En l’espace d’une seule année, deux peuples d’Europe, l’un au sud, l’autre au nord, ont voté contre l’UE et sa politique – avec des motivations différentes et un cap opposé. Alors que l’OXI grec du 5 juillet était dirigé contre les diktats austéritaires de la troïka et la relégation du pays au statut de semi-colonie, le Brexit a été marqué avant tout par la peur de « l’invasion étrangère » et par le souhait de verrouiller la liberté de circulation des personnes à l’intérieur de l’UE, tout en exprimant du même mouvement le désir de régler leur compte aux élites politiques dominantes. Le NON grec avait été piloté par la gauche, le NON britannique a été piraté par la droite.
I. Les crises de l’UE
La crise économique mondiale de 2008 a plongé l’UE dans une crise profonde qui s’est manifestée d’abord comme crise de l’euro et de l’union monétaire, puis comme « crise des migrants ». Ce qui est à la racine de ces crises est toujours là, le système financier est toujours hors de tout contrôle, et les inégalités sociales, celles qui fracturent les États membres comme celles qui les opposent, a énormément augmenté. L’exclusion de la Grèce de la zone euro demeure une éventualité. En même temps, les élites dominantes sont amenées à redouter que le Brexit fasse école jusque dans les pays fondateurs de la Communauté économique européenne (CEE), par exemple en France ou aux Pays-Bas.
L’UE est de nouveau à un tournant. Il n’est pas certain que les élites dominantes réussissent à stabiliser l’union monétaire. Et il est plus que douteux que cette éventuelle stabilisation améliore la situation des classes subalternes. Effondrement de la monnaie commune et dislocation de l’UE ne sont plus choses impensables – ce serait la fin du projet politique central du capital européen depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.
I.1.Dans la jungle de la concurrence capitaliste : la crise institutionnelle
Le mal fondamental dont souffre l’UE est lié à son caractère social : projet du capital au départ, elle l’est restée jusqu’à aujourd’hui. Elle a été construite pour garantir la liberté de circulation des marchandises et du capital – d’abord sous forme d’union douanière, ensuite comme marché intérieur et union monétaire, mais sans gouvernement politique commun, sans rééquilibrage social et sans responsabilité mutuelle. La mise en place des structures de domination européennes a ainsi suivi le schéma de la formation de l’État unitaire allemand en 1871 : d’abord l’union monétaire, ensuite le marché intérieur combiné avec la création du Reichsmark. Mais alors que sous l’empire, ont été institués les premiers éléments d’un système d’assurances sociales ainsi que d’une union politique sous la forme du Reichstag (lequel, il est vrai, n’est devenu la pleine expression de la souveraineté populaire qu’après la révolution de novembre), l’UE ne s’est jusqu’à aujourd’hui pas constituée en union sociale et politique, il n’existe que quelques amorces rudimentaires d’une collaboration policière et militaire. Le secteur économique qui, après le charbon et l’acier, et la politique agricole commune, a été le premier à être communautarisé, est la politique commerciale. Raison pour laquelle elle est exclusivement du ressort de la Commission européenne (à la différence du secteur bancaire).
► Les idées fondatrices à l’origine d’une « union européenne de plus en plus étroite », selon l’expression des traités de Rome, proviennent de sources diverses (la guerre froide, le dépassement de la confrontation « héréditaire » franco-allemande par l’instauration d’un contrôle conjoint de l’industrie du charbon et de l’acier). Mais la force motrice à l’œuvre dans le développement élargi de ce projet, a toujours été et continue à être la centralisation et la transnationalisation du capital, qui s’assujettit des espaces économiques de dimensions de plus en plus larges et est contraint de construire des structures économiques et financières transnationales (européennes) tout en restant rattaché à sa base nationale. C’est une structure fondamentale des rapports de production capitalistes qui se manifeste sous cette forme : ils sont basés sur la concurrence entre capitaux séparés et n’offrent aucune possibilité de gérer des ressources sur un mode coopératif transcendant les frontières.
