Dans leur approche du problème mondial de la prostitution, certains pays ont choisi la légalisation intégrale, en créant des quartiers rouges réglementés et en soumettant les propriétaires de bordels à un impôt comme n’importe quel autre commerçant. Parallèlement à ces efforts, l’expression de « travail du sexe » a été adoptée et popularisée pour légitimer davantage la prostitution en tant que commerce et travail banal – une activité que les femmes « choisiraient » de leur propre chef. Mais les régimes qui ont légalisé la prostitution ont seulement réussi à exacerber des problèmes comme l’exploitation, la traite des êtres humains et l’emprise du crime organisé. Pourtant, beaucoup de gens croient que la prostitution peut être « sécuritaire », et même potentiellement un moyen d’émancipation [empowerment] pour les femmes. D’autres pays ont opté pour une criminalisation totale, y compris celle des femmes et des filles qui vendent du sexe faute d’avoir d’autre choix, ce qui dans les faits ajoute à l’oppression des victimes. De toute évidence, il faut trouver de meilleures solutions qui soient plus nuancées qu’une simple opposition entre activité « légale » et « illégale ». C’est précisément ce que les féministes essaient de mettre sur pied : une approche qui prenne en compte les complexités de cette industrie, d’une façon sensible à l’éthique.
Deux camps dominent surtout le débat actuel sur la prostitution. Alors qu’en surface, ces groupes peuvent paraître en accord sur certains points, ils sont, en fait, profondément opposés, au plan politique, social et idéologique, quant à l’idée même de la prostitution et à l’impact de l’industrie du sexe, à la fois sur la société et sur les personnes prostituées.
D’un côté, nous avons ceux qui pensent que la prostitution est simplement un travail comme un autre, une activité qui se passe entre adultes consentants et dans laquelle l’État ne devrait pas s’immiscer. C’est une vision très libérale en ce qu’elle place au-dessus de tout la liberté individuelle et appuie le principe que tout ce qui se passe « dans la chambre à coucher » relève de la vie privée. Ce groupe pense que le commerce du sexe devrait être totalement légalisé et échapper à toute intervention, ce qui signifie une décriminalisation totale non seulement de celles et ceux qui vendent du sexe, mais aussi de ceux qui paient pour (les prostitueurs) et ceux qui tirent profit de la prostitution de femmes et de filles (les macs et les propriétaires de bordels).
De l’autre côté, nous avons des féministes qui affirment que non seulement la prostitution est nocive aux niveaux physique, psychologique et émotionnel pour les femmes en situation de prostitution, mais aussi que son existence même est un obstacle à l’égalité des sexes. Aussi appelé « abolitionniste », puisque ces militant-e-s ont pour objectif la fin éventuelle de l’industrie du sexe, ce groupe affirme que la prostitution repose sur des bases inégalitaires, qui reflètent et perpétuent des systèmes oppressifs tels que le colonialisme, le capitalisme et le patriarcat. Les femmes indigènes du Canada, par exemple [1], soulignent que la prostitution n’a jamais existé dans leurs cultures avant que les Européens ne débarquent et mettent les femmes et les filles indigènes dans des bordels. Des groupes canadiens comme Asian Women Coalition Ending Prostitution [2] [la Coalition des Femmes Asiatiques pour la Fin de la Prostitution] affirment que l’industrie du sexe exploite et perpétue des stéréotypes racistes, renforçant ainsi la marginalisation des femmes de couleur. Af3irm, une organisation féministe transnationale, qualifie la prostitution de « système d’exploitation » qui « se développe en plusieurs couches d’oppressions dans lesquelles les personnes vendues sont les plus faibles et injustement criminalisées ». [3] Plus généralement, les abolitionnistes affirment que les femmes n’existent pas pour le seul plaisir masculin, et qu’il n’y aurait pas de prostitution si nous vivions dans un monde qui comprenait ce principe.
Le 6 avril, la France est devenue le sixième pays à criminaliser l’achat de sexe et à adopter ce qu’on appelle communément « Le Modèle nordique » [4], qui décriminalise les personnes qui vendent du sexe mais criminalise les hommes qui en achètent et ceux et celles qui tirent profit de la prostitution des femmes (c-à-d les maquereaux et les propriétaires de maisons closes). Cette nouvelle loi a été saluée avec enthousiasme par des féministes du monde entier qui considèrent le système prostitutionnel comme un affront fait à toutes les femmes, parce qu’il renforce les idées sexistes et racistes au sujet du corps féminin.
