Si le capitalisme traverse une crise économique profonde, il ne manque pas d’imagination pour aggraver les conditions d’exploitation des travailleurEs. Ses têtes pensantes sont capables d’utiliser à la fois les évolutions technologiques – comme toutes celles qui tournent autour de la « numérisation », de la « dématérialisation » de l’économie, de la production – et les aspirations à sortir de l’exploitation salariale qui peuvent s’exprimer dans diverses couches de la société. Les petits-enfants de Mai 68 pris dans la « macronisation » des rapports de production...
L’« ubérisation » concentre tous les avantages de l’individualisation et de la précarisation du travail : totale dépendance dans les charges et l’organisation du travail, tous les « risques » économiques à la charge du travailleurE, avec des pressions individualisées et leurs conséquences en termes de risques dans le travail et de risques psycho-sociaux, des salaires misérables, des « charges » sociales allégées pour les employeurs, un camouflage du chômage...
Et l’extension de ces sous-statuts par-delà les frontières, dans leurs organisations comme dans leurs activités concrètes, ajoute aux difficultés de riposte.
Avec la loi travail, le gouvernement Hollande fournit aujourd’hui les moyens juridiques qui aurait pu faire défaut au patronat. De leur côté, les organisations syndicales ont bien du mal à construire un début de riposte. Traditionnellement, elles sont peu à l’aise hors de la défense des salariéEs « traditionnels ». Les luttes des femmes, des immigréEs, des précaires, des saisonnierEs, des chômeurEs ont toujours dû chercher d’autres voies que le syndicalisme organisé. Un nouveau défi au moment où l’empilage des contre-réformes, de la loi Macron à la loi travail, tend à siphonner l’ensemble des droits de toutes et tous.
(Re)construire l’unité ouvrière, l’unité du prolétariat est plus que jamais nécessaire, urgent.
Ce premier dossier de l’hebdomadaire (voir aussi la revue l’Anticapitaliste n°76 de mai 2016) doit nous permettre de mieux connaître, mieux comprendre... pour mieux combattre.
Robert Pelletier
Les prolétaires les plus exploités ne sont plus des salarié-E-s…
Depuis le début des années 2000, le nombre d’actifs non salariés augmente [en France]. Ils sont désormais trois millions, soit environ un actif en emploi sur 10.
Assisterait-on à un retour en force de la petite-bourgeoisie traditionnelle, commerçantEs et artisanEs ? À un retour à la terre avec une augmentation du nombre de paysanEs ? Non. Cette hausse est due uniquement à l’essor du nombre d’auto-entrepreneurs, un régime créé en 2008, désormais rebaptisés « micro-entrepreneurs ». Ils sont aujourd’hui plus d’un million.
Vous avez dit « indépendant » ?
Beaucoup d’entre eux, souvent les moins qualifiés, sont des acteurs de l’économie « collaborative », mieux définie par les termes « économie du service à la demande ». LivreurEs à vélo, chauffeurs, réparateurs, ils sont mis en relation avec des clients via des sites internet ou des applications mobiles. Ils sont indépendants juridiquement... mais subordonnés à des entreprises capitalistes.
En ayant recours à la sous-traitance, à des « prestataires de service » externes, ces entreprises s’affranchissent des coûts et des « rigidités » du salariat. Plus de cotisations sociales. Plus d’indemnités de licenciement. Plus de salaires à verser quand l’activité baisse. C’est le retour du travail à la tâche. Pas besoin d’attendre que le code du travail soit complètement détricoté, il suffit de le contourner !
Le travailleur auto-entrepreneur n’a pas grand chose d’un « indépendant » ; s’il l’est, c’est par rapport à ses collègues : atomisé, il n’est pas intégré à un collectif de travail, ce qui le fragilise vis-à-vis du capitaliste qui l’exploite.
La « fin du salariat » ?
Beaucoup d’auto-entrepreneurs sont donc des prolétaires surexploités qui gagnent bien moins que le SMIC. Cela se reflète dans le taux de pauvreté des travailleurs indépendants (18,8 %) largement supérieur à celui des salariés (6,3 %). Ainsi, un tiers des auto-entrepreneurs exerce en parallèle une activité salariée pour tenter de sortir de la pauvreté. Le passage de salarié à indépendant est parfois organisé directement par l’entreprise : 8 % des auto-entrepreneurs déclarent avoir créé leur entreprise à la demande de leur ancien ou futur employeur. Difficile de nier le lien de subordination ! Et Pôle emploi d’encourager les chômeurEs à « créer leur propre emploi » en devenant auto-entrepreneur.
