Que s’est-il passé à Moscou du 18 au 21 août 1991 ? Selon la commémoration « convenue » et conforme au point de vue occidental, un coup d’Etat des conservateurs « durs du parti communiste » tenu en échec par les démocrates de Boris Eltsine et qui, au lieu de restaurer le communisme, précipite sa chute. C’est le « western » simpliste qui nous convient : il y a des bons et des méchants, le Mal et le Bien, c’est parfait ! Inutile de « couper les cheveux en quatre ». Mais encore ?
« Coup d’Etat » ? Pas au sens d’un renversement de l’ordre établi. L’initiative du « putsch » vient d’en haut. Ce sont les principaux dirigeants du gouvernement, du KGB et de l’armée qui se constituent en « Comité d’Etat pour la situation (polozhenie) extraordinaire" suspendent les droits et libertés dans le but déclaré d’empêcher l’effondrement du pays dont ils rendent responsable le président Gorbatchev, placé en « arrestation à domicile » dans le domaine gouvernemental de vacances de Foros en Crimée.
Il faut aussi rappeler le contexte : depuis 1989, la « katastroïka » économique est là, les étals des magasins sont quasiment vides, on commence à souffrir de la faim et plusieurs régions sont au seuil de la disette ; depuis près de deux ans, l’autorité du président et du pouvoir soviétiques est paralysée par l’action (les contre-projets de réformes) du nouveau pouvoir russe qui a déclaré sa souveraineté sur les territoires et les richesses naturelles de la Russie, non sans pousser les autres républiques à prendre leur souveraineté, ne leur laissant guère d’autre choix : « chacun pour soi ». Gorbatchev est dans l’impasse : un texte en témoigne, datant du 15 août et confié à son assistant Tcherniaev. Le président de l’URSS y tient un discours alarmiste sans précédent : il a bel et bien « pris conscience » des horreurs du régime totalitaire (soviétique) en train d’agoniser, il a radicalement opté pour l’économie de marché et la démocratie, l’entrée de l’URSS « dans la civilisation » (manifestement identifiée à l’Occident), il n’abandonne pas « l’idée socialiste » pour autant qu’elle soit entièrement libérée du stalinisme et du « post-stalinisme ». Un « socialisme » désormais proche de la social-démocratie européenne. Il semble avoir compris que son combat pour réformer le Parti communiste est perdu – ce qui se vérifiera lors du ralliement aux putschistes des 18-21 août de la majorité des organisations et responsables du parti. On mesure le chemin parcouru depuis le Gorbatchev « communiste réformateur » des années 1985-87, aux débuts de la Perestroïka. Ce n’est plus le même Gorbatchev. Sa Perestroïka a échoué, à moins de considérer que l’avènement des libertés d’expression constitue, en soi, un succès historique. C’est ce qu’il pense, mais on le sent également épuisé, dans l’impasse, cherchant une issue « pour éviter la catastrophe ».
Les dirigeants de la « situation d’urgence » espèrent donc, in extremis, sauver l’URSS de la débâcle dont ils rendent responsable Gorbatchev, Yakovlev, Chevarnadze et les « comploteurs étrangers ».
Quels sont leurs objectifs ? Notre vulgate conforme nous dit : « restaurer le communisme » (entendu par là le système soviétique) Il n’en est pas question. Les « conservateurs » veulent conserver l’Etat, une part au moins du potentiel économique et militaire, ils savent que « le système » n’a plus d’avenir et qu’il est déjà en plein démantèlement. Il n’a pas fallu attendre Eltsine, c’est déjà sous Gorbatchev, en 1990, que « le Rubicon » a été franchi : abolition du monopole du Parti communiste, feu vert à la propriété privée, ouverture au marché mondial des capitaux.
D’une inspiration communiste démocratique (type Prague 1968), les réformes gorbatchéviennes sont passées à l’esprit social-démocrate et de « capitalisme rhénan » puis, progressivement, à l’aventure néolibérale dont l’état-major est noyauté par l’équipe démocrate eltsinienne, assistée de conseillers américains « ad hoc ».
Le gouvernement « antilibéral » a lui-même posé plusieurs jalons en direction des réformes libérales. Mais son « économie de marché », il la veut sous contrôle de l’Etat, éventuellement, pour certains, dans un cadre dictatorial. On cite en exemples la Corée du Sud et Taïwan.
Du côté des libéraux anticommunistes également, des voix s’élèvent pour une dictature « à la Pinochet » capable, comme au Chili, de promouvoir « le Marché ». Les démocrates libéraux qui ont abandonné Gorbatchev pour servir Eltsine sont d’ailleurs conseillés par des experts venus des Etats-Unis, du Chili, du FMI : c’est aussi cette dérive néolibérale que les dirigeants putschistes veulent empêcher.
A très court terme, leur coup de force des 18-19 a pour objectif de bloquer la signature, prévue le 20 août, d’un nouveau « Traité de l’Union » qui, autour de Gorbatchev, et conformément aux vœux de 76% des électeurs du référendum sur l’Union le 17 mars, réunirait onze républiques fédérées (sur quinze) en vue de fonder une nouvelle fédération (Confédération ?) de républiques souveraines. Les putschistes veulent également sauver l’Union, mais croient qu’il est encore possible – contre toute évidence- d’en faire un état unitaire centralisé. Or, les « souverainetés » sont déjà proclamées un peu partout, voire les « indépendances » dans les pays baltes, en Moldavie, en Géorgie et en Arménie, qui n’ont pas pris part au référendum de mars. (cela fait moins de 10% de la population soviétique)
Tels sont les grands enjeux de la crise d’août 1991 : le contenu de l’éventuelle nouvelle Union et la nature des « réformes de marché » et du régime qui leur conviendra. Autrement dit : la propriété et le pouvoir.
