italie pour l’Europe (en France en 2003).
Porto Alegre est un creuset où prend forme un nouvel internationalisme. D’événement, le Forum social mondial devient véritablement processus.
Emile Jourdin, Anne Leclerc et Pierre Rousset
– Vous trouverez les documents du Forum social mondial sur « www.attac.org ». L’« Appel à la mobilisation des mouvements sociaux » peut être signé en écrivant à la CUT : « sri-cut uol.com.br ».
3 questions à Olivier Besancenot
- Quelles sont les principales exigences politiques qui se sont exprimées à Porto Alegre ?
Les centaines de conférences qui se sont déroulées à Porto Alegre ont fait émerger nombre de revendications, de propositions et d’exigences qui sont reprises dans l’« Appel des mouvements sociaux » : l’abolition sans condition de la dette et la mise en œuvre de réparations de la part des pays riches, la création de taxes spécifiques sur les capitaux spéculatifs, l’abolition des paradis fiscaux, le renoncement à la guerre et au militarisme, la liberté de circulation, le droit des populations à une nourriture saine, sans OGM, etc.
Autant de thèmes que je défendrai pendant la campagne présidentielle, à la différence d’autres candidats ou hommes politiques qui ont tenu à se montrer à Porto Alegre, mais n’ont nulle intention de reprendre à leur compte ces propositions.
- Après Porto Alegre II, Porto Alegre III ?
Malgré ces tentatives de récupération, cette seconde réunion du Forum social mondial a marqué un nouveau progrès dans la représentativité des participants et dans la coordination des différents réseaux de résistance à la mondialisation libérale : en plus des délégations d’Amérique latine ou d’Europe, on y croisait des délégués venus d’Afrique ou d’Asie et, pour la première fois à cette échelle, des jeunes venus de toute la planète. Le troisième Forum social mondial se tiendra en janvier 2003 à Porto Alegre, mais c’est tout un calendrier de rencontres et de mobilisations qui a été adopté, avec des initiatives relais comme le sommet mondial de la FAO (Organisation pour l’alimentation et l’agriculture, Rome, juin 2002), le deuxième rassemblement des Amériques contre la zone de libre échange des Amériques (Zlea, novembre 2002) ou la prochaine réunion du G8 (France, juin 2003).
- Après Porto Alegre, tu as passé quelques jours en Argentine...
Oui, car c’était une réelle occasion de constater sur le terrain à quelle situation est aujourd’hui confronté le « meilleur élève du FMI » : une véritable catastrophe économique et sociale. L’occasion aussi d’apporter notre solidarité au peuple argentin et notre soutien à tous ceux qui tentent aujourd’hui, dans des circonstances dramatiques, d’organiser la résistance contre les conséquences désastreuses du libéralisme mondialisé. Il ne s’agit pas pour moi d’un combat exotique : en France même, il faut imposer au gouvernement ainsi qu’aux grandes entreprises, publiques ou privées, qu’ils renoncent inconditionnellement et immédiatement à récupérer leurs parts de la dette qui asphyxie la population argentine.