Hervé Novelli, l’inventeur de ce dispositif alors qu’il était secrétaire d’État de Fillon, rêve à voix haute de la « fin du salariat » qui n’aurait pas vocation à rester la norme dans une « société moderne ». Le danger d’une précarisation généralisée avec une désalarisation des travailleurs est bien réelle. C’est pourquoi la bataille pour requalifier le contrat de prestation de services qui lie l’auto-entrepreneur à l’entreprise en contrat de travail est décisive. Tous les travailleurs doivent bénéficier des institutions salariales, fruit des luttes ouvrières. Avec, au-delà, l’objectif d’émanciper le travail de l’emprise du capital.
Gaston Lefranc
« Avec la loi El Khomri, on sera précaires toute notre vie »
Pourtant retiré du projet initial, un amendement du gouvernement ajoutant au code du travail des dispositions relatives aux « travailleurs utilisant une plateforme de mise en relation électronique » et à la « responsabilité sociale » de ces entreprises a finalement été ajoutés in extremis à la version finale de la loi travail.
Toute coïncidence entre cet ajout et l’annonce par l’Urssaf, en mai dernier, de l’engagement d’actions en justice visant à faire reconnaître l’existence d’un lien de subordination entre Uber et ses travailleurEs, requalifiés en salariés, et à faire condamner le délit de travail dissimulé par détournement de statut, n’est bien évidemment pas fortuite…
Le code du travail à front renversé
Du coup, le code du travail sauce El Khomri énonce désormais en toutes lettres que les travailleurEs des plateformes de mise en relation sont des travailleurEs indépendants, y compris lorsque c’est l’entreprise qui détermine le prix et les caractéristiques du service fourni, deux indices habituels de la dépendance économique inhérente à la relation salariale...
La loi leur accorde pourtant quelques menus droits bénéficiant aux salariéEs : accès à la formation professionnelle ; prise en charge des cotisations accidents du travail par l’entreprise – et encore seulement au-delà d’un certain chiffre d’affaires – ; droit de grève et droit de créer des syndicats ou d’y adhérer.
Avec la loi travail, les actions en requalification ne seront certes pas impossibles. Mais elles reposeront entièrement sur l’action individuelle et collective des travailleurEs ou des services de contrôle (Urssaf, inspection du travail) et il faudra démontrer que les entreprises gardent la mainmise sur les recrutements, le choix des prestations et le contrôle du travail.
El Khomri procède à l’inverse de ce que le code du travail prévoit pour d’autres professions (les journalistes par exemple) qui bénéficient par la loi d’une présomption de salariat ouvrant automatiquement le droit à l’ensemble des protections réglementaires, charge à l’employeur de démontrer le contraire.
40 % du SMIC
La loi travail agit surtout pour préserver la concurrence sur un secteur où se joue une féroce guerre de prix en maintenant au plus bas le prix de la force de travail. Ainsi, Uber a dû revoir ses tarifs en Chine, et a subi une perte de plus d’un milliard de dollars au premier semestre 2016. Outre les levées de fonds et les économies en capital fixe et circulant (Uber ne paie rien pour les véhicules ou l’essence), la pressurisation du revenu de ses travailleurEs est un élément stratégique de développement si Uber ne veut pas entamer ses colossales réserves, estimées à 8 milliards de dollars...
La loi travail y répond donc en empêchant les travailleurEs d’accéder à l’élément primordial de la relation salariale, le salaire lui-même et les droits qui en découlent. Un calcul effectué par le journal Alternatives économiques montre ainsi que pour un chiffre d’affaires de 4 500 euros par mois (montant moyen constaté par Uber), un chauffeur peut espérer gagner 750 euros s’il est locataire de sa voiture et 900 euros s’il en est propriétaire, déduction faite des frais (entretien, location, amortissement, carburant, assurance, cotisations sociales, etc.)... et de la commission prélevée par Uber. Soit, pour une moyenne de 70 heures par semaine, un revenu horaire de 2,50 à 3 euros net correspondant à peine à 40 % du SMIC !
Une précarité qui s’ajoute aux inégalités sociales et raciales : une étude du ministère des Transports établit que les chauffeurs d’Uber se recrutent en proportion plus importante dans les communes franciliennes populaires où le taux de chômage est élevé.
Julien (Comité inspection du travail Île-de-France)
Europe : « Ubérisation » partout, justice (sociale) nulle part !