La notion de concurrence traverse tous les traités européens : concurrence intérieure, concurrence extérieure. La meilleure formulation est celle du traité de Lisbonne, où il est écrit que l’UE veut « devenir l’espace économique de la connaissance le plus compétitif au monde ». En interne, les groupes capitalistes se servent des gouvernements nationaux pour s’assurer des parts de marché et des avantages comparatifs ; en externe, sur le marché mondial, ils ont besoin du poids du marché interne européen, de l’euro et de l’intervention globale de l’UE comme puissance commerciale pour tenir la dragée haute à la concurrence des États-Unis, de l’Asie etc.
► Dans l’UE, c’est donc logiquement, non pas la Commission qui domine, comme l’affirmait de nouveau en se trompant la campagne du Lexit en Grande-Bretagne, mais le Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement (« les États membres sont les maîtres des traités », ainsi que ne cesse de le répéter Merkel) ; or ceux-ci se voient au premier chef comme gérants des intérêts des grands groupes et des confédérations patronales, pas comme gérants des intérêts de leur population et pas non plus comme architectes d’une maison européenne commune. (Cf. par exemple, lors de la crise de l’euro, le refus opiniâtre de l’Allemagne que l’Europe prenne en charge une responsabilité pour les pays particulièrement secoués par la crise bancaire ; ou en sens inverse, le refus de la plupart des États de l’UE de prendre en charge en commun la responsabilité de l’accueil des réfugiés.) Il est certes exact que 80% des lois qui sont adoptées aujourd’hui dans les parlements européens, sont issues de Bruxelles et se conforment intégralement à l’agenda néolibéral du capital européen. Mais aucun des projets de la Commission ne devient une directive sans l’agrément des gouvernements nationaux. Et les lobbyistes des entreprises, au nombre desquels on compte aussi des politiciens de premier rang des États nationaux, travaillent la plupart du temps déjà au préalable à l’écriture des projets de la Commission. Quand ces messieurs-dames jouent, c’est par la bande.
Ajoutons à cela qu’il n’existe pas de loi électorale européenne : les peuples de l’UE restent compartimentés en nations (cela aussi ressortit au principe de concurrence). Les politiciens ne sont responsables que devant la population de leur État national, pas devant un souverain européen. La conséquence en est le comportement schizophrène qui les amène à se vanter volontiers chez eux de ce qu’ils ont réussi à obtenir « pour nous » à Bruxelles, mais à se dégager de toute responsabilité pour tout ce qu’ils y ont approuvé. « Bruxelles », l’UE, ce sont alors les autres, ceux-ci ou ceux-là. Un exemple particulièrement parlant ces derniers temps, c’est l’attitude de Cameron avec le référendum sur l’UE : il a réussi le tour de passe-passe d’être à la fois pour et contre l’UE, de contester depuis des années l’idée centrale de l’UE (celle d’une union de plus en plus étroite) parce que cela plaît chez lui à son électorat conservateur, mais de refuser la sortie de l’UE parce que la City de Londres y est furieusement opposée – et donc de servir en même temps les intérêts mondiaux du capital financier et le provincialisme d’une frange de la droite.
► En d’autres termes : le caractère capitaliste de l’UE empêche qu’il en sorte un projet solidaire, écologique et démocratique. Bien au contraire : l’inégalité sociale croissante produit de nouveaux rapports de domination et de dépendance entre les États de l’UE et met de ce fait en danger le projet capitaliste lui-même. Quant à la population salariée, elle n’a de son côté aucun intérêt à soutenir ce projet. L’UE n’est pas faite pour elle. Mais elle n’a non plus aucun intérêt à ce qu’il n’y ait que décomposition sans alternative. Les nombreuses guerres qu’a connues l’Europe enseignent qu’on n’a réussi que fort rarement à transformer les guerres en révolutions. Les salariés doivent formuler leur propre projet européen, et le temps presse.
I.2. La crise économique : aucun sacrifice pour l’euro !
