La gauche alternative dans les pays dominants de l’UE – notamment en France, comme en Allemagne - a une responsabilité majeure dans la possibilité de blocage et de remise en cause des pouvoirs nocifs de l’UE dans une optique non seulement « destituante » (de l’UE) mais « constituante » [2] d’un autre projet européen, organiquement liée, par en bas, aux mobilisations des populations les plus dépossédées de leurs droits et « périphérisées » de l’est, du sud... et du centre européens. Sa mise en cause ses Traités et politiques, à l’échelle européenne, est un enjeu stratégique pesant à la fois sur les luttes nationales et internationalistes socio-politiques, écologiques, géo-politiques.
1- L’histoire de l’OXI grec n’est ni écrite ni terminée
L’OXI du peuple grec était un mandat d’opposition au nouveau plan d’austérité négocié avec l’Eurogroupe. Il n’exprimait pas un choix de sortie de l’euro, encore moins de l’UE. Mais il n’est pas vrai que la capitulation de la direction de Syriza prouverait que la seule alternative à la soumission aurait été la sortie de l’UEM voire de l’UE [3] Le refus d’une sortie de l’UE, voire de l’UEM, n’était réductible ni à un soutien à leurs logiques, ni aux illusions sur une « bonne UE » qu’il serait possible de réformer de façon démocratique, sans crise, et sans remise en cause de ces Traités. Plusieurs propositions exprimées avant et après l’OXI impliquaient une opposition et désobéissance aux politiques dominantes et des actes de ruptures unilatéraux avec la Troïka, sans mettre en préalable ni en axe principal de mobilisation, une « sortie » de l’euro [4] : suspension du paiement de la dette et soutien à la démarche d’audit citoyen analysant les causes de la dette, avec refus d’en payer la part insoutenable et illégitime, voire illégale ; socialisation des banques et contrôle des mouvements de capitaux ; création d’une monnaie fiscale permettant de financer notamment des services publics et de soutenir une production alimentaire vitale...
La crainte d’une périphérisation absolue en étant hors de l’eurozone n’est pas un fantasme ou une peur irrationnelle qu’une bonne « pédagogie » permettrait de dépasser. On peut la retourner contre les actuels Traités. Et l’idée qu’on pourrait refonder une autre Union des peuples européens avec son système monétaire ad hoc utilisant l’euro « autrement », et sur la base de droits égaux n’est pas une utopie moins concrète que l’hypothèse d’une « souveraineté » qui serait acquise par le retour aux monnaies nationales.
L’OXI exprimait à sa façon cet espoir sans savoir comment le réaliser. Il n’était pas seulement en conflit radical avec les forces dominant l’UE mais aussi avec l’oligarchie grecque, les pouvoirs de répression, l’extrême droite fasciste pesant aussi dans les appareils d’Etat de la Grèce : les enjeux stratégiques étaient d’abord de classe, organiquement nationaux et européens, avec ou sans euro. [5] Si l’on tire les leçons des fragilités du rapport de force en cet été 2015, elles se situaient à la fois au plan européen (relevant de la responsabilité de toutes les composantes de la gauche anti-austérité et anti-raciste) et national : à tous ces niveaux, les scénarios possibles dépendaient de la combinaison de batailles politico/idéologiques (contre tous les rapports de domination à la fois dans l’UE et en Grèce) et de l’extension de l’auto-organisation populaire sur des bases solidaires (égalitaires, anti-racistes), minimisant les relations marchandes internationales et la dépendance envers l’euro : l’expérience des dispensaires autogérés de Grèce pour la santé – avec leurs soutiens en France – indiquait une logique qu’un gouvernement Syriza aurait pu soutenir. Des fonds publics et une monnaie fiscale pouvaient relancer l’emploi dans les services publics et soutenir l’agriculture de survie...
En réalité, la principale leçon positive de l’expérience grecque est que l’OXI était « intolérable » pour l’Eurogroupe parce que dangereux pour l’UE – qui est donc... fragile. C’est la France et ses protections qui étaient visée, a souligné Yannis Varoufakis. Et c’est vrai. « Nuit Debout » contre la Loi travail, a montré que les résistances sont toujours là et l’avenir incertain.
Mais surtout, on ne dira jamais assez combien une victoire de l’OXI grec était dangereuse en Allemagne même, comme dans l’ensemble de l’UE, s’il « parlait » aux peuples et non pas aux dirigeants de l’UE, comme Hollande et Merkel.
L’expérience de Syriza reste celle de la première (et non de la dernière) des batailles à la fois nationales et européennes, dans/contre l’UE et contre son rôle dans la guerre sociale mondialisée.
Se soumettre aux dirigeants de l’UE et à leur volonté de verrouiller plus que jamais la contestation de leurs projets est tout aussi suicidaire que renoncer à se battre dans/contre l’UE dès la première bataille perdue. L’histoire de l’OXI n’est terminée ni en Grèce, ni en Europe.
2 – Affronter l’enjeu stratégique européen
L’euroscepticisme peut n’être que provisoire (conjoncturel) et lié à la difficulté réelle des luttes européennes et à un rapport de force défavorable : de grands écarts séparent la capacité d’initiative de « ceux d’en haut » et celle de « ceux d’en bas » et des mouvements socio-politiques et syndicaux européens. Le pessimisme et ses choix binaires – sortir ou se soumettre – peuvent être évidemment confortés par le double constat des soumissions réelles à l’eurogroupe à l’œuvre en Grèce, et des orientations « ordolibérales » des directions de l’UE qui veulent inscrire dans les Constitutions leurs propres choix en muselant toute contestation.
Pourtant, les mêmes résistances sociales aux mêmes politiques existent de fait dans l’atomisation et la diversité des Etats de l’UE ; et la difficulté de construire un mouvement européen n’invalide pas son urgente nécessité. Il ne faut ni repousser les luttes nationales dans l’attente d’impossibles consensus, ni dénigrer comme « soumission à l’UE » la recherche de scénarios collectifs, pour peser dans les rapports de force, aider les pays les plus vulnérables et délégitimer des orientations politiquement et socialement insoutenables imposées par l’eurogroupe et la BCE. La gauche alternative dans les pays du « centre », en France, en Allemagne – ou au Royaume-Uni - ont des responsabilités particulières sur ce plan.
Mais il faut alors dépasser des théorisations qui tirent l’exemple grec dans le sens de leur propre déni d’un enjeu stratégique européen. Il s’agit d’une part, de l’argument portant sur l’absence de « peuple européen ». On peut l’admettre contre toute idée d’un fédéralisme européen étatiste et unitariste que l’on peut et doit combattre, autant que le jugement selon lequel tout fédéralisme supranational serait nécessairement plus progressiste qu’un Etat-nation, sans analyse concrète de l’un et de l’autre. Mais de tels points de vue fédéralistes abstraits peuvent être très bien combattus dans l’optique d’une « autre Europe » dont diverses variantes institutionnelles peuvent pleinement reconnaître la libre détermination et la diversité évolutive des peuples, elle même non contradictoire avec l’expression de sentiments subjectifs d’appartenance multiples... y compris « européenne ».
L’absence de peuple européen n’implique pas qu’il n’y a pas d’enjeu stratégique européen pour la gauche internationaliste et qu’il faudrait « mettre l’Europe entre parenthèse ». C’est pourtant ce point de vue qui a été exprimé [6] et explicité notamment par Stathis Kouvélakis, Cédric Durand et Razmig Keucheyan [7] en défense d’un nouveau type d’internationalisme qui passerait par dessus l’enjeu européen, à partir de la reconquête des Etats-nations. En substance, leur position part de la dénonciation (évidemment partagée dans toute la gauche radicale quelles que soient ses positions sur l’Europe) de l’internationalisme des firmes multinationales et des marchés – ou de ceux qui se soumettent à leurs lois, incarné notamment dans une UE qui est celle de ces oligarchies. Pas de désaccord sur ce plan. Le débat commence ensuite.