L’« ubérisation » du travail se développe dans de nombreux pays d’Europe. Et avec elle, des statuts au rabais sont inventés pour donner l’illusion d’une protection accordée à des travailleurs précaires toujours plus nombreux.
À Bruxelles comme à Paris, les livreurEs à vélo des plateformes comme Foodora ou Tok Tok Tok sillonnent les rues avec leurs caissons de livraison sur le dos. Et en Belgique comme en France, ils ont un statut d’indépendant, les plateformes refusant de les reconnaître comme salariéEs en dépit de la forte dépendance qui les lie à elles, les livreurEs ne pouvant travailler que pour une seule entreprise à la fois. Dans les deux pays, une question majeure se pose : comment assurer à ces travailleurs précaires un minimum de droits en cas d’accident, de maladie, etc. ?
Coopératives ou syndicats ?
En France, la loi travail a donné raison aux plateformes en créant un statut d’indépendant avec des droits au rabais par rapport aux salariéEs (voir article ci-contre). En Belgique, le statut d’auto-entrepreneur n’existant pas, c’est une autre voie, tout aussi insatisfaisante, qui a été choisie : une entreprise coopérative, SmartBe, a signé en avril dernier un accord commercial avec Deliveroo et Take Eat Easy pour accorder quelques droits aux livreurs. Ceux-ci peuvent donc adhérer à la coopérative dont ils deviennent salariés, celle-ci jouant en échange le rôle d’une sorte de syndicat négociant avec les plateformes quelques avantages pour les travailleurEs... L’accord entre la coopérative et les plateformes prévoit la mise en place d’une formation sécurité, la prise en charge des frais liés à l’utilisation d’un vélo personnel et d’un téléphone portable ainsi qu’un droit à une rémunération de trois heures minimum par jour de travail même sans commandes.
Premier problème : avec ce type d’accord commercial, les plateformes peuvent continuer d’exploiter impunément des travailleurEs précaires sans avoir à assumer les responsabilités et à respecter les obligations incombant à un employeur. Deuxième problème : tous les livreurEs à vélo ne bénéficient pas de cet accord, mais seulement ceux travaillant avec les plateformes avec qui il a été passé. Cela contribue donc à isoler les travailleurEs les uns des autres et à les mettre en concurrence là où seule l’union de tous les précaires des secteurs ubérisés permettraient d’instaurer un rapport de forces qui leur serait favorable.
Statut au rabais
Autre exemple du développement de statuts au rabais pour les travailleurEs des plateformes numériques : le « Trade » en Espagne. Il s’agit d’un statut réservé aux « travailleurs autonomes dépendants économiquement » créé dès 2007 dans un contexte de précarisation des travailleurEs et à la base destiné au secteur des transports. Il s’est ensuite étendu au secteur de l’« économie collaborative ».
Ce statut permet d’avoir un remplaçant en cas d’interruption de travail pour la naissance d’un enfant (sans risquer donc de perdre son contrat avec la plateforme) ou de prendre 18 jours de vacances par an (sans pour autant qu’il s’agisse de congés payés par la plateforme, c’est une simple autorisation d’absence sans solde !). Les « Trade » ont également des obligations de cotisations pour maladie et accident du travail, celles-ci n’étant versées que par les travailleurEs, avec des niveaux de prise en charge très bas par rapport à ceux des salariéEs.
En clair, comme en France, l’État espagnol a donc créé un statut rabais pour légaliser et faciliter l’exploitation de ces faux indépendants par les plateformes riches à millions.
Côté travailleurs, l’« ubérisation » signifie donc bien, partout en Europe, la réapparition du travail à la tâche, pseudo-indépendant et vraiment précaire. Elle remet en cause des décennies de luttes collectives ayant permis d’obtenir des droits pour touTEs.
Coline (Comité inspection du travail Île-de-France)
Travail et capitalisme : un changement en profondeur ?
Retentissants procès collectifs en Californie et au Massachusetts, procès-verbal dressé par l’Urssaf contre la même société cette année, multiples révoltes contre son modèle économique à Montréal, Londres, Djakarta, taxis parisiens fondant un éphémère Taxi Debout pour protester contre son emprise, 2016 aura sans conteste été une grande année Uber !
Jamais une seule société n’aura à ce point dominé le calendrier médiatique, politique et judiciaire au même moment partout sur la planète. Mais « les affaires Uber » ne sont que la pointe visible, émergée de l’iceberg des sociétés de plateforme d’échange de services, comme viennent nous le rappeler le démarrage de procès contre Deliveroo à Londres, ou les récentes faillites de Gateway (réservations locations) et de Take Eat Easy (livraisons à domicile) en Belgique.