J’ai la conviction que les femmes de tout âge devraient pouvoir survivre et s’épanouir dans ce monde sans devoir recourir à la prostitution et je ne crois pas qu’une vraie égalité soit possible tant que nous vivons dans une société qui dit que des personnes peuvent être achetées et vendues, pour être utilisées et violentées par ceux qui ont davantage de pouvoir et de privilège. En raison de ma position, de mon alliance avec d’autres groupes abolitionnistes à travers le monde, et de mon soutien au Modèle nordique, je suis souvent confrontée aux questions et arguments suivants :
Et si ça plaît à une femme de vendre du sexe et qu’elle ressent de l’émancipation à le faire ? Est-ce que ça ne devrait pas être son choix de faire ce qu’elle veut de son corps ?
Bien sûr que les femmes doivent être en mesure de faire tout ce qu’elles veulent de leur propre corps et, puisque les abolitionnistes œuvrent à la décriminalisation totale des femmes (et des hommes) qui vendent du sexe, il est clair que le but de ces féministes n’est pas de restreindre l’autonomie corporelle des femmes. Mais l’enjeu de la prostitution s’étend bien au-delà des choix personnels. Il est important de resituer dans un contexte plus large les choix que font les gens, spécialement lorsque ce contexte plus large implique une très longue histoire d’oppression systémique.
Le fait est que la prostitution cible les personnes les plus vulnérables de la société. Ce n’est pas un hasard si l’immense majorité des personnes qui achètent du sexe sont des hommes et l’immense majorité des personnes prostituées sont des femmes et des filles. Malgré les progrès effectués depuis un siècle en termes de droits des femmes, ce sont les hommes qui sont toujours en position de pouvoir dans la société. Même notre compréhension de ce qu’est le « sexe » est façonnée par le patriarcat : c’est pourquoi nous avons tendance à croire que le sexe est une chose que les hommes « ont besoin d’obtenir » des femmes et qu’il est défini par la pénétration, celle du pénis, qui s’achève par une éjaculation masculine. C’est ce que nous voulons dire quand nous parlons d’une vision androcentrique du sexe et de la sexualité.
Au-delà du pouvoir masculin, nous vivons aussi dans un monde de suprématie raciale des blancs, ce qui veut dire que les personnes racisées souffrent encore des effets de la colonisation et de la discrimination raciste. Dans la prostitution (tout comme dans le porno), les femmes sont souvent vendues en fonction de leur appartenance ethnique. Des stéréotypes racistes tels que « la geisha » et « la squaw » sont utilisés pour promouvoir la vente de femmes de couleur ; et, par exemple, dans le quartier « chaud » d’Amsterdam, il y a un coin des « Blacks », en retrait de la rue principale, où des femmes de couleur sont vendues à un prix moindre (et offrent des activités sexuelles plus extrêmes).
En dépit des images que l’on voit à la télévision et dans les films qui glorifient l’escort jeune, mince, belle, blanche et issue de la classe moyenne, qui profite tout simplement de la liberté et de l’argent qu’elle gagne en passant la nuit avec un riche homme d’affaires (voir par exemple la bande-annonce du film « The Girlfriend Experience » [5]), la réalité est que les femmes pauvres et non blanches sont surreprésentées dans l’industrie. Et il y a une raison à cela.
Quand nous parlons de prostitution, il nous faut parler des raisons pour lesquelles les hommes pensent que c’est essentiellement leur droit d’acheter l’accès au corps d’une autre personne et pourquoi nous pensons qu’il est raisonnable que des hommes achètent du sexe à des femmes et des filles vulnérables, pour la simple raison que ces filles et ces femmes n’ont peu (ou pas) d’autre choix.
Autrement dit, ce ne sont pas les actions des femmes prostituées que critiquent les abolitionnistes, mais les actions des hommes qui achètent et vendent ces femmes.
Mais si on ne légalise pas complètement l’industrie, les femmes prostituées seront criminalisées.
Non ! Pas nécessairement. Pour les raisons que je viens d’énoncer, les abolitionnistes appuient le Modèle nordique, qui décriminalise les personnes qui vendent du sexe. On assure ainsi aux filles et aux femmes aux prises avec le commerce sexuel de ne pas se retrouver coincées avec des casiers judiciaires pour le reste de leur vie, ce qui est un obstacle énorme pour celles qui veulent quitter l’industrie et poursuivre leur propre vie. Ce modèle renverse le scénario en criminalisant seulement les hommes qui achètent du sexe et ceux qui tirent profit de la prostitution des femmes (c-à-d. les proxénètes et les propriétaires de bordels). Le Modèle nordique transmet ainsi un message éminemment féministe : « condamner l’agresseur, nommer le problème. » Parce que la demande masculine est ce qui nourrit l’industrie du sexe et parce que ce sont les hommes qui sont largement responsables de la violence et des excès qui ont lieu dans la prostitution, il est important que nous rendions les hommes responsables et que nous abordions l’enjeu de la prostitution par le prisme d’une perspective de genre. « Nommer le problème » signifie que nous devons parler de qui est l’exploiteur et de qui est l’exploité. « Condamner l’agresseur » signifie que nous devons cibler la demande masculine, qui alimente l’industrie.