Il se concrétise (en dehors de la question du « peuple européen » évoquée plus haut), en deux affirmations non démontrées : d’une part, l’idée que tout refus de sortie de l’UE serait une soumission à celle-ci, cachée par un discours « internationaliste » alors qu’il s’agirait d’une trahison de l’« internationalisme réel » ancré dans les luttes nationales, par ralliement à un « internationalisme du capital ». Cette première affirmation est en pratique « illustrée » par le reniement de l’OXI grec par la direction Tsipras quand elle a accepté de gérer elle-même le « mauvais accord » négocié avec les dirigeants de l’UE. Il est juste de dire qu’il s’est agi d’un choix de Tsipras et pas seulement d’un « coup » de l’UE. Et le choix de ce supposé « moindre mal » est encore un traumatisme grave en Grèce et en Europe. Le risque de « pasokisation » de formations de gauche continue à peser partout dans l’UE et le monde, dans le contexte de rapports de force défavorables.
Mais, même en supposant qu’un exit de l’eurozone aurait été alors défavorable, il n’était pas fatal de choisir d’aller ou de rester au gouvernement pour mener une politique qu’on a rejetée auparavant. Il n’était pas fatal non plus que la gauche radicale n’ait pas bataillé pour faire de l’audit sur la dette grecque un enjeu central - en Grèce et dans l’UE – contre les politiques dominantes, leur remise en cause de droits fondamentaux et leurs mensonges. Aucun des « choix » réels, intermédiaires entre soumission et exit n’ont été mis en œuvre. Toutes ces options sont nécessairement occultées par des points de vue qui veulent exclure du débat à la fois tout enjeu stratégique européen et toute possibilité de résistance dans/contre l’UE. Ces rejets sont « consolidés » par un autre basculement « théorique » qui conteste que l’UE puisse être un « champ de bataille », en la qualifiant de « prison » [8]- dont il faut donc physiquement s’échapper à tout prix.
Pourtant, l’exemple grec peut illustrer l’inverse : non seulement la « construction européenne » était perméable aux luttes sociales mais on peut voir dans la violence exercée contre le programme pourtant modéré que défendait Syriza, la preuve d’une vulnérabilité sociale et politique spécifique de l’UE.
Plus largement, loin d’être réductible à l’UE et d’avoir l’euro pour premier outil, la guerre sociale que mène effectivement l’UE a été mise à l’ordre du jour depuis les années 1980 sous le slogan « TINA » de Margaret Thatcher et s’est menée au RU ou dans l’UE, au centre et dans les périphéries, via tous les Traités de libre-échange, avec ou sans l’euro. Cela est plus que jamais vrai depuis la crise de ces politiques en 2007/2008 dans le contexte de la « nuit néo-libérale » comme le soulignent Dardot et Laval [9].
Mais ce n’est pas une logique sans contradictions et résistances. La situation de crise et d’instabilité s’accompagne de polarisations, y compris dans l’UE. L’instabilité et la difficulté de « gouverner » l’UE en témoigne. Mais en l’absence d’alternative progressiste et crédible européenne, ce sont les nationalismes xénophobes qui peuvent pousser à une désagrégation réactionnaire. Ne pas « voir » et « travailler » sur l’enjeu stratégique européen comme appui nécessaire des luttes aussi bien nationales qu’internationalistes, est non seulement faux, mais dangereux.
Le BREXIT en est une grave illustration.
3 – Le Brexit, un acte « destituant » (envers l’UE) sans acte « constituant » d’une alternative européenne progressiste [10]
Certes, aucun « vote » n’est « pur » ou univoque. Celui-là fut forcément composite : le Brexit a dominé en Angleterre ou Pays de Galles, mais non pas en Ecosse ou en Irlande ; il était majoritaire dans les populations âgées, mais non pas chez les jeunes (par ailleurs davantage abstentionnistes que les plus vieux) ; il fut massif dans une partie des travailleurs « de souche anglaise », mais rejeté plus massivement encore par les populations « racialisées » ou « altérisées » comme « envahissantes »... Aucun raccourci sociologique, « national » et politique n’autorise à en faire un « atout » pour les luttes progressistes. Au mieux, fut-il « un coup de pied aux fesses » de l’UE et une « claque à l’establishment britannique » [11] comme l’exprime Tariq Ali.
Sans doute s’agit-il également d’une gifle contre les politiques d’élargissement de l’UE et ses prétentions, mais une gifle non internationaliste et non pas un geste solidaire et progressiste : sur ce plan, il entre en résonance avec le vote de la population des Pays-Bas lors du référendum organisé le 6 avril dernier (avec 30% de votants) où le « non » l’a emporté à plus de 60% contre l’accord d’association proposé par l’UE à l’Ukraine. Mais dans quel sens ? Avec quels enjeux sous-jacents ? En l’occurrence, il s’agissait pour l’UE de l’extension des traités de libre-échange (sans perspective d’adhésion), présentée à ses voisins comme « partenariats » spécifiques, visant, côté Europe de l’Est à forcer plusieurs pays limitrophes entre Russie et UE à « choisir » l’ancrage vers l’UE. Que fallait-il voter quand on était à la fois radicalement critique de l’UE et de cet accord désastreux de libre-échange, et en même temps contre toute logique de choix de la Russie poutinienne contre l’UE (ou l’inverse) ? Comment répondre aux espoirs populaires ukrainiens – notamment dans la jeunesse - de rapprochement avec l’UE ? Quoi qu’on vote, on n’offrait aucune réponse progressiste dans le faux dilemme de ce référendum qu’Alona Liasheva a fort bien analysé. [12] Rompre avec ces choix binaires impose, dit-elle de formuler autrement les questions elles-mêmes, en exprimant le point de vue des populations (de Russie, d’Ukraine et de l’UE) contre les élites de ces pays en s’appuyant sur des réseaux « d’en bas » entre ces populations.
De même que tisser des liens européens « d’en bas » avec le peuple grec était et reste essentiel en défense de son OXI, de même peut-on espérer qu’en Ukraine émergera, contre les « partenariats » proposés par l’UE, des coalitions d’associations de la société civile, comme en Tunisie ou dans plusieurs pays d’Afrique noire qui contestent des « Accords de partenariat » par lesquels l’UE est censée les « aider » [13], comme elle proclame aider l’Ukraine... notamment contre la Russie. Dans tous les cas, et de tous les côtés ces différentes formes d’accords de libre-échange échappent au contrôle des sociétés et démantèlent des protections et droits sociaux. Mais, vue d’Ukraine, ils peuvent apparaitre comme une « étape » possible vers l’appartenance future à l’UE, comme membre, qui est perçue par une partie de la population comme un moyen de sortir de la périphérisation absolue et du règne des oligarques. Il faut comprendre ce point de vue. Il a été aussi présent dans les (semi) périphéries internes à l’UE...
Démystifier les illusions ne saurait se traduire par une logique de « veto » en provenance de l’Europe des riches doublée de rejets racistes. Une vision euphorique de ces « claques » portées à l’UE risque aussi d’aveugler sur le fait qu’elles n’atténuent pas le risque de consolidation d’un noyau dur de l’UE ou de l’Eurogroupe qui imposerait de fait ses normes à différents « cercles » de membres et de non-membres de l’UE... Le Brexit est loin d’affaiblir cette menace, même si on n’en mesure pas encore tous les effets : le Royaume-Uni (RU) est une très grande puissance financière ne faisant pas partie des membres fondateurs de la CEE, non soumis à l’euro et capable de négocier – hier comme demain, après le Brexit – bien des accommodements avec les instances de l’UE. Ses dirigeants ont été au sein de l’UE un obstacle majeur à toute politique voulant limiter le dumping social et fiscal. Loin de se tourner contre les plans d’austérité européens, sous contrainte de l’euro, la classe dirigeante britannique leur a montré l’exemple, depuis des décennies, sous Margaret Thatcher ou Tony Blair, sans l’euro...
