En 2007, le président de la République élu depuis peu, Nicolas Sarkozy, a décidé qu’il y avait urgence à débattre de « l’identité française ». Il ne l’a pas voulu par hasard. Officiellement, il le faisait pour faire pièce au Front national. « Je ne veux pas, disait-il dès mars 2007, avant même son élection, laisser le monopole de la nation à l’extrême droite. Je veux parler de la nation française, parce que je n’accepte pas l’image qu’en donne Jean-Marie Le Pen. »
Un débat frelaté
En fait, le débat sur l’identité française n’a été rien d’autre qu’un pivot de recoupement pour la droite parlementaire et l’extrême droite, autour de la peur du chaos culturel et de l’identité menacée. Elle était une manière de dire qu’il fallait choisir entre l’intégration vertueuse par l’ordre et la tradition d’un côté et, de l’autre côté, l’éparpillement culturel, source de faiblesse et de déclin national. Parler de l’identité française, c’était introduire et imposer une vision plus présentable et plus populaire de la thématique générale de l’identité et de la peur de ne plus être chez soi qui, depuis près de trente ans, sont le terreau symbolique du Front national.
À l’époque, la tentative officielle a fait fiasco. Elle ne manquait pourtant pas de soutiens dans le monde intellectuel. Par exemple, Dominique Schnapper, qui est connue pour ses travaux sur la « nation citoyenne », a jugé très sain le regain d’intérêt pour le fait national. Elle y voyait une réponse naturelle aux incertitudes provoquées tout à la fois par les déboires de la construction européenne, les désordres de la mondialisation et ce qu’elle appelait « les excès de la démocratie extrême ». L’identification nationale était ainsi, pour elle, un remède au mal-être de citoyens déboussolés dans une démocratie sans autorité. Quand on ne sait plus très bien où va le monde, il reste les ressources rassurantes de l’ancrage national et la certitude que le collectif des nationaux s’appuie bien sur une identité multiséculaire.
En 2007-2008, une grande part de l’intelligentsia française n’est pas tombée dans le piège. Parce que la plupart des chercheurs savent que le discours sur l’identité est un piège. Il est vrai que la droite n’a pas toujours eu le monopole absolu de cette thématique. La IIIe République, modérée ou radicale, a été tentée par la production d’un « récit national » vantant les mérites de la belle terre de France. En ces temps-là, la France était un empire colonial et rêvait passionnément à la « Revanche » contre le Prussien détesté et spoliateur. Or la base de cet « esprit national » était redoutable par ses ambiguïtés.
« L’identité française » n’existe pas
Bien loin de la matrice « citoyenne », le discours officiel sur l’identité s’appuyait avant tout sur la naturalisation proposée par le grand géographe de l’époque, Paul Vidal de la Blache. L’enracinement dans le sol, expliquait-il, fonde l’identité du pays, lui assure son « caractère original d’ancienneté et de continuité » et l’ancre dans « des habitudes transmises et entretenues sur les lieux où elles avaient pris naissance ». En sommes-nous si loin ? Aujourd’hui, Alain Finkielkraut cite avec délectation Maurice Barrès, « l’homme de la terre et des morts », Christophe Guilluy prône le retour au « village » et Jean-Claude Michéa supplie le peuple de revenir aux valeurs traditionnelles d’appartenance en abandonnant le « cosmopolitisme bourgeois ».
Voilà bien longtemps que la recherche libre éloigne le regard de ces simplifications. Quand, voici quelques décennies, Fernand Braudel consacrait trois volumes à traiter de L’Identité de la France, il confessait lui-même que le mot d’identité « n’a cessé des années durant de le tourmenter ». Quelque temps plus tard, Claude Lévi-Strauss préfaçait la publication d’un séminaire sur L’Identité en expliquant sereinement que celle-ci n’était pour lui qu’une « sorte de foyer virtuel, auquel on doit se réfère pour expliquer certaines choses, mais qui n’a pas d’existence réelle ». En bref, pour reprendre l’expression d’un sociologue américain, Roger Brubaker, « si l’identité est partout, elle n’est nulle part ».