Stabiliser et fortifier l’euro est devenu pour le capital et la bourgeoisie la plus importante raison d’être de l’UE. La monnaie commune diminue le coût de l’accès aux marchés européens et le rend plus facile – pour les pays de l’UE comme pour le capital extra-européen. Elle donne au capital européen en direction de l’extérieur le poids nécessaire pour jouer dans la cour des grands. Sans l’euro, les États membres pris un à un ne continueraient plus très longtemps à siéger à la table du G8 – même pas l’Allemagne. Il n’y a donc pas de lapsus, ni linguistique, ni moral, quand Merkel dit : « Si l’euro échoue, c’est l’Europe qui échoue ». Du point de vue capitaliste, c’est on ne peut plus juste, elle ne fait qu’énoncer nettement l’enjeu de cette UE. (On peut toucher du doigt cette importance de l’impact extérieur de la crise de l’euro : lors de son voyage en Chine en 2012, Merkel dut s’entendre dire que la Chine se débarrasserait de ses fonds monétaires en euros si l’Allemagne ne parvenait pas à maintenir la cohésion de la zone euro et que la Grèce sortait de l’euro. À son retour, elle insista pour que la Grèce reste dans la zone euro).
► Mais l’euro se porte mal ; projet communautaire, il est malade des contradictions internes de l’UE. Le stabilité de l’euro dépend de celle de l’union économique et monétaire (UEM) sur laquelle il repose. Or les économies de l’UEM dérivent dans des sens opposés. C’était déjà le cas avant l’introduction de l’euro. Cela commence au moment des récessions des années 60 et 70, et se manifeste par des taux d’inflation de plus en plus divergents qui aboutissent en fin de compte à l’échec du Serpent Monétaire Européen (SME). Avec la vague du boom de la « New Economy », l’introduction de l’euro et l’avantage concomitant des intérêts sur les emprunts d’État, font dans un premier temps l’effet d’une mesure de relance et gonflent le secteur financier et immobilier. Pendant un temps, cela cache le fait que les balances courantes de l’eurozone divergent de plus en plus de façon dramatique. À présent, en effet, les niveaux de productivité différents s’entrechoquent sans mécanismes amortisseurs, et les économies bénéficiant d’une productivité supérieure en profitent évidemment, en premier lieu l’Allemagne.
La crise financière de 2008 révèle au grand jour ces disparités. Dans la crise, chaque État membre a pour but de sauver ses propres banques. Les sommes en jeu dépassent de loin les capacités de la plupart des États, si bien que devient nécessaire une responsabilité conjointe de l’eurozone pour éviter l’effondrement de tout l’édifice de l’union monétaire. Mais le gouvernement fédéral allemand refuse jusqu’au dernier moment d’accepter un fonds de sauvetage commun, des emprunts d’État européens ou une surveillance bancaire européenne, parce qu’il cède à l’ambiance chauvine de l’électorat : « Nous n’allons pas payer pour ces fainéants de Grecs ». Il finit par céder, mais à condition de dicter aux autres pays une discipline budgétaire insoutenable qui écrase quelques-uns d’entre eux durablement sous des montagnes de dettes et les pousse, immédiatement ou tendanciellement, dans un état de dépendance économique structurelle. Ce qui fait se creuser un profond fossé entre le sud et le nord de l’Europe.
►L’euro et la politique de stabilité et de compétitivité qui lui est liée (sous le nom de « frein à l’endettement ») devient, sur ces entrefaites, pour l’Allemagne et un groupe d’États de sa sphère d’influence immédiate l’instrument principal d’une nouvelle domination politique sur l’Europe. Pour quelques pays de l’Europe du sud, leur endettement structurel et leur dépendance des créanciers du nord deviennent un problème central. Il leur faut se libérer de cette servitude s’ils veulent retrouver la possibilité d’un développement autonome. Pour eux, la sortie de l’euro est un premier pas.