La contestation « souverainiste » britannique (en fait anglaise) contre l’UE, dominée par des forces d’extrême droite, ciblait non pas les politiques économiques (dramatiquement intériorisées comme quasi « fatales » comme le répétait le TINA), mais la « libre circulation des travailleurs » imposée par l’UE. D’où cette campagne nauséabonde opposant les populations opprimées, selon qu’elles se percevaient comme « de souche » ou stigmatisées comme « envahissantes » et « venant prendre des emplois » et revenus devenus extraordinairement précaires et misérables. Le Brexit ne mettra pas du tout fin à la destruction des droits sociaux et aux emplois sans protection sociale qui s’est étendue en utilisant la pression d’une misère venant de l’Europe de l’est, mais selon une logique qui fait feu de tout bois, hors de l’UE comme dans l’UE.
Le referendum britannique ne permettait pas de s’opposer à cette logique. En l’absence d’alternative européenne progressiste et concrète, les populations subalternes britanniques se sont emparées de l’un ou l’autre des seuls votes possibles, en rejetant divers rapports de domination sans aucune orientation progressiste crédible : les composantes de la gauche radicale internationaliste qui ont soutenu le Brexit – donc un Left exit/LEXIT – ont mis l’accent sur les responsabilités de l’UE et non pas sur celles des classes dirigeantes britanniques (hors et dans l’UE) quant à la casse sociale subie depuis des décennies ; et la logique du choix binaire, les poussait à assimiler tous les partisans du « Remain » à des « défenseurs » de l’UE. Symétriquement, une partie de la gauche qui militait pour le « Remain » a été amenée à gommer la critique de l’UE en incitant à voter pour le Remain en raison des « droits défendus en Europe » - notamment la libre circulation des travailleurs, et en assimilant tout vote Brexit à un vote raciste. Cette « logique campiste » - où l’on gomme ce qui pourrait donner « des arguments » au vote adverse – a dominé ce référendum piégé, dressant des murs entre les courants internationalistes du Lexit et ceux qui au sein du Remain ont mené campagne non pas pour soutenir l’UE mais pour la combattre avec pour horizon « une Autre Europe est Possible » (AEIP / Another Europe Is Possible).
Dans un tel contexte, les points communs (anti-racistes et anti-dumping social) des deux côtés n’ont pu être rassembleurs ; il n’a pas été possible aux divers courants de la gauche alternative de combattre ensemble les politiques dominantes au RU comme dans l’UE, ni les forces politiques réactionnaires des deux cotés ; ce contexte ne permettait pas non plus de clarifier les flous sémantiques ni les réelles divergences qu’il faut débattre, derrière la diversité des sensibilités politiques manifeste aussi bien au sein du Lexit que dans la gauche radicale du Remain.
Il est urgent de dépasser de telles impasses. Ce qui impose d’abord de clarifier les discours et analyses de « l’Europe » - celle dont on veut « sortir » (à gauche) et celle que l’on veut construire (à gauche).
4 – La CEE/ UE n’est pas « l’Europe » - l’appropriation des mots, un enjeu démocratique, idéologique, et stratégique majeur
La bataille sémantique est l’un des enjeux des luttes de classes et démocratiques : il faut ôter aux dominants le privilège des « mots » et des interprétations de ce qu’ils ont construit en défendant leurs intérêts spécifiques tout en les légitimant comme « valeurs » européennes supposées nécessairement progressistes voire universelles. Désigner explicitement la CEE devenue UE par son nom, c’est la traiter comme « construction historique » socio-politique, institutionnelle - dépassable ; et refuser, ce faisant, d’occulter les autres réalités géo-politiques qui ont façonné et divisé le continent. C’est vouloir mettre l’accent sur la genèse et le contexte d’un projet évolutif, désigner ses promoteurs, analyser les crises qui ont induit des transformations institutionnelles non prévues et en mettre à nu les contradictions. Mais aussi analyser, avec les peuples concernés, les illusions ou espoirs associés à ces projets, pas les mêmes ici et là, ou dans les diverses phases passées. C’est souligner le flou des débats politiques que nourrit l’appellation « Europe », apologétique ou pire, arrogante et dominatrice - comme les Etats-Unis se disaient l’Amérique.
Le rejet de positions naïves ou apologétiques envers l’UE n’implique pas d’accepter, en sens inverse, des analyses occultant la diversité conflictuelle des projets « bourgeois » et leurs contradictions - dont la politique et les luttes sociales peuvent s’emparer.
Etablie pendant la guerre froide de l’après Seconde guerre mondiale, la CEE a fait l’objet de points de vue différents entre forces dirigeantes des Etats concernés, et en conflit avec d’autres projets tout autant capitalistes (comme l’Alliance européenne de libre-échange / AELE, soutenue par les Etats-Unis, elle même composite et évolutive). La compréhension de cette “construction” , avec ses continuités et discontinuités, ne saurait découler de la seule lecture de ses Traités : le libre-échange était inscrit comme objectif dans le Traité de Rome (et les Etats-Unis, puissance industrielle dominante, poussait dans ce sens). Mais pendant les dites « Trente Glorieuses », la CEE a été dominée par des politiques laissant un rôle prédominant à l’interventionnisme des Etats et aux financements bancaires (notamment en France et en Allemagne). Mais elle n’est jamais parvenue à se stabiliser comme projet univoque entre les différentes bourgeoisies nationales : aucun consensus ne s’est consolidé entre elles quant au rôle des Etats, du marché, et des institutions supranationales, ou encore quant aux rapports avec les Etats-Unis et l’URSS puis avec la Russie post-soviétique. Elle n’a jamais été (et même devenue UE, elle n’est toujours pas) un simple accord de libre-échange, comme l’Alena (qui n’a ni « budget », ni parlement, ni prétentions politiques...). La libre circulation du capital y était interdite par le contrôle des changes jusqu’à l’Acte unique de 1986 qui a entamé le démantèlement de ce contrôle – après le basculement néo-libéral du PS en 1983. La libre circulation du capital dans la CEE, effective à partir de 1990, a été un tournant institutionnel et économique essentiel qui a fragilisé son Système monétaire (le SME basé sur l’Ecu et les monnaies nationales), tout en mettant en place le « grand marché » des capitaux, marchandises et travailleurs qui allait marquer l’UE. Celle-ci s’inscrit donc pleinement dans la mondialisation néo-libérale.
Rejointe par la plupart des pays de l’AELE, avec des profils différents parmi les pays les plus riches d’Europe, mais s’ouvrant aussi vers les pays du sud plus pauvres et sortant de dictatures dans l’ultime phase de guerre froide, la CEE est devenue le centre de gravité de la « construction européenne » du monde capitaliste et impérialiste sans avoir été un simple instrument des Etats-Unis en Europe. Elle n’impliquait pas non plus un accord entre Etats membres sur l’OTAN (notamment au sein d’un de ces membres fondateurs).
Pour attirer à son système institutionnel un nombre croissant de pays dotés d’une forte réalité historique, elle était obligée de combiner des dimensions « fédérales » et une très forte réalité inter-gouvernementale et confédérale. De même, l’introduction de fonds budgétaires redistributifs et d’un parlement aux pouvoirs restreints mais élu au suffrage universel à partir de 1979 faisaient-ils partie des arguments présentées aux populations lors des référendums d’adhésion de leur pays. Elle n’était pas une « Europe allemande ». C’est son noyau franco-allemand qui a joué un politique rôle-clé dans ses différentes phases, de l’après nazisme à l’après unification allemande, en passant par l’Acte unique et les négociations de Maastricht.