On comprend dès lors la portée historique du dénouement de cette crise. Le gouvernement putschiste défait, c’est la fin du pouvoir soviétique, exception faite du président Gorbatchev, en sursis et désormais purement décoratif. L’opposition démocrate eltsinienne gagnante, c’est la voie ouverte à la liquidation de l’Union, dont les dirigeants russes entendent « se décharger », et aux « réformes » de la « thérapie de choc » conçue par Egor Gaïdar et ses conseillers occidentaux. Les deux objectifs vont de pair : le passage au capitalisme de choc est impensable sans « indépendance » du pouvoir russe, s’appuyant sur une nouvelle classe dominante en formation.
Et c’est là qu’on peut observer la principale métamorphose sociale qui a rendu possible ce dénouement : la nomenklatura économique, l’Union des Industriels menée par Arkadi Volski s’allie aux nouveaux milieux d’affaires qui ont déjà investi le capital bancaire et la Communication, « l’oligarchie » en formation. Cette nouvelle alliance, autour de Boris Eltsine, est soutenue par les Etats-Unis. Elle aura encore d’autres obstacles à franchir : les oppositions au « choc » qui surgiront des rangs eltsiniens eux-mêmes.
Elles seront écrasées dans le sang en Octobre 1993 [1]], ce qui permettra d’instaurer un régime présidentiel et de dégager la voie aux grandes privatisations, offrant notamment aux « oligarques » les fleurons de l’industrie énergétique hautement rentable à l’exportation. On ne peut séparer août-décembre 1991 d’octobre 1993 : la fin de l’URSS n’était pas « la fin des soviets », les conseils et parlements nouvellement élus que Boris Eltsine va dissoudre et, à Moscou, bombarder, les derniers contestataires étant qualifiés de « rouges-bruns » et mitraillés.
C’est là le point final de la crise ouverte en août 1991 – la contre-révolution sociale « démocratique » est accomplie ! La démocratie naissante avortée…les mouvements sociaux autonomes nés à la fin des années 1980 étant à leur tour marginalisés et (auto)dissous. Leur succéderont des ONG (ou organisations non commerciales – NKO) subsidiées par l’Etat…ou par les fondations américaines….
Mais on peut dire, en langage politiquement correct : c’est la victoire de la Liberté. Un quart de siècle déjà déjà, avec ce point d’orgue que seront, en décembre 2016, les 25 ans de la dissolution de l’URSS.
Jean-Marie Chauvier
août 2016
PS. Mon observation concernant le ralliement de la nomenklatura économique (union des chefs d’entreprises) aux démocrates libéraux et aux nouveaux milieux d’affaires menés par l’équipe Eltsine-Gaïdar-Tchoubais n’est pas anecdotique, ni limitée à la seule épreuve de force de 1991 prolongée par celle de 1993.
Je crois qu’il faut modérer notre perception de la « chute de l’URSS » (ou du soi-disant communisme) comme RUPTURE (elle a bien eu lieu au niveau idéologique et systémique) et développer notre analyse de la METAMORPHOSE sociale que comporte ce passage d’un système soviétique à une transition hybride sous impulsion d’un capitalisme « de choc » (criminel et violent, mais non « sauvage »).
L’équipe Eltsine-Gaïdar-Tchoubais va mener le processus de privatisations sous la « ferme direction » de Tchoubaïs (chef du Patrimoine d’état) principalement AU PROFIT des oligarques issus du business prédateur des richesses naturelles exportables en devises fortes, AU DETRIMENT des autres industries également privatisées et de leur nomenklatura (constructions mécaniques, aéronautique, armement etc…) mais DANS UN DEUXIEME TEMPS (sous Poutine) cette nomenklatura (post)étatique et les services de sécurité seront pleinement intégrés à la nouvelle classe dominante.
Les principales « victimes » de ce processus ont été les ouvriers, les agriculteurs, les « classes moyennes soviétiques » comme on a pu désigner les enseignants, travailleurs de la santé, petits fonctionnaires.
Sous Poutine, avec le redressement économique des années 1999-2008, une nouvelle « classe moyenne » autoproclamée « classe créative ») de commerçants et de nouveaux métiers (Banque, Communication, Publicité etc…,) s’est formée, à la fois « base sociale » du régime et foyer de contestation (manifs de 2012). L’appareil d’état et policier s’est redressé et les dispositifs sécuritaires se multiplient.
A ces données internes, il faut ajouter l’activisme extérieur – principalement des Etats-Unis et de l’OTAN – visant à déstabiliser et à refouler la puissance russe, notamment par les « révolutions colorées » en périphérie. D’où le renforcement, à l’intérieur, des tendances nationaliste, militariste et policière du régime russe – sans possibilité de retour à l’autarcie d’antan, ni à ce qui fut la puissance de l’URSS – la Russie étant par ailleurs entraînée à la « mondialisation ».
La « transition hybride » et la métamorphose ne sont pas terminées !
Jean-Marie Chauvier