Pour les pays de la moitié nord, le problème se présente autrement : c’est ici que sont les gouvernements qui sont les principaux responsables des dérèglements dans l’UE, la tâche centrale est de les remplacer avec pour objectifs d’abattre le pouvoir de la finance et des grands groupes et de lutter contre le socialchauvinisme également présent parmi les salariés. Tant que cet objectif n’est pas atteint, sortir de l’euro ne sert pas à grand-chose.
Dans tous les pays, il s’agit de lutter contre la politique d’austérité, mais les uns et les autres n’occupent pas la même place dans les structures de pouvoir de l’UE. Au centre, les problèmes ne se présentent pas sous la même forme qu’à la périphérie.
I.3. Le projet d’une Europe restreinte
S’en tenir obstinément à l’idée que les États nationaux sont « les maîtres des traités », c’est faire de l’équilibre sur la lame d’un couteau : ce que démontrent et la crise de l’euro et le Brexit. Le Brexit affaiblit le capital britannique plus que l’UE. La Grande-Bretagne n’a pas adopté l’euro et aucun des courants de droite n’a intérêt à une rupture avec le marché intérieur européen, le résultat du référendum leur sert plutôt à négocier encore plus de dérogations à sa réglementation. En revanche, c’est la question écossaise qui est revenue sur le tapis et menace de disloquer le royaume.
Mais ceux qui voient dans le Brexit la première marche vers une décomposition de l’UE, risquent d’être déçus, l’Union est bien trop importante pour le capital. L’UE perd un contributeur net et un pilier important pour l’Union militaire. D’éventuelles délocalisations de sièges sociaux et de places financières vers le continent renforceront des établissements européens concurrents. Mais ce qui fait le plus peur aux élites dominantes, c’est que le Brexit fasse école dans les pays centraux de la Communauté Européenne (la France, les Pays-Bas).
► Depuis la crise de l’euro, on voit pour cette raison s’intensifier les efforts pour approfondir l’intégration européenne en dépit de toutes les manifestations de rejet. L’union bancaire européenne est un premier pas vers la communautarisation des garanties. En 2012, en outre, le président de la Commission européenne et le président du Conseil européen présentent chacun un projet d’Europe restreinte constituée par les membres de la zone euro. Les deux projets prévoient un budget de l’eurozone contenant aussi des moyens financiers pour compenser des situations de détresse sociale : dans les tiroirs de la Commission, il y a des projets d’assurance-chômage européenne, un système de retraites européen et un salaire minimum européen. Pour le moment, les États membres ne veulent pas en entendre parler. Et cela ne signifie pas que l’UE se serait désormais découvert une âme sociale, ces mesures sont flanquées de l’obligation pour chaque État de s’engager par un traité bilatéral avec la Commission à plus de discipline budgétaire et plus de « réformes » et de mettre en œuvre les recommandations pays par pays que la Commission publie tous les ans. (Cette idée provient de la chancellerie allemande). En outre, la Commission prépare des directives pour un marché du travail plus flexible, lesquelles annuleraient les législations sur le travail existantes issues de l’après-guerre – des attaques comme la loi sur l’unité tarifaire [en Allemagne] ou la « réforme » du code du travail en France, comme il y a quelques années la suppression de l’article 18 du code du travail italien montrent déjà la direction. Il est question d’emprunter au Danemark, qui n’est pas dans la zone euro, l’adaptation automatique (c’est-à-dire le décalage) de l’âge de la retraite en fonction des gains en espérance de vie.
La fraction libérale du parlement européen (Guy Verhofstadt, ancien ministre-président de Belgique) lance la proposition d’un ministre des finances européen, d’un ministre des affaires étrangères commun, de la transposition dans le droit communautaire des « instruments de sauvetage » comme le mécanisme de stabilité européen et le pacte fiscal, d’un fonds d’endettement commun, d’eurobonds, et aussi, d’un budget européen doté de sa propre fiscalité et d’une réduction de la Commission.