Rien de tout cela n’en faisait un système démocratique égalitaire et proche des peuples : il s’est toujours agi d’un projet des forces et classes dominantes. Mais dans un contexte de guerre froide, les droits et principes reconnus, que l’on pourrait décrire comme « un miroir aux alouettes » pour légitimer et faciliter les élargissements, n’en constituaient pas moins aussi une dimension « politique » et quelques sources de difficultés. Pour les lobbys financiers et toutes les forces qui jouaient dans le sens du néo-libéralisme, ces traits devaient être de plus en plus contournés et/ou remis en cause pour que le système s’organise de plus en plus sur des bases « ordolibérales », encadrant une zone de libre échange, que les gouvernements de l’union ont soutenu, sous toutes étiquettes.
Les écarts entre principes ou discours (égalitaires et démocratiques) et réalité font partie du lot commun de tous les systèmes « représentatifs » parlementaires basés sur l’économie de marché capitaliste - et ce qui explique leur crise de légitimité actuelle, dans un contexte où leurs dérives anti-sociales et donc antidémocratique se sont partout affirmées. Ce n’est donc pas seulement une réalité de l’UE. Et il n’est même pas évident que l’orientation de plus en plus liberticide et de casse sociale de l’Etat-nation français soit moins forte que celle des institutions européennes ; ni que le gouvernement français agisse seulement sous la pression des prescriptions européennes. Toute lutte progressiste doit se mener sur les deux fronts, national et européen.
5- Les crises passées ont légué une construction instable incapable de répondre aux aspirations européistes progressistes
Ce sont de « grandes crises », et non un quelconque projet univoque pré-établi qui ont poussé pragmatiquement à des transformations majeures de la construction européenne – évidemment toutes décidées par les forces sociales et politiques dominantes et « par en haut », mais sans vision « bourgeoise » unifiée.
Ce sont ainsi des crises monétaires internationales qui ont poussé à la mise en place d’abord du SME (Système monétaire européen) en 1979 autour de l’Ecu, puis de l’UEM (Union économique et monétaire) autour de l’Euro après les accords de Maastricht en 1992. C’est, sur un autre terrain, la crise yougoslave des années 1990 parallèlement à l’éclatement de l’URSS qui a favorisé la mise en place d’une « gestion » euro-atlantiste des Balkans, permettant le maintien puis le redéploiement de l’OTAN en Europe après la dissolution du Pacte de Varsovie et la fin de la guerre froide.
La « crise systémique » de transformation des systèmes d’Europe de l’Est s’est déroulée sous pression des normes et critères d’adhésion imposés par l’UE aux pays qui étaient dans son orbite. Les destructions sociales désastreuses pour la grande majorité des populations de ces pays se sont accompagnées d’une intégration financière, monétaire et commerciale à l’UE tout à fait spécifique [14]– plusieurs pays étant de surcroît des bases arrières des stratégies industrielles et d’exportation de l’Allemagne. En l’absence d’un marché du capital et d’une accumulation capitaliste préalable, la privatisation des banques s’y est trouvée soumise, dans le contexte de la libéralisation financière mondiale, à une intégration « périphérique » radicale aux grandes banques ouest-européennes - supposée stabilisatrice... jusqu’à la crise de 2008/9 qui a touché l’Europe de l’Est bien plus gravement que la vieille Europe.
Globalement, les populations d’Europe de l’Est ont été exploitées pour mettre en œuvre une politique radicale de dumping social et fiscal à l’échelle du continent : la « convergence » s’est faite entre vieille et nouvelle Europe sur ces bases où les seuls gagnants ont été des minorités à la tête de tous ces Etats, sans légitimité populaire, et cherchant dans l’adhésion à l’UE un substitut de « programme » car l’UE avait tout de même un certain pouvoir attractif – fut-il illusoire.
L’union s’est en tout cas élargie sur la base d’un discours et de prétentions stabilisatrices et pacificatrices sur le continent. Mais le tournant néo-libéral était organiquement contradictoire avec toute cohésion sociale et politique, au plan interne et international. L’UE a été entraînée (sans votes de ses parlements) dans la première guerre de l’OTAN sur le continent (en 1999 sur le Kosovo) et elle est incapable de peser positivement sur les racines des guerres où elle est impliquée sous diverses formes. Elle est tout autant incapable d’apporter un mieux-être social à la grande masse des populations quand elle est co-responsable de la destruction des anciennes protections sociales de diverses natures et de la montée des inégalités. C’est dire aussi qu’elle est incapable d’assumer un accueil solidaire des migrant.es et réfugié.es, alors même que la « libre circulation des travailleurs » a été vécue (à l’Est) comme une réponse à une grande misère, et (à l’ouest) comme « vols » des emplois et ressources devenus de plus en plus précaires.
L’analyse sociologique des votes du Brexit illustre ces réalités [15]. L’UE propage un discours « égalitaire » ancré dans l’idéologie et les mécanismes du « libre-échange » : c’est en « défendant » l’égalité hommes/femmes, ou le droit des travailleurs polonais à trouver du travail au RU que bien des protections et droits sont supprimés... La concurrence permet d’aligner tout le monde sur le moins offrant... Mais en même temps, l’UE est stigmatisée par les forces d’extrême-droite athées ou religieuses comme « décadente » pour les droits qui y sont effectivement reconnus. Vue de pays où les forces dominantes ne s’embarrassent pas de droit social, si ténu soit-il, l’UE peut aussi apparaître comme « protectrice » [16] De même les autorités françaises ont pu être à juste titre condamnées par des tribunaux européens pour leurs politiques liberticides et conditions odieuses régnant dans les prisons françaises.
Bref, selon l’enjeu immédiat ou le pays d’où on la regarde, l’UE peut être perçue comme cadre pour combattre le capitalisme sauvage, ou comme un outil de destruction de précaires protections ; ou encore être soutenue parce que porteuse de valeurs féministes, anti-racistes et anti-homophobes (et stigmatisées par les combattant de « l’Eurabie » et de l’islam – ou ailleurs des juifs) alors que la précarisation des emplois pèsent notamment sur les femmes et les populations racialisées : l’égalité des droits qu’elle défend est celle du renard et des poules quand on supprime le poulailler.
Autrement dit, il est tout aussi faux de présenter une version apologétique et mensongère des « valeurs » de l’UE que de sous-estimer ses contradictions. Et loin de dénigrer et occulter les aspirations « européistes » populaires passées et présentes, il faut les retourner contre la réalité de l’UE au bénéfice de projets alternatifs progressistes.
L’usage inapproprié du mot Europe permet aussi mal de combattre ce qu’est réellement l’UE que de clarifier ce pour quoi on se bat.
6 - Pour donner sens à « l’autre Europe », construire une Europe Debout !
Les slogans « pour une autre Europe » peuvent recouvrir diverses logiques qu’il faut clarifier. Il peut s’agir 1°) de changements mineurs sans que soit contesté l’essentiel des dimensions anti-sociales et anti-démocratiques de l’UE ; 2°) d’une « somme » de projets nationalistes xénophobes et réactionnaires ; 3°) des objectifs progressistes en opposition aux actuels Traités et institutions de l’UE en défense de droits égalitaires et de l’environnement, contre la marchandisation et la privatisation des biens communs.
Il faut rejeter toute alliance sur des bases superficielles « anti-UE » avec les courants xénophobes et racistes ; elle serait organiquement contradictoire avec toute cohérence progressiste des luttes nationales elles-mêmes : car il faut se distinguer des courants d’extrême droite à la fois sur ce qu’est la « nation » que sur les finalités d’une « autre Europe » solidaire et égalitaire. Il importe de refuser les fausses alternatives entre luttes nationales ou européennes. et de distinguer la défense de droits nationaux (notamment dans une union libre) et le nationalisme xénophobe. Le débat est nécessaire car des lignes radicales d’exit à tout prix se sont exprimées dans le cadre de débats sur les « plans B ». Une ligne rouge de rapprochement avec le FN a été franchie par Jacques Sapir [17]. Elle n’est pas fatale [18]. Et il importe aussi de pousser le débat sur le contenu de ce que pourrait être une « souveraineté populaire » : la défense et mise en œuvre d’un contrôle des choix, par les divers peuples de l’union, sur des bases démocratiques et égalitaires ne saurait être assimilée à un souverainisme étatiste et raciste... et elles peuvent se décliner à divers niveaux territoriaux (pas seulement « national »).
