- Le « marxisme traditionnel (…)
- Et le marché ?
- La critique de l’économie (…)
- La catégorie de forme sociale
- La valeur comme forme sociale
- Travail et domination
- La figure du « travailleur (…)
- Les individus sont dominés (…)
- Un développement contradictoir
- Théorie critique et stratégie
- Travail et émancipation
- En guise de conclusion
- Annexe 1 : À propos du travail
- Annexe 2 : Le fétichisme (…)
S’il a participé au dernier congrès Marx International à Paris en septembre 2007, Moishe Postone, professeur d’histoire à l’université de Chicago, est peu connu en France. Seul un recueil de trois articles avait été publié, en 2003, sous le titre Marx est-il devenu muet ? Face à la mondialisation. Edité en langue anglaise en 1993 – avec une réédition en 2003 – Temps, travail et domination sociale n’a pas été discuté en France alors qu’il a donné lieu à de nombreux débats dans le monde anglo-saxon [1].
C’est un livre important. D’abord, par le caractère particulièrement ambitieux de son projet, formulé dès son sous-titre : « Une réinterprétation de la théorie critique de Marx » ; ensuite, par la force de sa critique de ce qu’il appelle le « marxisme traditionnel » et de sa propre lecture de Marx, développée à partir de la question décisive dans la tradition marxiste de la critique du travail, en lien avec la problématique de la critique de l’économie politique.
Enfin, même s’il s’agit d’un livre « théorique » qui se situe à un fort niveau d’abstraction, Postone ne cache pas ses présupposés politiques. Il s’agit de relire Marx et de critiquer le « marxisme traditionnel » à la lumière de l’histoire du siècle passé des expériences du « socialisme réellement existant » et plus généralement de ce qu’il appelle l’évolution néo-libérale du capitalisme. La conception marxienne du dépassement du capitalisme ne peut pas être comprise ni « en termes de dépassement du seul marché », ni en termes « d’extension à toute la société de l’ordre planifié qui règne dans l’atelier puisque Marx décrit cet ordre comme celui de l’assujettissement total des travailleurs au capital » (p. 489).
Ce livre de 600 pages se divise en trois grands ensembles : une critique du « marxisme traditionnel », une discussion serrée avec des auteurs de l’école de Francfort et une « reconstruction de la critique marxienne » à partir des textes de la « maturité » (Grundrisse, Capital…). Il serait vain de prétendre « résumer » ici un tel livre, ou traiter l’ensemble des discussions qu’il engage, d’autant que la plupart des thèmes abordés ont fait l’objet de longs débats dans les années 1960-1980 [2]. Un des défauts du livre est d’ailleurs de quasi d’ignorer (au moins dans les références) ces débats ; du coup, on a parfois l’impression que Postone est le seul à porter une critique radicale du marxisme traditionnel….
Outre cette critique, mon propos est de reprendre de façon discutante les thèmes tournant autour de la critique de l’économie politique, de la théorie marxienne de la valeur et du travail. D’abord, ils me semblent intéressants pour éclairer certains débats actuels ; ensuite ils permettent de prendre langue avec des auteurs français qui, eux aussi, ont développé la thématique de la critique de l’économie politique et remis en cause une lecture « ricardienne » de la théorie marxienne de la valeur, tout en développant (en particulier Jean-Marie Vincent) une critique du travail [3].
Au demeurant, cette mise en relation n’est pas fortuite. En effet, ces auteurs français ont accordé une place importante au livre d’Isaak Roubine Essais sur la théorie de la valeur de Marx qui vient d’être réédité [4]. Cet économiste russe des années 1920, qui disparut dans les camps staliniens, a été le premier à mettre clairement en évidence les ruptures de Marx avec la théorie de la valeur-travail de l’économie politique classique, notamment à travers la catégorie de travail abstrait. Sous cet angle d’ailleurs, je renvoie à mon introduction à cette nouvelle édition (que l’on trouve sur le site) pour une histoire plus détaillée sur la réactivation des débats sur la théorie de la valeur où l’on retrouve ces auteurs [5].