► Cela va dans le sens d’une harmonisation, - mais d’une harmonisation vers le bas. Autour de cette Europe restreinte se regrouperaient des membres associés dont le statut différerait en fonction de leur force économique. Les pays du sud culbuteraient dans le statut d’économies dépendantes.
Pour les salariés, ce genre d’approfondissement de l’intégration européenne signifierait une importante aggravation des attaques contre leurs acquis – en dépit des progrès partiels qui seraient réalisés par exemple dans le domaine d’une sécurité sociale minimale. Outre cela, l’artefact européen deviendrait encore moins démocratique, car il n’est évoqué nulle part la possibilité de revaloriser le parlement européen pour en faire un parlement de plein droit avec toutes les compétences législatives, et par ailleurs font défaut les moyens les plus élémentaires pour que s’exprime en commun la volonté d’une population de l’eurozone. À ces plans doit s’opposer une résistance résolue et coordonnée à l’échelle de l’Europe.
Mais pour le moment, tous ces projets ont été remisés au fond des tiroirs. Ils impliqueraient en effet une modification des traités, ce qui veut dire qu’ils devraient être encore tous ratifiés une nouvelle fois par les parlements nationaux – avec le risque d’être rejetés.
II La Gauche et l’UE
Le référendum britannique sur l’appartenance à l’UE a excellemment illustré les méthodes de la classe dominante pour faire de l’UE le bouc émissaire de sa propre politique quand cela l’arrange et qu’elle veut semer la confusion pour ne pas avoir à en payer le prix. À une population souffrant depuis des décennies de désindustrialisation, de privatisations et de concentration de l’industrie financière (Londres est aujourd’hui la deuxième place financière au monde), on a voulu faire croire que c’était « Bruxelles » et sa politique d’immigration qui étaient responsables des conséquences négatives de tout cela. Et la gauche britannique est elle aussi tombée dans le piège.
II.1. Le référendum, un théâtre de marionnettes
L’appel au Lexit prend comme cible uniquement le rôle dominant (affirmation par ailleurs erronée) d’institutions européennes non élues comme la Commission ou la Banque centrale européenne (BCE). Il ne dit pas un traître mot de la responsabilité du gouvernement Thatcher dans le déclin industriel de la Grande-Bretagne, de la co-responsabilité de la City de Londres dans la crise financière, de la responsabilité de Cameron dans l’intensification de la pression sur les salaires (c’est lui, finalement, qui, au début des années 2000, a ouvert toutes grandes les portes à la main-d’œuvre migrante de l’Europe de l’est sans lui accorder les mêmes conditions de travail). Pas un mot non plus sur le fait que pendant des dizaines d’années, c’est le gouvernement britannique qui, sans cesse, a bloqué même des avancées minimales en direction d’une Union sociale européenne. À partir de la fin des années 90, la Grande-Bretagne a été en pointe, de pair avec la France, pour construire des murs contre les réfugiés, pour mettre au rebut l’initiative « Mare Nostrum » et pour militariser les mécanismes de refoulement des réfugiés. La majorité des syndicats britanniques et le Labour Party n’ont rien opposé à la politique européenne archi-conservatrice des tories, au contraire, la ligne social-chauvine : « British Jobs for British Workers » a une longue tradition dans la classe ouvrière britannique.
De ce fait, les portes étaient grandes ouvertes à une campagne raciste sans précédent, tournée essentiellement contre les migrants de l’UE venus de l’Europe de l’est, y compris des agressions et des meurtres, et la dominante de cette campagne de refus de la libre circulation des personnes n’a pas moins été le fait du camp du Remain que de celui du Brexit. Il ne sert à rien de vouloir effacer cette dimension, même si s’y mêle une portion consistante de paupérisation réelle, d’angoisses sociales et de haine des élites politiques, du « système ».