La relation salariale travestie
Derrière la croissance fulgurante de ces plateformes semble poindre une nouvelle forme de relation au travail, comme si les capitalistes, qui tirent leur force de l’importance et de la productivité de leur masse salariale, se résolvaient à s’en départir pour ne nouer que des relations d’affaires. Le modèle économique des plateformes est simple, toujours le même : une flottille de travailleurEs indépendants et d’auto-entrepreneurEs est rattachée à une plateforme informatique de mise en relation, laquelle prélève des frais de service exorbitants.
Le lien entre lieu de travail et lieu de collecte de la plus-value est distendu, ce qui permet une fraude fiscale et sociale inédite, dont une comparaison avec le modèle antérieur révèle que c’est bien la raison d’être du modèle. Une entreprise de service à la personne dématérialisée ne fait rien d’autre que sa consœur classique, des travailleurs sont envoyés chez des particuliers et la durée et la qualité de leur travail sont contrôlées. Cela démontre bien qu’il s’agit d’un travestissement de la relation salariale.
Cela étant dit, il ne s’agit paradoxalement pas, ou pas seulement, d’un énième exemple de dérégulation. Les populations touchées ne sont pas centrales par rapport à la grande masse du salariat (chauffeurs de taxi, chauffeurs-livreurs, services à la personne). L’ubérisation commence par s’installer sur des secteurs marginaux, du fait de sa capacité à structurer en semi-salariat les plus discrètes activités humaines (comme l’hébergement ou l’aide aux devoirs) et à les modeler en machine à générer et extraire du profit. C’est à partir de cette position que le phénomène peut se retrouver en mesure de concurrencer des secteurs plus structurés (hôtellerie).
Effet de mode (de production capitaliste) ?
Faut-il voir dans, l’ubérisation pris comme phénomène économique, social, médiatique, politique et judiciaire, un nouveau paradigme de production, forme trouvée du capitalisme du 21e siècle ? La publicité qui lui est faite nous indique que c’est bien le rôle que le capital entend lui faire jouer, ce que vient confirmer l’inscription dans le code du travail d’un statut des travailleurs indépendants des plateformes (via un amendement fort opportun dans la loi El Khomri, voir l’article de ce dossier).
Mais la ruée vers le modèle Uber est trop forte pour qu’elle ne relève pas en partie de l’effet de mode : la société du spectacle n’a rien d’autre à offrir en matière de réussite économique. Alors elle nous en met plein la vue : espoir, inquiétude, le sujet est sur-gonflé par rapport à son importance numérique réelle. Quant aux espoirs de profits fondés sur ce modèle, il y a fort à parier qu’il y aura beaucoup d’appelés pour très peu d’élus (les faillites des plateformes belges sont loin d’être les dernières), d’autant qu’il se montre aussi vulnérable aux campagnes d’agitation du fait de ses propres employés ou de la concurrence, qui le rendent dépendant du bon vouloir des pouvoirs publics. Ce qui ne signifie pas qu’il n’a aucun avenir. Nous devons considérer qu’il va s’installer dans le paysage. Pour de bon.
Quelle(s) riposte(s) ?
La menace, une fois de plus indirecte, n’est pas encore prise au sérieux par le mouvement ouvrier, dont la réaction est pour le moment tiède. Mais la énième apparition d’une nouvelle couche de précaires indique, y compris à l’horloge des bureaucraties, que l’heure est à se préoccuper de ces secteurs précarisés.
C’est ainsi qu’on voit l’Unsa commencer à s’implanter dans le secteur du VTC (véhicules de tourisme avec chauffeur, concurrents des taxis), ou apparaître en Grande-Bretagne des regroupements de travailleurs indépendants (Independant Workers Union of Great-Britain) syndiquant notamment les coursiers Deliveroo. Aux États-Unis, le système est d’ores et déjà en butte à la concurrence de conducteurs « hors plateformes », indépendants ou dés-ubérisés.
De manière plus générale, la possibilité de remplacer ces plateformes par des versions à peine éloignées, véritablement coopératives et horizontales, à la portée des travailleurs éduqués que sont les « ubérisés », montre bien les fragilités du système. En s’aventurant dans l’ubérisation, le capital montre surtout qu’il est à court d’un modèle de relance qu’il puisse contrôler totalement, dont il puisse être totalement sûr.
Jérôme (Comité inspection du travail Île-de-France)