L’histoire connaît des « communautés imaginées » que l’on a pris l’habitude d’appeler des nations. Ces imaginaires nationaux – un imaginaire n’est pas une illusion – produisent de la mémoire, des mythes et des récits. Ils suscitent de l’identification, des sentiments d’appartenance, de la passion souvent. Ils nourrissent des patriotismes ouverts ou des nationalismes d’exclusion. Ils ne débouchent jamais sur « une » identité, ni sur « un » récit national. Il fut en temps où l’on s’attachait à énoncer la définition parfaite de la nation, ou bien l’on recherchait les « caractères » ou les « composantes » de tel ou tel cadre national.
Effort inutile… Il n’y a pas une conception de la nation mais plusieurs, non pas un modèle de construction nationale mais une pluralité. Même la « nation citoyenne », dont on fait parfois l’essence d’une identification nationale « à la française », est un imaginaire conflictuel. Où va-t-on la situer, de fait ? Dans la conception de l’abbé Sieyès, qui ne veut surtout pas que la souveraineté nationale soit directement une souveraineté populaire ? Dans la démocratie mandataire des sans-culottes, qui se défie de la représentation ? Dans la centralité de la Convention jacobine, fondée d’abord sur la vertu des représentants ? Dans la culture républicaine des « opportunistes » et des « radicaux », qui fait du canon républicain et de l’exaltation des classes moyennes l’antidote à la lutte des classes ? Dans une logique bonapartiste, qui veut concilier l’héritage de 1789, la rigoureuse centralisation monarchique et une incarnation du pouvoir supposée plus efficace que la médiation traditionnelle des notables ?
L’histoire est continuité et transmission. Elle est aussi rupture et réinterprétation. Ce n’est pas le patrimoine frileux des rentiers, mais la création volontaire des hommes. Les individus et les groupes s’y inscrivent, mais ils ne s’y soumettent pas. C’est en cela que le débat sur l’identité est un piège et que rien n’est plus urgent que de s’en sortir.
Il y a nation et nation…
Encore faut-il d’abord ne pas se tromper de débat. Toute référence à la nation ne relève pas du nationalisme. Toute référence à la souveraineté ne recèle pas du souverainisme. Toute référence à l’identité ne débouche pas sur le délire identitaire.
En France, il n’y a pas deux, mais au moins trois conceptions de la nation. La « nation-race » ou la « nation-ethnie » font de la filiation biologique (le droit du sang) le socle de la continuité nationale, qui établit une barrière simple entre le national et l’étranger, entre eux et nous. La « nation État » fait de l’État et de ceux qui l’incarnent les vecteurs principaux de la continuité nationale. C’est la France éternelle, celle des rois et des exécutifs ; pour elle, l’intérêt, la puissance et la raison d’État importent plus que tout et, partant, l’ordre et l’autorité monarchiques ou républicains. La « nation peuple », enfin, met l’esprit de la nation dans la mise en commun politique de ceux qui la composent. Sa légitimité est moins dans son histoire que dans la participation de chacun à la décision et dans le libre déploiement des droits. Entre la nation-race et la nation-peuple, il y a une muraille infranchissable. Il n’y en a pas toujours eu historiquement entre la nation-État et la nation-peuple. Mais si la nation État a pu et peut séduire des gens de gauche (le Chevènement de la grande époque…), elle est d’abord le propre des pensées de droite. Tout comme « l’ordre républicain » », dès l’instant où il est absolutisé, se trouve comme irréversiblement porté vers la conservation de « l’ordre établi ».
Quand des points de vue se discutent, ils doivent l’être à partir de ce qui est dit et non de ce qui est supposé être dit. Les propos récents de Jean-Luc Mélenchon ont suscité la polémique, y compris à gauche. Le problème est que ladite polémique n’a pas toujours porté sur les termes exacts employés. Ils sont les suivants : « Moi, je ne veux pas d’une ethnicisation gauloise du débat. Mais oui, je dis que nous sommes les filles et les fils des Lumières et de la grande Révolution. À partir du moment où l’on est français, on adopte le récit national ». Les faux procès sont donc ici hors de propos. Jean-Luc Mélenchon n’est pas plus nationaliste ou souverainiste, en tenant ces propos, que ne l’était le Jaurès de L’Histoire socialiste de la Révolution française et de L’Armée nouvelle. Pas plus que le Maurice Thorez de 1934-1939 qui voulait réconcilier le drapeau rouge et le drapeau tricolore, la Marseillaise et L’Internationale.