Les espoirs de ceux qui, à gauche, ont salué dans l’euphorie le Brexit comme un « progrès », seront cruellement déçus. Les tories ont vite passé le cap de leur crise de direction, Cameron est certes parti, mais en revanche, c’est Johnson qui est ministre des affaires étrangères – un jeu absurde et convenu à l’avance, où de toute façon, c’est la droite qui gagne, qu’elle soit pour ou contre l’UE. Le seul rayon de lumière est – peut-être – la sécession de l’Écosse. La gauche anticapitaliste (et anti-UE) est battue à plate couture et divisée comme jamais, elle n’a pu tirer aucun capital politique de la crise de direction des conservateurs.
II.2. Social-chauvinisme
Le résultat du référendum à mis en plein jour deux problèmes :
Premièrement, la gauche se fait mener par le bout du nez par une question mal posée. Une gauche anticapitaliste n’a pas à « choisir » entre des variantes d’un État capitaliste, et surtout pas quand l’une n’est que l’appendice de l’autre. Dans un pays impérialiste comme la Grande-Bretagne, la gauche doit dénoncer ouvertement le jeu truqué du gouvernement et s’opposer aux tendances chauvines liées à la campagne haineuse anti-UE de la droite. Pour elle, l’ennemi principal est à Londres, pas à Bruxelles. Elle n’a rien à retrancher de sa propre position anti-UE, mais il ne suffit pas d’apporter seulement d’autres arguments, dans une situation de ce genre, elle doit diriger son tir contre son propre gouvernement. En jouant le même jeu que lui, elle a sombré.
Deuxièmement, le fait que le Brexit a obtenu dans certains milieux ouvriers un aussi haut niveau d’adhésion, soulève la grave question de savoir quelle attitude elle entend avoir vis-à-vis de la pénétration de l’idéologie chauvine dans la classe ouvrière et du flanc ainsi découvert du côté de l’extrême-droite. Ce n’est pas seulement un problème britannique, ni un problème qui daterait de ces derniers jours : quelque chose d’analogue se manifeste depuis longtemps dans les régions industrielles en ruines du nord et de l’est de la France, dans les citadelles du précariat dans l’Italie du nord, en Scandinavie et en Europe de l’est, et finalement aussi en Allemagne, où il n’était pas nécessaire d’attendre les succès électoraux de l’AfD dans les bastions ouvriers pour savoir que depuis des années, un substrat permanent de 20% des syndiqués accueille favorablement les mots d’ordre de la droite. Si l’extrême-droite est bien plus forte dans les pays du nord européen que dans ceux du sud, cela a quelque chose à voir avec le rôle impérialiste de ces pays : à ceux qui ne rigolent pas tous les jours chez eux, on peut proposer, en guise de cataplasme et de compensation, d’adhérer à l’image valorisante dont ils jouissent « dans le monde ». La politique de quelques directions syndicales collant aux intérêts de « leurs » entreprises renforce en outre l’attache idéologique du monde ouvrier au capital. (Le succès massif de l’extrême-droite en Europe de l’est a ses propres causes.)
Un travail anti-raciste qui se limite à dévoiler combien l’extrême-droite est mauvaise et hostile aux ouvriers, ne mènera pas loin s’il ne stoppe pas le social-chauvinisme dans les rangs de sa propre classe.
II.3. Transnationalisation
Le mouvement ouvrier a bien du mal à trouver une réponse à la transnationalisation (et donc précisément l’européisation) du capital.
Les problèmes de langues, souvent le défaut des moyens matériels nécessaires, ou encore les différences dans les modalités de la représentation du personnel dans les entreprises, sont une entrave aux contacts directs entre salariés. Pour les maintenir vivants, il faut pouvoir s’appuyer sur une organisation, et il est intéressant de constater que ce sont fréquemment des ONG et non pas des syndicats qui remplissent cette fonction (cela valant surtout pour les luttes dans le sud global). Mais quand se mènent des conflits sociaux transnationaux, ceux-ci remportent de réelles victoires.