Le « marxisme traditionnel » selon Postone
Par la catégorie de « marxisme traditionnel », Postone ne vise pas un courant précis du marxisme, ni un ensemble d’auteurs mais une matrice de lecture de Marx. Elle consiste à opposer la dynamique de socialisation des forces productives développée par le capitalisme à la propriété privée et à l’anarchie du marché. La production industrielle est alors pensée comme la base future du socialisme, via l’appropriation collective des moyens de production. La critique du capitalisme, poursuit Postone, se centre sur une forme de circulation des produits du travail (le marché) et non une forme production. Il s’agit en fait d’une « critique du capitalisme faite du point de vue du travail », alors qu’il s’agit de développer, avec Marx, « une critique du travail sous le capitalisme » (p. 19).
Nous allons retrouver ces thèmes qui vont s’éclairer, notamment en ce qui concerne le travail. L’on pourrait discuter de la catégorie de « marxisme traditionnel ». Pour ma part, je pense qu’il faudrait parler de contradictions et de tensions au sein même du marxisme (y inclus Marx), dont beaucoup ont été d’ailleurs discutées durant la période de réactivation d’un travail sur Marx, dans les années 1960-70. Comme je l’ai déjà signalé, il est dommage que Postone n’y fasse pas plus référence. Il écrit par exemple qu’il n’existe pas de logique « neutre » de développement des forces productives et que la production industrielle est façonnée par le capital, qu’elle est « la matérialisation des forces productives et des rapports de production » (p. 520). La formule semble tout droit sortie de cette période qui a vu, notamment, se développer des critiques sur « l’économisme » d’un certain marxisme, qui escamote le fait que forces productives et rapports de production sont totalement imbriqués.
Cette matrice est bien illustrée par Engels dans l’Anti-Dühring. Pour lui, Le développement de la grande industrie traduit une socialisation des forces productives dont le développement est seulement bloqué par la propriété privée et l’anarchie du marché. Cette socialisation est portée par la classe ouvrière. Lorsque la classe ouvrière prend le pouvoir politique, il suffit d’étatiser la production (supprimer la propriété privée) pour que cette socialisation s’exprime. L’Etat commence à disparaître et l’on peut passer à l’administration de la production, à travers le plan qui remplace le marché comme forme de régulation.
Cela est devenu une vision dominante dans les premières décennies du XX° siècle, même si, on le sait, des ruptures s’opèrent sur la question de l’Etat. Karl Kautsky, théoricien de la social-démocratie allemande présente le socialisme comme l’extension de l’administration des chemins de fer à l’ensemble de la société. Dans l’Etat et la révolution, Lénine explique que, une fois étatisée, la grande industrie capitaliste est une base économique toute prête pour la dictature du prolétariat. Plus tard, il présentera le taylorisme comme une organisation scientifique de la production dont doit se saisir le prolétariat. La plupart des auteurs marxistes critiques de l’époque pensent que, une fois étatisée, la gestion de l’économie relève simplement d’un niveau technologique, organisé à travers le plan [6].
S’il serait quelque peu simpliste d’imputer le devenir de la révolution russe à une certaine lecture de Marx, il est manifeste que ce devenir (celui de l’Etat-plan bureaucratique qui domine et exploite les travailleurs à travers l’organisation industrielle) donne un certain éclairage à cette thématique. Et il est nécessaire de souligner que l’avènement du capitalisme suppose une double dépossession des producteurs ; et c’est là aussi un thème des années 1960-70. La première, classiquement soulignée, est d’ordre juridique, avec le développement de la propriété privée des moyens de production. La seconde concerne la maîtrise technico-administrative du procès de production. Dans les formes de production précapitaliste, la production est essentiellement régie par un « procès de travail individuel » (Marx), dont le producteur direct a la maîtrise, alors que le capitalisme développe un « travailleur collectif » (Marx). Mais ce procès de production collectif s’organise directement sous la férule du capital, à travers une dépossession, sans cesse renouvelée, de la maîtrise des producteurs directs. Dans Le Capital, Marx a des analyses remarquables (« oubliées » par Engels) sur le développement d’une nouvelle forme de domination qu’il désigne sous le terme de « despotisme d’usine » et qu’il traite à travers la catégorie de « subsomption (soumission) réelle » du travail par le capital.
On retrouvera cette question avec l’analyse du travail capitaliste. Mais, il faut souligner que cette construction d’un « travailleur collectif » (au sens de procès de travail collectif) structuré par le capital, permet de comprendre que la question n’est pas seulement celle de la domination du capital sur le travail, mais également celle de la domination du travail capitaliste, comme forme sociale, sur les producteurs.
Et le marché ?