C’est évidemment la troisième variante d’« Autre Europe » en opposition aux traités de l’UE qu’il s’agit de défendre – distincte donc voire opposée à la première qui se contenterait de « broutilles » pour aménager une « bonne UE ». Mais on ne peut confondre les forces consciemment engagées dans une politique de casse sociale et des courants ou individus qui critiquent ces politiques dominantes tout en ayant l’espoir de transformations « réformistes » de l’UE. Il faut donc préciser les enjeux et critères de fronts.
L’affirmation que l’UE est « irréformable » est à la fois juste et source de faux et mauvais débats.
Elle est juste au sens où les méfaits de l’UEM – c’est-à-dire des choix qui ont été faits dans la construction de l’UE – ne sont pas là « par hasard » (ou ne sont pas de simples erreurs). Mais on ne peut en déduire aucune conclusion dénigrant l’intérêt de batailles « réformistes » au sens d’objectifs concrets ou mesures partielles mis en avant au sein même de l’UE, compatibles avec diverses logiques. Des personnes ou forces politiques, associatives, syndicales, peuvent s’engager dans des luttes contre les politiques dominantes avec des perceptions différentes quant aux possibilités de « réformer » les institutions et systèmes existants (voire l’espoir de les « sauver » contre ce qui est perçu comme pire). On n’a jamais accompli de révolutions en revendiquant « la révolution », mais à partir d’exigences concrètes et de luttes dans le « système » contre ses mécanismes et effets. Et l’on ne sait jamais par avance par quel scénario (avec qui ?) une lutte dans le système se transforme en lutte contre lui (avec ce qu’on appelle parfois une logique « transitoire » faisant le pont entre réformes et luttes pour changer de système) : lorsqu’un combat légitime est bloqué et réprimé par les institutions et forces dominantes, « au nom » de ce système, alors on peut … capituler ou aller plus loin dans l’affrontement. Rien n’est dit d’avance.
Dire tout cela ne veut pas dire que des analyses et propagandes « anti-capitalistes » - ou contre l’UE – ne sont pas utiles. Elles sont très importantes. Mais elles n’appartiennent à personne de façon exclusive et les personnes qui les développent doivent démontrer… leur capacité à convaincre et/ou à s’ouvrir à un débat démocratique, en y apprenant éventuellement des autres. Et il n’est pas nécessaire d’avoir une conception « claire » de ce qu’est l’UE et de ce que pourrait être une « autre Europe », pour s’engager dans des luttes égalitaires et progressistes en percevant leur conflit avec les politiques et institutions dominantes, à tous les niveaux, notamment dans l’UE.
D’où l’importance de la création d’un bloc hégémonique alternatif et pluraliste européen qui œuvre à la mise en place d’un espace autonome alternatif européen – une sorte d’Europe Debout ! ébauchée de façon embryonnaire dans les réunions de Nuit Debout ! en France avec des relais territoriaux multiples et ses réseaux thématiques que des conférences et internet peuvent aider à animer. Un tel espace et mouvement socio-politique devraient, comme les réunions de Nuit Debout !, être à la fois fermés aux courants xénophobes ou qui ont pu défendre une « loi Travail » mais « ouverts » et pluralistes sur le reste, sur la base de principes et objectifs fondamentaux égalitaires et démocratiques. Des « motions de défiance » envers les politiques dominantes de l’UE s’y sont exprimées sur le plan social comme face aux réfugiés. Le caractère ouvert des débats sur « quelle autre Europe » et « comment » y tendre doit s’appuyer sur le principe qu’une nouvelle Union devrait justement émaner d’un processus constituant démocratique.
Les scénarios de crise et de mobilisations permettant d’aller vers une Autre Europe sont imprévisibles. Et ils seront associés à des crises dans un ou plusieurs pays et/ou dans l’UE. Ils seront d’autant plus progressistes et égalitaires qu’ils auront été préparés et nourri par une « Europe Debout ! » par en bas, mutualisant et amplifiant ce qui existe déjà, en étant réactive à l’imprévu. Les débats devraient dépasser le faux dilemme : nationalisme ou fédéralisme européen au profit de la recherche d’une voie qui articule droits nationaux et européens, défendant à tous les niveaux des politiques égalitaires et écologiques, et obéissant à un principe démocratique de subsidiarité selon les sujets [19]
Mais il faut affronter le débat stratégique : la sortie de l’euro est-elle la précondition de luttes progressistes ?
7- « Sortir de l’euro » - c’est-à-dire ?
Il est admis par bien des économistes depuis longtemps que l’UEM, de par son hétérogénéité n’est pas « une zone monétaire optimale » et qu’une monnaie unique, sans contrepoids budgétaire substantiel, creuse les écarts dans un contexte marchand capitaliste. Les désaccords au sein de la gauche radicale notamment, ne portent pas là dessus. Et l’idée qu’il faudrait un autre système (donc « sortir » de celui-là) peut être largement consensuelle. Mais cela ne dit rien sur le « comment » et vers quoi « sortir ».
Les divergences ne portent pas non plus sur le bilan socialement et écologiquement désastreux de l’UE, ni sur le fait qu’une politique monétaire et une monnaie uniques ont aggravé les déséquilibres entre pays membres sans protéger de la spéculation – puisque les marchés se sont emparée non pas des taux de change (qui n’existaient plus au sein de l’eurosystème) mais des déficits budgétaires et commerciaux des pays les plus fragiles, dans un système non solidaire.
Les débats réels portent sur une série de choix, marqués par diverses bifurcations possibles et options, que l’on peut résumer succinctement ici.
− Le premier ensemble de débats porte logiquement sur l’enjeu d’un retour aux monnaies nationales dans l’UEM. Est-il une précondition pour mener des luttes progressistes sociales, démocratiques et écologiques efficaces ? Les analyses qui critiquent ce point de vue, le font soit parce qu’elles contestent l’accent premier mis sur la monnaie – et donc l’idée que le changement de monnaie serait mobilisateur et un préalable aux luttes ; soit/et parce que le retour aux seules monnaies nationales dans le contexte européen actuel paraît problématique. Il s’agit alors de réfléchir à un autre système monétaire européen, celui d’une « autre Europe », donc. Se greffent ici les discussions sur les critères de fonctionnement de cet autre système compte tenu d’une part de l’échec du précédent SME basé sur la monnaie officielle commune l’Ecu et les monnaies nationales, mais aussi compte tenu de visions différentes de ce que devraient être des institutions communes confédératives ou fédératives européennes.
− Le second ensemble de débats porte sur la stratégie pour passer de l’UEM/UE à ...ce que l’on prône. Il est évident que si l’on croît qu’il faut mettre tout européisme « entre parenthèse » en valorisant le caractère bénéfique du retour aux monnaies nationales, voire le fait que ce serait un préalable à toute lutte progressiste alors devrait s’imposer logiquement un slogan stratégique de sortie à tout prix et partout de l’UEM et de l’UE – avec des divergences possibles sur la question des « alliances ».
