A gauche – oui, j’ai remarqué que les gentils sont souvent à gauche, c’est comme ça -, nous avons donc les gentils. Les gentils, ils trouvent qu’évidemment, c’est une tenue un peu étrange pour se baigner, ils lui reconnaissent même parfois un caractère profondément sexiste, mais qui ne voient pas encore au nom de quoi l’interdire : après tout, si des femmes choisissent de porter cette horreur, ça les regarde. Et l’interdire nous priverait de toute supériorité morale sur ceux qui, au nom de la pudeur, rêvent d’un monde où toutes les femmes seraient bâchées. Parmi ces gentils, certains, très gentils, soulignent même doctement le caractère après tout éminemment sexiste, symbole d’asservissement aussi, du bikini, qui enjoint mine de rien aux femmes d’être sexy, minces, avenantes, alors que dans un burkini, vous comprenez, elles sont plus égales en somme… Ces très gentils oublient manifestement que personne ne parle de commercialiser un burkini pour hommes, histoire que les bedonnants-grassouillets-adipeux-suants qui, jusqu’ici, n’osaient pas se montrer en maillot et sont donc restés cloîtrés chez eux, obtiennent enfin le droit de se baigner. Parce que si si, il y a un droit de se baigner, et ce sont les méchants (à droite, pour ceux qui ont du mal à suivre) qui en privent les malheureuses musulmanes – oui, c’est un détail bien sûr, mais je précise tout de même que les femmes dont nous parlons sont musulmanes (même si nous ne parlons pas ici de toutes les musulmanes, pas d’amalgame). Retenez bien ça : les méchants, ce ne sont pas les islamistes qui ont décrété que pendant que monsieur exhibait ses pectoraux sur la plage, madame serait tolérée à ses côtés (ou mieux, quelques pas derrière) à condition qu’on ne puisse pas voir un centimètre carré de sa peau. Et que personne ne la regarde, sinon le fusil-harpon est à portée de main, comme on l’a vu en Corse. Non. Les méchants, c’est ceux qui disent non à cette triste mascarade.
A droite, nous avons les méchants. Ceux qui veulent interdire sous les prétextes les plus risibles : la laïcité, la liberté, l’égalité, l’hygiène, la dignité, la culture occidentale, la lutte contre le terrorisme, le risque de troubles à l’ordre public, et j’en oublie sûrement.
Le problème, c’est qu’évidemment aucun de ces arguments ne tient vraiment :
La laïcité ? Que vient-elle faire sur une plage ? Il ne s’agit pas ici de défendre le principe de séparation du religieux et du politique. Il ne s’agit même pas de refuser un accommodement par rapport à un principe général (l’interdiction de se balader le visage masqué), comme ce fut le cas dans le cas de la burqa.
La liberté ? Comment interdire à des femmes majeures de se soumettre librement à un code vestimentaire qui nous semble abscons, certes, sans devenir aussi liberticides que ceux que nous, démocrates, prétendons combattre ?
L’égalité ? Proclamer cette égalité entre les hommes et les femmes ne nous donne pas le droit d’interdire à une femme d’accepter pour elle-même une idéologie inégalitaire. Sinon, il faudrait mettre un flic dans toutes les habitations pour vérifier que monsieur ne se décapsule pas une bière pendant que madame fait la vaisselle avant de donner le bain au petit dernier…
L’hygiène ? La mer est grande, soyons sérieux, on ne parle pas ici d’un bassin de natation. Et de toute manière c’est bien connu : les poissons baisent dedans, alors…
La dignité ? Si du point de vue de ce qui le fonde, le burkini est l’équivalent de la burqa, il faut reconnaître qu’il ne permet pas de confondre la femme avec un parasol : il ne la déshumanise pas. Il rappelle juste à tous que sa porteuse est une femme, donc un être éminemment tentant, à qui il incombe de protéger à tout moment sa vertu, tandis que les mâles profitent insolemment du soleil, de l’eau et du sable.
La culture occidentale ? Terrain glissant, évidemment, car quid alors de notre idéal de brassage culturel, de respect des différences, de vivre ensemble, et tout ce genre de choses ? Si nous ne voulons vivre qu’avec des gens qui partagent nos valeurs, notre manière de vivre, nos codes sociaux, sommes-nous encore vraiment ce que nous prétendons être ?
La lutte contre le terrorisme ? Qui pense sérieusement qu’interdire le burkini sur les plages fera reculer le terrorisme ? Bien sûr, on peut voir dans l’apparition de cette tenue, peu de temps après les attentats qui ont frappé la France – et en particulier celui de Nice – une odieuse provocation. Mais après ?
