Aborder la prostitution en termes syndicaux est trompeur – et faussement solidaire avec les femmes prostituées – lorsque l’on veut examiner cette réalité. Cela donne l’impression qu’il s’agit de la “défense organisée” d’un certain collectif de femmes. Mais, en fait, ce traitement de la question conduit à l’acceptation impuissante d’un phénomène de domination et de violence sexiste. Parler de l’organisation syndicale de la prostitution présuppose qu’il s’agit d’un travail, et que c’est un travail humainement acceptable. Cependant, la première hypothèse évacue tout un faisceau de questions sociales, raciales et de genre : quel type de « travail » est-ce, ce « travail » exercé au profit exclusif du plaisir masculin par des femmes ou des êtres féminisés ? Et, singulièrement, par des femmes pauvres, placées dans des situations d’extrême vulnérabilité, étrangères ou appartenant à une minorité ethnique opprimée ?
La deuxième hypothèse n’est pas moins contestable : un « métier » qui connaît un taux de mortalité 40 fois plus élevé que la moyenne, un « travail » associé à des situations généralisées de stress, d’alcoolisme et d’addiction aux drogues devrait, au moins, susciter de vives interrogations et être mis en quarantaine à partir d’un point de vue strictement syndical. Les enfants qui extrayaient le charbon dans les mines anglaises du XIXe siècle – ou les enfants qui, de nos jours, travaillent dans les usines asiatiques pour le compte des grandes firmes de l’économie mondiale – effectuent incontestablement un travail. Le syndicalisme de classe considère, cependant, que ce travail devrait être interdit, car il a des effets dévastateurs sur ces enfants et parce qu’il ne permet pas leur développement en tant qu’êtres humains. Le syndicalisme, dont l’horizon historique est l’abolition de l’esclavage salarié, lutte quotidiennement pour réduire le taux d’exploitation du travail par le capital. Et il cherche à obtenir des conditions matérielles et morales plus favorables pour la classe ouvrière. Par conséquent, le syndicalisme classique considère qu’il y a des seuils de respect de la dignité et l’intégrité humaines en-dessous desquels ces relations contractuelles sont impossibles.
Eh bien, parler de défense syndicale du « travail sexuel » implique de considérer que, dans la prostitution, ce seuil peut être établi. Et même que, à partir de là, il est tout à fait possible d’améliorer progressivement les conditions de travail pour les personnes prostituées. La réalité dément à chaque pas une telle prétention. La simple tentative d’application de certains paramètres syndicaux dans le monde de la prostitution conduit à une absurdité qui donne des frissons. Voyons quelques exemples…
Quel serait l’âge légal pour l’exercice professionnel de la prostitution ? Considérons-nous que, à l’âge de 18 ans, une fille est déjà prête à être possédée par tout individu disposé à payer un prix stipulé ? Serions-nous prêts à admettre des “contrats d’apprentissage » à un âge plus précoce ? A 16 ans, par exemple ? Lorsque l’on sait que dans les pays industrialisés, l’âge moyen d’entrée dans le monde de la prostitution se situe en dessous de quinze ans, la conclusion logique serait que cette « période de formation » ne ferait que perfectionner ou professionnaliser – et, bien sûr, formaliser – une pratique avec laquelle ces filles seraient déjà « naturellement » familiarisées. Parlant de la formation… Les syndicats ne devraient-ils pas veiller à garantir son homologation à travers des diplômes accréditant cette qualification professionnelle ? Soit dit en passant, cette option de « travail », enfin normalisée, devrait être proposée dans les écoles et les collèges, comme perspective d’avenir pour les jeunes, prioritairement pour les filles. Et, par la même occasion, les offres d’emploi dans l’industrie de la prostitution devraient être inclues, avec les autres offres, sur les panneaux de tous les bureaux des Agences pour l’Emploi. (On peut imaginer que le syndicalisme le plus rigoureux revendiquerait avec force que la gestion de ces demandes de « professionnelles du sexe » soit dans les mains d’un réseau public, en rejetant l’intrusion des entreprises de travail temporaire).
En effet, si tel était le cas, une personne au chômage pourrait-elle refuser une offre d’emploi de prostitution correspondant au profil requis par l’employeur ? Pourrait-elle continuer à bénéficier des allocations de chômage, si elle n’acceptait pas une telle proposition ? (Comment dites-vous ? Que dans l’industrie du sexe existent d’autres circuits, un « marché du travail » tout à fait particulier ? Eh bien, ces circuits obscurs sont inacceptables pour le syndicalisme, qui exige sans cesse transparence et normalisation des rapports contractuels ! Il est impossible de défendre une catégorie socioprofessionnelle dans un cadre informel.)
Le syndicalisme exige des contrats bien définis, reconnus et protégés par l’Etat. À ce propos, que serait un contrat de prostitution ? Seraient-ce des contrats permanents, fixes / discontinus « temporaires, saisonniers, de service » ? Sera-t-il possible d’y établir le droit de refuser certaines demandes des « clients » ? Comment définir une faute professionnelle ou fixer des barèmes de productivité ? Ces contrats, feraient-il l’objet d’une convention collective de l’industrie de la prostitution ? Les syndicats savent que pour que la défense des salariés soit effective, il est nécessaire d’élargir le champ de la négociation au maximum : l’individu isolé est faible face à l’employeur. On peut donc supposer, que le syndicalisme verrait de meilleures possibilités dans le cadre de l’industrie du sexe, négociant avec des employeurs reconnus, plutôt que sous un régime précaire de prostitution « artisanale », face à des misérables proxénètes de quartier. Nous pouvons supposer aussi que serait prévue une inspection du travail sérieuse. Quels devraient être les critères pour sanctionner un abus patronal ? Et éventuellement, comment le détecter et le prouver ? Sera-t-il possible de dénoncer le patron d’un bordel qui obligerait « ses filles », par exemple, à réaliser des « services sexuels » non désirés ? (C’est-à-dire que le syndicat reconnaîtrait le reste de ces services, comme des « actes désirés » par les femmes ?)
Et ainsi de suite. Les domaines que le syndicalisme se doit d’aborder sont nombreux. Les maladies sexuellement transmissibles, seraient-elles considérées comme des maladies professionnelles ? Et les troubles psychologiques et la toxicomanie directement liés à la pratique de la prostitution ? Comment gérer un système d’arrêt-maladie ? Et l’âge de la retraite… faudrait-il l’établir à 67 ans ? Ou bien, considérions-nous que c’est un travail pénible justifiant une retraite anticipée ?
Assez. Dans les conditions réelles des industries du sexe, un monde dominé par le crime organisé dans lequel sont exploitées des personnes préalablement conditionnées par tout un système proxénète, le fait d’évoquer l’action syndicale implique de décharger sur les femmes la responsabilité de leur situation et de la légitimer (au-delà de la promesse d’adoucir certains de ses aspects). Pire encore, une approche syndicale de la prostitution, comme activité professionnelle, conduit inévitablement à dynamiter les droits du travail de l’ensemble de la classe salariée, et porte directement atteinte à la liberté des travailleuses (qui, non seulement deviennent légalement susceptibles d’être prostituées, mais poussées effectivement à la prostitution). Un syndicalisme au service des intérêts des exploiteurs est un syndicalisme jaune. Et, dans ce cas, un syndicalisme ouvertement proxénète.
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