Si par contre, on estime qu’il faut aller vers une « autre Europe » dotée d’un système monétaire ad hoc, combinant une monnaie européenne et un dispositif permettant des politiques monétaires nationales, alors la nécessité d’une stratégie commune prend de la force. Certes, le décalage des luttes entre pays, peut pousser vers une option de « sortie » unilatérale du système actuel plutôt que de rester dans l’UEM (la question reste entière pour la Grèce). Mais dans le cadre d’une stratégie collective, sortir ou « rester » sans se soumettre, sont alors des variantes d’une logique qui vise dans tout les cas à articuler luttes nationales (allant le plus loin possible dans la satisfaction du programme anti-austérité et de droits mis en avant) et l’enjeu de peser collectivement sur une crise ou un blocage de l’UE : donc cela implique la recherche de batailles communes dans le plus grand nombre de pays possibles, et de regroupements « significatifs ». Tous les débats tactiques sont évidemment légitimes, et doivent être très ancrés dans des conditions nationales de lutte, différentes d’un pays à l’autre et exprimées par les intéressé.es du pays concerné, avec toutes ses spécificités.
Quoi qu’il en soit, isoler la monnaie – l’euro – du système qui l’entoure est une erreur théorique et pratique. Non pas que la monnaie soit « neutre » - elle ne l’est nulle part et condense de multiples relations sociales et de pouvoirs. Mais ce sont ces dernières qu’il faut mettre en évidence. Et il n’est pas évident dans le contexte d’instabilité et d’explosions sociales actuelles que les enjeux principaux et mobilisateurs soient monétaires. Dans un contexte de crises « sociétale », écologique et « systémique » et de très forte instabilité, l’exigence de réflexion sur d’autres « choix » de société, fondamentaux, devrait aussi infléchir des débats qui tendent trop à s’enfermer dans l’horizon marchand capitaliste.
Des fonds européens d’investissements « structurels » (une planification) ne devraient-ils pas œuvrer à une réduction des inégalités productives en y impliquant des objectifs à la fois sociaux, de redéploiement de services publics et de « transition écologique » au plan des transports, par exemple ? Une Europe « sociale » et égalitaire (voire socialiste) ou une Europe Debout ne devrait elle pas élaborer démocratiquement des règles pour limiter les écarts de revenus et organiser la défense et l’extension d’accès aux services publics non marchands qu’il faut redéployer de façon solidaire à l’échelle européenne ?
Le débat sur le contrôle des paradis fiscaux et de la libre circulation des capitaux, ou encore sur le démantèlement des banques « systémiques », le développement de pôles bancaires socialisés, la protection des dépôts des ménages, et le retour à un financement public des dépenses publiques (via les impôts et les BC) – ne sont ils pas prioritaires à l’échelle européenne ? [20]
De même n’est-il pas urgent de mutualiser les réflexions qui lors de la crise grecque ont été exprimées sur l’« eurodrachme » comme « ballon d’oxygène contre l’euro » [21] sans sortie de l’UEM ? Il faut les prolonger en critique de la privatisation des BC dans l’UE, en revenant vers des « monnaies fiscales » transformant le contenu des dettes publiques [22].
Ces débats-là (entre autres), urgents et sérieux, ont des conséquences majeures sur la façon de concevoir une « sortie » de l’euro-système (et non pas « de l’euro ») - donc un autre usage de l’euro remettant en cause les fonctions et le statut de la BCE, mais aussi la politique fiscale et budgétaire dans l’UE. Il ne s’agit pas du même débat que celui que l’on pouvait avoir face à l’Acte unique, en 1985 sur monnaie commune ou unique (dans le contexte d’un SME existant depuis 1979 et basé sur les monnaies nationales, le contrôle des capitaux et l’Ecu). Depuis lors, il y a eu la crise de ce SME après l’unification allemande, la fuite en avant vers la mise en place de l’euro, les élargissements vers l’Europe de l’Est, la crise de 2007/8 s’étendant en 2009... de nouvelles crises menaçantes qui peuvent ouvrir des débats supposés fermés.
La crise bancaire de 2008/9 a déjà modifié le discours et le « paradigme » des institutions financières quant aux « vertus » supposées de l’intégration bancaire des Nouveaux Etats Membres (NEM) de façon « périphérique » : l’essentiel de leurs actifs bancaires sont issus des banques ouest-européennes, ce qui était présenté avant la crise comme une « sécurité » et condition d’un « rattrapage ». Et cela compta (beaucoup plus que l’euro) sur les offres et les demandes de crédit marquant une forte croissance avant 2008. Avec la crise on ne parle plus de rattrapage : c’est l’austérité qui s’est imposée, et il a fallu de toute urgence mettre en place un dispositif de secours « l’Initiative de Vienne » [23] impliquant toutes les grandes institutions bancaires mondiales et européennes, pour éviter une désastreuse fuite des capitaux des filiales dans plusieurs pays l’Europe de l’est et du sud-est. Conçue comme ponctuelle, cette « Initiative » a du être relancée en 2012 et a été maintenue depuis lors face à l’instabilité et aux dangers persistants [24] Dans toute l’union, de nouvelles crises bancaires et financières sont possibles tant sont fragiles les banques, avec partout des imbrications étroites d’actifs et de politiques nationales et européennes.
Il serait aberrant que la gauche radicale européenne prône un chacun pour soi « monétaire » et bancaire au lieu de chercher des moyens solidaires et progressistes d’affronter les possibles crises ? Cela est urgent contre les pseudo-politiques et mécanismes « d’aide » et de contrôle bancaire passé ou présent, liés au FMI et institutions de l’UE et qui sont des instruments visant à imposer de nouveaux sacrifices sociaux et des désastreuses réformes et « politiques d’ajustements structurels » que le FMI a imposées partout contre ses « aides ».
On peut répéter aujourd’hui ce qui était vrai pour la Grèce en 2015 : le refus d’obéir à la Troïka et de payer une dette illégitime « implique de se protéger des chantages de l’eurogroupe par des mesures unilatérales comme cela fut proposé en Grèce mais non appliqué (ou trop tard et dans des conditions difficiles) : contrôle des banques et des mouvements de capitaux, préparation d’une monnaie parallèle, suspension du paiement de la dette, en tout premier lieu. Les propositions de « monnaie fiscale » limitant la dépendance envers l’euro et le marché mondial, peuvent préparer une conception alternative d’un système monétaire européen où les fonctions de l’euro seraient transformées, mais aussi être des formes provisoires de résistance » [25]
Il est intéressant d’évoquer, dans cet esprit, des propositions que Frédéric Lordon avait en 2013 ébauchées dans le sens des « monnaies fiscales » de type eurodrachme évoquées plus haut (sans utiliser cette notion) [26] Loin des polémiques ultérieures contre un « bon euro », il proposait un euro radicalement transformé dans ses fonctions, en en faisant une monnaie commune – sans revenir vers les monnaies nationales, et en gardant une Banque centrale européenne (BCE) – dont le statut serait évidemment changé (doit-on polémiquer contre une « bonne BCE » ?).
Il vaut la peine de le citer (je souligne) :
« Entre l’impossible monnaie unique et les monnaies nationales sous SME, la monnaie commune restaure la possibilité d’ajustement de change — exclue par construction de la monnaie unique — en évitant l’instabilité d’un système de monnaies nationales séparées. Mais pas dans n’importe quelle configuration. En effet la monnaie commune ne produit tous ses bénéfices que sous une architecture qui institue une monnaie européenne (l’euro) mais en en laissant exister des dénominations nationales — il y aurait ainsi des €-Fr, des €-Lire, on peut même dire, pour le plaisir de l’imagination, des €-DM, etc. (...) Le point stratégique est alors le suivant : 1) les dénominations nationales sont convertibles entre elles (évidemment), mais uniquement au guichet de la Banque centrale européenne (...), qui fonctionne comme une sorte de bureau de change. Par conséquent, la convertibilité directe entre agents privés est interdite et il n’y a pas de marchés des changes intra-européens ; 2) les parités fixes des dénominations nationales par rapport à l’euro (donc les taux de change des dénominations nationales entre elles) peuvent être ajustées mais selon des processus politiques, complètement soustraits aux influences (déstabilisantes) des marchés des changes — puisque, par construction, ceux-ci ont été supprimés à l’intérieur de la zone.