Le risque de troubles à l’ordre public ? Voilà bien un argument que je n’aime pas. Car en somme, il contient en creux l’idée selon laquelle c’est pour les protéger qu’on interdit aux femmes le port du burkini, car l’islamophobie est telle qu’on risquerait de les agresser… Voilà une bien curieuse manière de protéger l’intégrité physique des gens, et on pourrait aisément, avec un tel raisonnement, interdire demain la mini-jupe ou le bikini, pour peu que le rapport de force s’inverse…
Bref, on n’est pas sortis de l’auberge. Et pendant ce temps-là, j’imagine les barbus se marrer : qu’on interdise, et ils auront tôt fait – ils le font déjà – de nous sortir, outrés, une armada de ces beaux principes démocratiques dont ils se torchent par ailleurs. Qu’on les laisse faire, et je les vois d’ici se rouler par terre de rire, à la seule idée de la manière dont ils nous ont bien eus, avec la seule force de nos beaux principes.
Vous l’aurez compris, j’ignore ce qu’il faut faire. Il y a la stratégie, qui exige des mesures efficaces – c’est-à-dire qui fonctionnent, non pas simplement pour faire disparaître le burkini des plages (ça c’est facile), mais pour faire reculer l’islamisme. Il y a les principes, qui se contredisent, entre le « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté » et le « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire », ou entre la défense de l’égalité hommes/femmes et le « Ne me libère pas, je m’en charge » de tant de féministes. Il y a les difficultés de diagnostic, entre la nécessité de traquer la bête immonde où qu’elle soit, quelque forme qu’elle prenne, et la nécessité tout aussi impérieuse de ne pas la voir derrière toute manifestation de bigoterie à la sauce islamique…
Je n’ai pas de recette, mais j’ai une certitude : le burkini est une nouvelle manière de contrôler le corps des femmes, mais aussi de s’emparer de l’espace public pour y instaurer un nouvel état de fait, une nouvelle « normalité » islamiste. Et quoi qu’en disent les gentils, il y a là un grand danger. Car non, on ne parle pas que de chiffons, de pudeur et de convictions religieuses. On parle du droit des femmes à disposer librement de leur corps. On parle de préserver ce que nous et nos prédécesseuses avons durement (et pas totalement) acquis au cours de ce dernier siècle : le droit au plaisir de jouir du soleil, de l’eau et du sable sur sa peau, le droit de le faire à égalité avec les hommes, et non en étant simplement tolérées, à condition de remplir un série de conditions édictées par les hommes. Le droit à être respectées en tant qu’humains, et non réduites au rang de sexe forcément impur, forcément honteux – le tout sous le prétexte fallacieux de « sacralité ».
Je n’ai pas de recette, mais parfois, je l’avoue, je regrette qu’on se casse tant la tête. Bien sûr, c’est ce qui fait notre humanité, notre noblesse oserais-je dire, que de refuser de laisser prévaloir l’arbitraire, le pulsionnel, l’intuitif. Et pourtant tout en moi me dit que nous reculons sous les coups de boutoir de ces fous de Dieu. Que nos filles – et nos fils – n’auront certainement pas autant de liberté que nous en avons eues. Et j’aimerais ne pas devoir me dire que c’est à cause de nous, de nos atermoiements, de nos scrupules, qu’ils vivent moins libres que nous ne l’aurons été.
Et une petite voix en moi me dit qu’interdire les chiens, la cigarette ou la nudité sur les plages n’a jamais suscité autant de foin. C’est bien la nature religieuse du burkini qui pose problème, et ce dans les deux camps : à gauche, on invoquera la tolérance et la liberté de culte (pratiquer son culte sur la plage : on aura tout vu ! mais passons…), et à droite, la lutte contre le retour d’un religieux manifestement à l’offensive.
Reste l’éducation, bien sûr. L’école donc, pour sensibiliser les enfants à l’égalité entre les hommes et les femmes. Pour faire comprendre que le véritable respect de l’autre est inconditionnel, et ne saurait donc passer par l’adoption de codes de conduite imposés comme en étant la condition. Pour apprendre à être à l’aise avec le corps, le sien et celui des autres. Pour lutter contre une religiosité envahissante, exhibitionniste, indécente. Pour développer la citoyenneté.
Mais tout cela prend du temps, hélas…
Et pendant ce temps, les barbus rigolent dans leur barbe.
Nadia Geerts