Les syndicats ont certes construit des structures internationales et européennes, mais ce sont des organisations vouées aux analyses et au lobbyisme. Elles ne sont pas habilitées à prendre des initiatives de luttes, par exemple au niveau européen. Les syndicats des différents pays y veillent jalousement, et ils prennent bien garde à ne pas perdre le contrôle sur l’organisation des relations entre salariat et capital. (Les marins sont une exception : par la force des choses, ils ont toujours eu des réseaux internationaux et ont toujours été en mesure de mener des batailles communes – c’est ainsi qu’ils ont fait tomber la directive sur les travailleurs portuaires).
Les syndicats reproduisent ainsi en miroir le schéma de leurs États nationaux, mais sans être en état de construire, en parallèle avec leurs structures nationales, des structures européennes capables d’agir (ce qu’en revanche le capital peut faire). Pour cette raison, ils ne jouent pratiquement aucun rôle dans des décisions importantes comme le pacte fiscal ou la directive sur les services, dans le meilleur des cas, ils arrivent à organiser d’impressionnantes manifestations à Bruxelles. La Confédération européenne des Syndicats (CES) est une structure de lobby qui ne peut se mesurer avec les lobbies patronaux. Quel contraste avec la mobilisation contre le TAFTA !
II.4. Dedans ou dehors ?
Étant donné que le mouvement ouvrier n’a pas de poids qu’elle puisse jeter dans la balance pour que les idées d’une Europe sociale deviennent réalité, les positions de la gauche se meuvent dans le dualisme qui lui est imposé : réformer l’UE ou sortir de l’UE. Mais posée ainsi, la question est vide de tout contenu social.
Ceux des syndicats qui se conçoivent eux-mêmes comme partenaires sociaux, acceptent le cadre posé par le capital, donc l’UE, ils veulent seulement l’améliorer. C’est aussi l’attitude de la social-démocratie et de l’aile réformiste de die Linke : pour peser davantage, elle mise sur un élargissement des droits du parlement européen – en dernière analyse, sur un État européen fédéral ou une république européenne telle que par exemple la voit Jürgen Habermas. Plus de droits pour le parlement européen, ce n’est pas absurde, même s’il resterait à discuter la question de savoir si la forme classique du parlementarisme suffirait pour donner suffisamment de droit à la parole aux citoyennes et citoyens européens. Mais l’idée d’une Union responsable en dernier ressort (et qui serait nécessairement couplée avec une redistribution des richesses), celle d’un État central européen, est fondamentalement contraire aux principes de l’UE inscrits dans les traités de Maastricht et de Lisbonne. Cette UE n’est pas réformable, il y faudrait de nouveaux traités. L’expérience grecque suffit à démontrer que toute tentative d’en appeler malgré tout à la raison de ceux qui tiennent les leviers, est vouée à l’échec.
Reste la sortie de l’UE. Où cela mène, cela dépend uniquement de la question : qui la dirige, la droite réactionnaire ou la gauche ? Si la gauche veut se mettre à la tête du mouvement, elle doit remplir deux conditions préalables :
● Elle doit paralyser la classe dominante dans son propre pays, autrement dit, donner la priorité à la lutte de classe dans son pays ;
● et elle doit être capable de lancer des mouvements sociaux européens, y compris des conflits dans les entreprises.
Le problème « dedans ou dehors » perd alors de son acuité. Car tant que l’UE existe, il reste bien entendu important de peser sur les processus législatifs aussi au niveau européen, et de même, de développer notre propre vision sur ce que devrait être une Europe solidaire et démocratique.
III. Quelle Europe voulons-nous ?
Un argument qui a joué un rôle pour le Brexit (moins pour l’OXI grec), était que l’UE n’était pas démocratique parce qu’elle signifiait un transfert de compétences et de possibilités de contrôle . C’est, là aussi, un argument situé au-delà des classes. Il provient d’une conception de l’État dont le noyau dur n’est pas fait des droits démocratiques et autogestionnaires de la population, mais du droit de l’État à avoir la maîtrise suprême de toutes les décisions concernant les affaires supranationales. Les verdicts du Tribunal constitutionnel fédéral, par exemple, sont inspirés par cet esprit : le parlement fédéral (Bundestag) doit avoir le dernier mot. Ce n’est pas un hasard si ce sont surtout des droites conservatrices qui recourent à cet argument, il correspond à leur conception selon laquelle l’État est l’acteur politique central. Mais il y a aussi des souverainistes de gauche, surtout en France.