Cela ne signifie pas que son discours emporte l’adhésion sans réserve. On peut ainsi discuter sereinement de sa référence à un « récit national ». Le territoire français a une histoire longue et plurielle, qui l’a doté d’une mosaïque culturelle impressionnante décourageant tout simplisme de l’identité. L’histoire révolutionnaire, elle, a installé les bases d’un consensus majoritaire possible autour de la trilogie républicaine. Mais ce consensus est toujours partiel, évolutif, objets de lutte de long souffle où se décident, de fait, les bases structurelles, économiques, sociales, politiques et culturelles d’existence d’une nation. Tout « récit national » est ainsi voué à l’instabilité, à l’obsolescence, à la pente doctrinaire, au « catéchisme national » que suggère par exemple un François Fillon.
Échapper au « roman national » de la droite pour tomber dans le catéchisme, même républicain : en quoi la démocratie y serait-elle gagnante ? De nos jours la citoyenneté n’a pas besoin de vulgate plus ou moins historienne, mais de visions critiques et plurielles de l’histoire, attentives tout autant aux ruptures qu’aux continuités, aux discordes qu’aux consensus possibles, aux possibles refoulés de l’émancipation tout autant qu’aux contraintes de l’ordre social préservé. Quelle que soit l’origine qui est la nôtre, nous ne « sommes » pas français : nous le « devenons », en assimilant de façon critique l’histoire d’un territoire qui est spécifique, mais en aucun cas exceptionnel et à part. Et, plus encore que dans un rapport au passé, nous le devenons en forgeant ensemble un avenir commun. Nous devrions alors nous atteler à donner chair à un grand récit émancipateur, davantage que dans un récit formaté, tourné vers le passé et qui nous serait imposé.
Une question stratégique
Là n’est pourtant pas l’essentiel du débat nécessaire à gauche. Il est d’ordre stratégique. Le point de départ est dans un constat : l’extrême droite est au cœur du débat contemporain. Elle a imposé sa thématique de l’identité et l’a cristallisée dans la formule redoutable du « nous ne sommes plus chez nous ». Elle a fait du « populisme » le vecteur de mobilisations larges et ouvertement rétrogrades. Une hypothèse est énoncée dès lors : pour battre l’extrême droite, il n’y a désormais pas d’autre solution que de prendre à bras-le-corps la question de l’identité et de lui disputer le terrain de la nation et de la souveraineté. En bref, pour reprendre l’expression de Chantal Mouffe, discutée ici-même [1], il faut objecter un « populisme de gauche » au « populisme de droite ».
Cette hypothèse me paraît inopérante et même dangereuse à terme. La droite l’a expérimentée à sa manière, autour de 2007. Elle a durci son discours pour contrer l’expansion du Front national ; en fin de compte, elle l’a légitimée. Nicolas Sarkozy a pensé non sans raisons que son « libéral-populisme » installerait durablement son hégémonie à droite. En fait, il a servi de tremplin à la banalisation du socle identitaire prôné par l’extrême droite. Or les mésaventures sarkozyennes pourraient bien advenir à d’autres courants, à d’autres options stratégiques, fussent-elles aux antipodes des siennes. Si le problème principal de la France tient à ce que « nous ne sommes plus chez nous », si la conflictualité se condense dans l’opposition du « eux » et « nous », comment éviter la possibilité obsédante d’un engrenage identitaire ? On peut certes s’arc-bouter sur une définition du « eux » qui renvoie à « l’élite » ou à la société du « haut ». Mais quand le haut est peu visible – les circuits financiers – et quand l’élite est incertaine – qui est « privilégié » ? – il est quasiment impossible d’éviter que le eux se fixe sur l’autre, aujourd’hui comme hier l’étranger et plus encore aujourd’hui le musulman ?
Le problème de l’identité est que sa complexité même pousse aux simplifications abusives. Nul individu, nul groupe ne peut s’identifier sans se référer à des réalités collectives et à des symboles préexistants. Mais les identifications qui en résultent sont nécessairement multiples. Chacun se construit dans la combinaison, a priori illimitée, de plusieurs appartenances possibles. Si l’on veut passer des identifications au pluriel à l’identité au singulier, comment éviter la tentation éradicatrice de « l’Un » ? Quand on a du mal à répondre à la question « Qui suis-je ? », n’est-il pas plus tentant de se demander ce que « l’on n’est pas » ? La différence avec autrui l’emporte alors sur ce que l’on a de commun avec lui. L’identité appelle la différence, attise l’esprit d’exclusion et nourrit le fantasme de la frontière.