Changer la loi n’empêchera pas les gens d’acheter du sexe – c’est le plus vieux métier du monde, après tout !
En fait, le plus vieux métier du monde, c’est l’agriculture… Et le seul fait que quelque chose existe depuis longtemps ne veut pas dire que nous devrions le préserver. Le meurtre, l’inceste et l’esclavage existent depuis des siècles, et pourtant, ici en Amérique du Nord (et dans beaucoup d’autres sociétés dans le monde), nous avons choisi de ne pas accepter ni endosser ces pratiques. L’unique raison pour laquelle la prostitution est vue comme acceptable ou « nécessaire » réside dans les valeurs et l’éthique qui dominent actuellement notre société – en d’autres termes, notre conception de ce qui est juste et injuste – et cette conception peut évoluer. Tout comme des gens ont déjà trouvé que l’esclavage était parfaitement « naturel » et « acceptable », ils et elles ont changé d’avis grâce à ce qui s’appelait aussi le mouvement abolitionniste ; et les gens peuvent aussi changer d’avis sur la prostitution. Si nous, en tant que société, voulons réellement voir respectée l’humanité entière des femmes, et si nous voulons affirmer que les hommes n’ont pas un droit d’accès sexuel aux corps des femmes – peu importe le niveau de désespoir de ces femmes et peu importe le montant que ces hommes sont prêts à payer – alors nous y arriverons.
Ce qu’il faut comprendre à propos du Modèle nordique c’est que, contrairement à d’autres approches législatives sur la prostitution, il ne s’agit pas seulement d’une loi. L’élément le plus radical et le plus efficace de cette approche consiste à changer les représentations mentales, tout autant qu’à dissuader individuellement des hommes d’acheter du sexe. Quand cette loi a pris effet en Suède, en 1999, la majorité de la population ne l’approuvait pas au départ ; mais aujourd’hui, après en avoir constaté les effets positifs, 80% de la population l’appuie [6]. L’application concrète de la loi suédoise a également complètement changé leur perspective et leur approche, en faisant comprendre que ce ne sont pas les personnes prostituées qui font quelque chose de mal, mais plutôt ceux qui les exploitent.
L’empathie pour les autres êtres vivants est une grande qualité humaine. Si nous accordons de la valeur aux personnes autour de nous et à la société dans laquelle nous vivons, nous pouvons choisir de créer des lois et des systèmes qui encouragent et soutiennent la création d’un monde réellement juste et humain. Si nous pouvons améliorer les choses, alors nous en avons l’obligation.
Mais si l’échange a lieu entre adultes consentants, c’est acceptable, non ?
Si le consentement est certainement indispensable lorsqu’il s’agit de sexe, ce concept est en réalité bien plus complexe que l’idée que nous nous en faisons habituellement. Quand une personne consent à un rapport sexuel sous la contrainte – non parce qu’elle désire réellement l’autre personne et souhaite avoir un rapport sexuel avec elle, mais parce qu’elle a besoin d’argent pour le loyer, la nourriture ou de la drogue – c’est une situation de coercition.
Si l’on se réfère au modèle « pro-sexe » de « consentement enthousiaste », il faut se demander dans quelle mesure accepter un rapport sexuel par besoin financier, plutôt que par désir, correspond à ce modèle.
Le simple fait qu’une personne accepte de faire telle ou telle chose ne rend pas cette chose juste, éthique ou saine. Une personne peut accepter de participer à des situations de violence ou d’exploitation, mais cela rend-il vraiment la violence ou l’exploitation acceptable ? Si une femme choisit de rester en couple avec un homme qui la bat, cela rend-il la relation acceptable pour autant ?
Nous devons penser très sérieusement aux valeurs et à l’éthique que nous voulons pour notre société et à leurs implications, en particulier pour les personnes marginalisées.
Nous vivons tous et toutes sur la même planète et nous sommes responsables de ce à quoi ressemble ce monde. Si la vie des filles et des femmes nous importe réellement, nous devons nous assurer qu’elles sont en mesure de vivre dans la dignité, libres de tout abus et exploitation. Le Modèle nordique est la seule option dont nous disposons qui affirme explicitement ces principes, et c’est un bon premier pas pour progresser vers la fin de la prostitution.
Meghan Murphy, avril 2016