Une gauche socialiste voit les choses d’un autre œil. Pour elle, ce sont les classes sociales qui sont l’acteur politique central. L’État national dans lequel nous nous trouvons est un État bourgeois, c’est la classe bourgeoise qui y règne. Les aspirations démocratiques n’y sont tolérées que dans la mesure où elle ne perd pas le contrôle des événements. Et si elle en a besoin, elle vide tout simplement de substance les droits du parlement ou des syndicats, ainsi par exemple quand les député du Bundestag sont mis en demeure de se prononcer lors de procédures législatives qu’ils sont incapables de contrôler parce que l’avalanche d’informations et les procédures express rendent la chose impossible. La démocratie, c’est, pour la bourgeoisie, un État de droit garantissant la propriété privée.
En Allemagne aussi, il y a longtemps que le pouvoir législatif s’est déplacé du Bundestag au gouvernement, et personne ne pourra prétendre que « nous », les députés du Bundestag donc (ce qui est déjà un « nous » passablement rabougri), avons effectivement et réellement décidé des mesures de sauvetage adoptées pour la Grèce. La décision a été prise par un exécutif qui travaille pour le compte de la classe dominante, et les députés ont été autorisés à dire oui. Le concept de souveraineté nationale ne fait que diffuser un brouillard autour de cet état de fait.
► Le défaut de l’UE n’est pas que dans des domaines partiels ait eu lieu un transfert de souveraineté du niveau national au niveau européen. Son défaut, c’est que ce transfert se fasse, consciemment et intentionnellement, par des voies non-démocratiques – avec des institutions non-élues et n’ayant à rendre de comptes à aucun électorat, ou alors à un parlement européen qui n’a de parlement que le nom.
Les problèmes globaux auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui : chômage de masse, faim, inégalité sociale croissante dans chaque pays et entre eux, le changement climatique, les vagues de réfugiés – aucun de ces problèmes ne peut trouver de solution dans le cadre national. De surcroît, les ressources mondiales sont inégalement distribuées. Si l’on veut éviter qu’elles soient appropriées par la violence (structurelle ou brute), il fait être prêt à partager et à s’accorder mutuellement des garanties – il faut donc des processus coopératifs et des structures de décision au niveau transnational (européen).
Non seulement elles doivent être pleinement et démocratiquement légitimées, elles doivent aussi être bâties de telle sorte que ne se décide au niveau transnational que ce qui ne peut pas être décidé aux niveaux inférieurs. Et de telle sorte que, malgré un niveau transnational planant à de grandes hauteurs, un maximum de gens puisse être partie prenante des décisions.
► Le modèle actuel de l’État-nation bourgeois, la démocratie parlementaire, ne s’y prête pas. Maintenant déjà, les parlements nationaux sont pour les citoyennes et citoyens comme des vaisseaux spatiaux, malgré toutes les possibilités qu’offrent les techniques d’information. Il faut développer un nouveau modèle de démocratie participative qui renforce le niveau local et soumette également le niveau transnational à l’obligation de rendre des comptes et le rende transparent.
Ce « modèle de subsidiarité de gauche » serait assis sur une large déglobalisation de la production, telle qu’elle rapproche autant que possible du consommateur la fabrication de la richesse sociale et s’oriente sur les besoins des usagers, et non sur les gains souhaités par les actionnaires. Cela est rendu possible par un approvisionnement énergétique décentré sur la base de 100% d’énergies renouvelables, celui-ci redonnant à son tout plus d’autonomie aux communautés de petite taille.
Angela Klein, 22 juillet 2016