Vouloir charger l’identité des valeurs de la gauche n’a en soit rien de choquant ni même d’absurde. En pratique, cela relève pourtant de la mission impossible. Pour une raison toute simple : le triomphe culturel de l’identité n’est que le miroir inversé de la défaite de l’égalité. Dès l’instant où l’on admet que le problème cardinal de nos sociétés n’est pas dans l’inégalité qui les ronge, dès l’instant où l’on admet que notre angoisse tient à ce que « nous ne sommes plus chez nous », alors s’impose la conviction que la protection et la frontière sont l’alpha et l’oméga de tout avenir commun.
Nier la prégnance de l’identité, se contenter de l’incantation dénonciatrice, voilà certes qui relève de l’enfantillage. Mais il n’y a pas d’autre voie propulsive, à court et à long terme, que dans le démontage pratique des « évidences » construites par la droite, et d’abord par sa variante extrême. Le cœur du marasme social n’est pas dans la supposée « perte d’identité », mais dans la spirale des inégalités et des discriminations, dans la déliquescence de la démocratie et dans le recul des solidarités que l’on disait naguère de classe. Si les catégories populaires souffrent, c’est parce que le « peuple » est désagrégé, divisé, dépossédé de ses droits, ignoré par la loi, ballotté par la concurrence et dessaisi par la gouvernance.
Il ne s’agit plus alors de disputer à qui que ce soit la nation, mais de refonder la souveraineté populaire, dans le cadre national bien sûr, mais pas seulement ni même avant tout dans un cadre national. C’est à toutes les échelles de territoire que la mise en commun doit prendre le cas sur la concurrence et la souveraineté populaire sur la gouvernance. Il ne s’agit plus alors d’infléchir le sens commun de l’identité, mais de valoriser ouvertement le triptyque indûment passé dans l’ombre, celui de l’égalité, de la citoyenneté et de la solidarité.
C’est, au fond, remettre au cœur du débat public ce qui, au fil des siècles, a poussé la nation française en avant. De 1789 à nos jours, en passant par 1848, 1871, 1936 ou 1968, ce qui a rendu possible l’impulsion populaire, ce ne fut pas l’exaltation de la différence, mais la capacité du peuple à proposer des projets de société qui, en le libérant, pouvaient libérer la société tout entière. Une partie de la gauche critique, alors, n’ignora ni la nation ni la République. Mais elle eut l’intelligence de faire comprendre qu’elles n’avaient de sens et de portée que dans une logique d’émancipation populaire et non dans les recours infructueux à la crispation identitaire et chauvine.
La nation, fût-elle imaginée, est une réalité. Le sentiment national, la culture et l’histoire nationales ont leur épaisseur. Le récit national, lui, est une illusion. Le désir d’identification est consubstantiel de l’existence humaine. Le respect des appartenances est d’autant plus vital que la montée des discriminations le remet en cause de façon massive. Mais dès l’instant où la nation se fige dans un nationalisme de la peur et de l’exclusion, dès l’instant où la quête de l’appartenance se cristallise dans l’obsession de l’identité menacée, dès l’instant où le nous ne trouve plus de ressort que dans la peur de l’autre, le propulsif d’hier devient l’enlisement d’aujourd’hui.
Ce fut la « Sainte Égalité » qui nourrit la dynamique des sans-culottes de la Révolution française, ce fut l’espérance de « la Sociale » qui porta le mouvement ouvrier, ce furent les « lendemains qui chantent » qui imposèrent à partir de 1936 les avancées de l’État providence. L’horizon n’était pas alors du côté de la même société, en un peu mieux ; il était dans celui d’une autre société. Celle que la trilogie républicaine appelait et qui reste à construire.
La logique de « L’humain d’abord » en 2012, celle qui ressort du projet des « Insoumis » aujourd’hui, nous portent vers cette globalité propulsive du projet. La greffer sur les disputes de l’identité et du récit national risque d’en [de l’en ?] écarter. Et, ainsi, de ne pas rassembler suffisamment…
Roger Martelli