Ce sont ces dispositions complémentaires qui produisent en quelque sorte le meilleur des deux mondes. La monnaie commune a la même propriété fonctionnelle que la monnaie unique de faire écran entre l’intérieur et l’extérieur de la zone, en l’occurrence en protégeant les dénominations nationales des marchés des changes internationaux (extra-européens). La convertibilité « de guichet » (à la BCE et à taux fixe) des dénominations nationales y ajoute la suppression des marchés de change intra-européens, d’où résulte un effet de stabilisation monétaire interne équivalent à celui que produit la monnaie unique. Mais, à la grande différence de la monnaie unique, le système monnaie commune / dénominations nationales offre des possibilités d’ajustement de change intra-européen par construction exclues de l’euro actuel… et ceci, à la différence d’un SME rénové, dans un environnement monétaire interne tout à fait stabilisé”.
F. Lordon n’était il pas alors « altereuropéiste » ? Ce débat-là doit être reprit et mutualisé sérieusement avec toutes les contributions sur les monnaies fiscales nationales, au sein des discussions stratégiques européennes post Brexit,
8- De l’euro à l’Allemagne - et au peuple allemand
Dans l’article cité, Frédéric Lordon voit dans le traumatisme subi par l’Allemagne dans l’hyperinflation liées aux guerres passées, la cause essentielle des rigidités et déséquilibres de l’euro-système. Et il estime que l’Allemagne « sortirait » d’un système du type évoqué plus haut.
Il a à la fois raison et tord. Tord dans son pessimisme sur l’Allemagne. Raison de soulever cette question concrète et historique, qui a pesé très certainement dans les négociations de Maastricht et les critères adoptés, comme je l’ai souligné par ailleurs [27] Mais ne doit-on pas estimer que l’instabilité actuelle de l’UEM et de l’UE pourrait ouvrir des débats perçus comme fermés, en Allemagne surtout, où l’ancrage européen est (positivement, au-delà des positions dominatrices) perçu comme stratégique.
Or les propositions de F. Lordon évoquées ci-dessus répondraient bien mieux aux préoccupations d’instabilité monétaires (notamment celles de la Bundesbank à ce sujet) que l’actuel système, si elles étaient consolidées de manière coopérative et égalitaire : elles permettraient aussi une protection du système monétaire européen contre les spéculations des marchés financiers mieux que l’ancien SME.
D’autre part les critères de Maastricht concernant les déficits budgétaires, n’ont rien de « scientifiques ». Ils exprimaient une défiance des négociateurs allemands envers le « laxisme budgétaire » du « club Med » des pays du sud. Mais d’une part cela s’accompagna d’une clause explicite inscrite dans les Traités européens faisant de l’unification allemande assortie de transferts budgétaires colossaux une (colossale) exception. Rien n’empêche (sous l’angle « constituant » d’une autre Europe, critique de l’actuelle UE) la contestation de ces critères que l’Allemagne elle même (comme la France) n’a d’ailleurs pas respectés – sans rejeter l’importance de règles communes. Mais celles-ci ne sont pas « respectables » quand elles sont « à géométrie variable », donc non égalitaires ou pas vraiment « communes » - à fortiori quand leur efficacité n’est pas démontrée. Une procédure de mise à plat des règles mais aussi des mécanismes européens qui ont creusé les dettes publiques, serait à tout égard plus efficace, dans le contexte de nouvelles crises. Une gauche européenne alternative devrait se battre dans ce sens.
Mais surtout il importe de souligner combien le débat sur une autre logique de rapports économiques et sociaux en Europe concerne aussi si ce n’est d’abord, les conditions sociales et la transformation des rapports de propriété qui ont marqué l’unification allemande et les transformations de systèmes en Europe de l’Est. Ce bilan là aussi peut être fait avec les populations concernées. C’est le cloisonnement par la concurrence (sociale et fiscale) imposée sur le dos de tous les peuples, qui empêche de percevoir les intérêts communs. Ceci est renforcé par l’absence de « mouvement social » et d’espace politique européens où il ne serait pas difficile de montrer la convergence de bien des grèves vouées à l’échec, parce qu’atomisées.
La grande masse des populations salariées ont été perdantes, aussi bien en Allemagne que dans les nouvelles périphéries, même si les écarts « moyens » entre pays restent importants. Ce n’est pas l’euro qui est d’abord en cause. C’est la guerre sociale et le démantèlement de tous les anciens statuts protecteurs dans l’ensemble des pays européens, en faisant jouer la concurrence entre les moins protégés (à l’est) et tous les autres, avec ou sans l’euro.
L’espoir de rejoindre « l’Europe des riches » et si possible « au centre », là où les grands choix se formulent – l’eurozone – est une aspiration profondément légitime qu’il faut retourner contre les institutions, critères et mécanismes des politiques sociales et économiques dominantes, bien avant de les tourner contre « l’euro ».
Faut-il ajouter qu’il faut autant défendre la libre circulation des travailleurs comme des étudiants, que le droit d’avoir une vie, un travail, des conditions d’études et de recherche de qualité dans son pays d’origine. Partons de là, et de la façon dont une « autre Europe » coopérative et solidaire pourrait protéger l’ensemble de ces droits.
9 – Le BREXIT, un « choc » ? Dans quel sens ?
On peut tirer du BREXIT des orientations divergentes, douter ou pas qu’il s’agit d’un « choc historique » [28], mais être certain.es que son avenir dépend notamment des leçons qui en seront tirées dans la gauche alternative européenne.
Si l’orientation pour le « Lexit » veut dire que « la gauche » devrait demander partout des référendums de même type qu’au RU [29] sans que le « contenu » de ce Lexit ne soit concrétisé par la construction d’une alternative européenne, on restera dans l’impasse et la division.
On est encore « entre deux ». Mais on peut aller vers un dépassement fructueux de débats malmenés en partant d’une base commune qui affirme que toute lutte et Europe progressistes et solidaires devront remettre en cause les actuels Traités de l’UE.
Stathis Kouvélakis lors d’une intervention dans une assemblée de l’Unité populaire grecque, a tiré comme première leçon du BREXIT que « l’opposition à l’UE établit très clairement la question stratégique de la lutte pour l’hégémonie politique et idéologique aujourd’hui en Europe”. Mais, il poursuit en disant : “le choix n’est pas aujourd’hui entre une « bonne » et une « mauvaise » UE, entre une version ou une autre de la zone euro, comme continue de l’affirmer l’idéologie européenne en faillite, mais entre un conflit avec l’UE de droite ou de gauche” [30].
Nous sommes là encore loin d’une clarification.
Si l’on peut bien sûr être d’accord avec Stathis Kouvélakis sur le fait que “l’opposition à l’UE” est un élément clé des positionnements stratégiques (assortis de la lutte pour l’hégémonie idéologique), l’argument selon lequel le Brexit et tous les référendums populaires sur le sujet de l’UE ont rejeté celle-ci et avec elle toute « l’idéologie européenne » est fallacieux. Il ne souligne pas, d’une part, la diversité de ce que les référendums ont permis ou pas d’exprimer dans leur contexte différents : l’OXI critiquait la politique de l’UE mais ne rejetait pas celle-ci ; notre « non » de gauche contre le Traité constitutionnel de l’UE en 2005 en France, s’accompagnait de principes pour une autre Europe ; en revanche on a souligné plus haut la pauvreté des choix binaires piégés dans les référendums au RU et aux Pays-Bas. De surcroît, on ne saurait minimiser l’embarras exprimé par l’ampleur des abstentions, mais surtout le fait que les défiances et rejet des pouvoirs actuels de Bruxelles ou de l’eurogroupe sont totalement compatibles avec l’aspiration en faveur d’un « autre Europe », des peuples et des droits, contre un fédéralisme autoritaire. Le cas de l’Ecosse souligne que « l’européisme » (si on veut bien entendre cette notion de façon ouverte et non en la réduisant aux projets de l’oligarchie financière) n’est pas contradictoire avec un sentiment « national » et indépendantiste fort.
Enfin, comme on l’a montré plus haut en citant un texte de F. Lordon, la critique radicale de l’UE est compatible avec une autre utilisation de l’euro et de la BCE... Il ne s’agirait certes pas d’une “bonne UE” mais d’une autre union, d’une autre BCE, d’un autre euro : d’autres Traités en détermineraient les finalités. C’est pourquoi (pour clarifier les enjeux) une « autre Europe » devrait prendre un autre nom que “l’UE”.
Souhaitons que Frédéric Lordon, Stathis Kouvélakis et les autres militants de la gauche radicale qui partagent son point de vue acceptent pleinement de “faire” front avec une telle “opposition altereuropéiste” à l’UE.
10- Pas de Lexit sans « une Autre Europe Possible » : construisons là contre les « valeurs » de la concurrence , la xénophobie et tous les rapports de domination, du local au planétaire
Le nouveau réseau européen qui s’est construit autour d’un appel au « LEXIT » semble embarrassé par le Brexit et ouvert à un vrai débat... [31]
L’espoir d’un « effet paradoxal » du Brexit radicalement opposé à l’hypothèse d’une fin de « l’européisme » se manifeste dans plusieurs contributions récentes. Bernard Cassen [32] estime qu’une des leçons du Brexit « vaut pour les partisans d’une forme ou une autre de « Leave » ou d’une refondation de l’UE ». Evoquant des effets boomerangs et une impasse du BREXIT, il ajoute : « une majorité d’électeurs désapprouve les politiques (et pour certains d’entre eux l’existence même) de l’UE et de l’euro, mais une autre majorité désapprouve ceux qui les combattent sans formuler des alternatives crédibles ! ». « La voie est donc très étroite », dit-il, « pour ceux qui croient qu’une autre Europe – solidaire et progressiste – n’est pas impossible (je souligne). C’est pourquoi, même si elle est déclenchée par une décision nationale souveraine, toute mise en place d’un plan B peut difficilement faire l’économie d’alliances avec une masse critique de forces d’autres pays européens partageant les mêmes objectifs ».
Cela impliquerait un sursaut dans la gauche alternative européenne et le dépassement des choix binaires (mouvements et droits nationaux ou européens ; soumission à l’UE/UEM ou exit) et à la caractérisation comme « opposition à l’UE » de la seule option de « sortie ». La clarification de ces débats pourrait permettre notamment de donner à la « formule » de « Lexit » le sens large d’une « opposition à la logique et aux Traités de l’UE », sans « ligne » unifiée de « sortie », en tirant du Brexit la leçon … qu’il est urgent de construire une alternative à une échelle européenne. Elle devrait prendre force comme contre bloc hégémonique progressiste qui devrait impulser un « espace politique alternatif » européen, une sorte d’Europe Debout ! reliée à toutes les résistances égalitaires et écologiques contre les politiques et institutions dominantes.
Toute opposition de gauche à l’UE dans un pays donné, pourrait être organiquement impliquée dans les réseaux de cette Europe Debout dans bien d’autres pays. Au lieu de gérer les enjeux de la dette en ordre dispersé et en tête à tête avec la BCE et l’eurogroupe, un peuple engagé dans une lutte similaire à celle de Syriza pourrait, après un audit citoyen décider d’un moratoire sur le paiement de cette dette tout en se battant, avec Europe Debout pour une conférence européenne sur les dettes publiques, qui déciderait de règles communes. Toutes les négociations et exigences émanant des dirigeants européens seraient rendues publiques dans toute l’UE et confrontées à d’autres propositions intéressant l’ensemble des peuples de l’Union, vers un processus de rébellions démocratiques collectives exigeant un processus constituant, ou se regroupant pour des projets communs.
Une « Europe Debout » pèserait d’en bas sur les possibles alternatives, avec ses propres agendas de luttes et de débats, appuyer toutes les campagnes et rebellions progressistes contres les « règles » dominantes, en défense de droits et besoins fondamentaux. Elle pourrait « européaniser » des luttes pour l’instant éclatées, des ruptures ébauchées mais sans crédibilité et rapport de force, permettre des convergences – permettre l’appropriation par en bas et pluraliste des bilans des luttes et révolutions du Xxè siècle, sans « passéisme », mais contre la criminalisation des résistances passées et présentes.
Mais Europe Debout devrait être ancrée – comme Nuit Debout – dans les nouvelles générations et offrant aussi des espaces permettant de croiser des vécus et points de vue. La popularité de la libre circulation transnationale chez les jeunes, doit devenir un atout pour un mouvement étudiant altereuropéiste, spectaculairement coloré dans sa diversité mais défendant les mêmes « biens communs », en faisant « tourner » ses initiatives et « plenums » ouverts aux sociétés civiles et aux luttes, comme la Croatie en a connus. On peut de même rendre « visibles » à l’échelle européenne et mutualiser des expériences phares de re-municipalisation de l’eau, en Italie ou en France, ou encore la défense du droit d’avoir « un toit » contre les expulsions et les crédits toxiques des banques – à l’exemple de l’Etat espagnol. Contre l’enlisement syndical dans les institutions, nationales ou européennes, il faut également mutualiser et européaniser les expériences de grèves transnationales, et de luttes associant travailleurs et usagers contre des firmes multinationales...
En amont, dans la durée et en s’étendant dans le plus grand nombre de pays possibles il faudrait concrétiser et étendre davantage de projets communs entre villes rebelles, défendant des droits égalitaires sociaux et des buts écologiques, des solidarités actives envers les migrants et réfugiés, l’opposition à tous les racismes. A l’image des actions et campagnes de blocages de Traités comme le Tafta, il faut rendre public et bloquer les projets de nouveaux traités internes de l’UE (comme ceux des « cinq présidents »), en déconstruisant leurs finalités et procédures antisociales et anti-démocratiques.
Loin de laisser aux forces xénophobes et nationalistes le loisir d’exprimer ce type de dénonciation, il faut leur opposer une contestation solidaire, européenne, égalitaire, donc anti-raciste et tournée vers l’exigence de processus démocratiques de mise à plat des Traités. Des solidarités réciproques doivent se généraliser à l’exemple des positions de Blockupy international [33] en soutien à Nuit Debout et aux résistances contre la Loi Travail en France. Les initiatives de l’Altersommet [34] doivent être mutualisées et débattues ; de même que les projets du réseau Diem25 [35] ou du réseau européen pour le Lexit [36] qui vient de se lancer.
Sur la base de projets déjà élaborés et discutés notamment dans l’Altersommet, un site Europe Debout pourrait rendre visible toutes ces initiatives et réflexions, et aider à l’actualisation d’un Manifeste en défense des biens communs et des droits européens qui pourrait être une base commune pour de futures élections contre les politiques dominantes, nationales et européennes. On devrait pouvoir s’impliquer dans une telle dynamique en ayant été membre ou pas de Syriza, membre ou pas de sa gauche, adhérant ou non ensuite à l’Unité populaire (UP), partisan ou pas du Brexit ou de la campagne « une Autre Europe est Possible » dans le cadre du « Remain » - à la condition de respecter le débat démocratique et d’exclure donc tout comportement hégémoniste ; mais aussi par l’engagement pratique en faveur de mobilisations par en bas comme condition essentielle de la construction d’une position qui résiste aux enlisements et aux échecs. Un tel front se dresserait en opposition aux guerres « de civilisation » et à toutes les politiques de mise en concurrence des populations subalternes et de démantèlement de droits égalitaires – au plan social, de genre, de « races » - en défense des biens communs (de la nature aux biens et services gérés en communs) : la construction d’une Europe Debout serait à la fois un appui essentiel des luttes nationales et internationalistes, vers les autres continents.
Catherine Samary