Tout comme l’analyse du capitalisme ne relève pas de la seule sphère de la circulation, poursuit Postone, la valeur ne doit pas « être comprise comme exprimant seulement la forme de richesse médiatisée par le marché » (p. 185), elle renvoie également à une forme sociale spécifique, la marchandise, produite non pas par le travail en général mais par une forme spécifique de production. C’est là, on le verra, une question décisive. Toutefois un problème apparaît avec la formule « seulement ». Postone multiplie ce type de formule dans son livre (on ne peut pas faire appel seulement au marché), sans que l’on sache très bien la place qu’ il faut accorder aux rapports marchands. En fait, Postone ne traite pas ne de place structurante de ces rapports dans le procès de valorisation.
Ou alors, il le fait en distinguant une phase historique du capitalisme libéral, dans laquelle la place du marché est importante, d’une phase historique post-libérale dans lequel la place de la circulation devient marginale. C’est là une analyse développée dans les années 1930-40 par des auteurs de l’école de Francfort et d’autres face aux développements des formes étatiques (New Deal, nazisme, stalinisme) cristallisant, selon eux, diverses formes de capitalisme d’Etat et/ou une convergence de nouveaux systèmes étatiques de domination. Je ne veux pas rependre ici les débats sur ces caractérisations. Il me semble toutefois que les développements historiques ultérieurs ont montré la place toujours centrale du marché dans le développement du capitalisme ; surtout (ce que faisait Marx) si l’on raisonne au niveau mondial.
L’important n’est pas tant cette discussion que de constater l’absence de rigueur critique de Postone (eu égard à celle qu’il déploie pour d’autres catégories) dans l’approche de la catégorie de marché. Il ne semble connaître que la version libérale du « marché autorégulé ». Le marché a toujours été une réalité construite socialement. Ici aussi, il faut poursuivre le retour critique sur une certaine tradition marxiste (s’appuyant sur certaines faiblesses du Capital) qui considère le marché et l’Etat comme deux entités extérieures l’une à l’autre, alors qu’elles sont constitutives l’une de l’autre ; ainsi les analyses du rapport monétaire et du rapport salarial font apparaître la place constitutive de l’Etat dans ces rapports. Et comme le font remarquer Pierre Salama et Tran Hai Hac, l’opposition de la tradition marxiste entre un marché, qualifié d’anarchiste opposé à un plan, supposé rationnel, est un facteur qui a poussé à croire qu’il suffisait de remplacer le marché par le plan (en fait l’Etat) pour s’orienter vers une gestion « consciente » de l’économie[7].
Ce n’est certes pas le cas de Postone. Mais, il est étonnant de voir comment la place de l’Etat n’existe pas dans ses analyses du capital. De façon plus générale, Marx analyse le capitalisme comme un rapport marchand d’exploitation. C’est une source de difficulté (il faut articuler deux niveaux d’analyse[8]), mais c’est également ce qui fait la spécificité de l’approche de Marx dans l’analyse du rapport d’exploitation capitaliste et dans la figure du salarié comme « travailleur libre ». On verra que Postone gomme cette dimension. Une chose est de récuser une vision de la classe ouvrière comme classe sociale porteuse d’une vraie socialisation par le travail, autre chose est de gommer les contradictions portées par la figure du « travailleur libre ».
La critique de l’économie politique
Toutes ces remarques n’enlèvent rien à l’intérêt de l’approche de Postone qui entend fonder le marxisme comme théorie critique à partir de la thématique de la « critique de l’économie politique » marxienne, et, plus particulièrement des textes dits de la « maturité » ; c’est-à-dire de la période du Capital dont le sous-titre est « critique de l’économie politique ». La référence à la « critique à l’économie politique » est une constante dans l’œuvre de Marx, notamment à partir des Manuscrits de 1844.
Cette formule traduit sans nul doute non seulement une posture critique face au monde « tel qu’il va », mais également une approche « scientifique » (épistémologique) constante consistant à spécifier l’objectivité particulière du rapport économique, et plus généralement du rapport social, du « socio-historique » Cette objectivité est bien réelle, mais elle est toujours spécifiée historiquement. C’est ainsi qu’il faut comprendre la formule de Marx dans le livre 1 du Capital où il traite du fétichisme de la marchandise : « Les catégories de l’économie bourgeoise sont des formes de l’intellect qui ont une vérité objective, en tant qu’elles reflètent des rapports sociaux réels », mais historiquement situés[9]. Il ne faut pas entendre de façon mécanique cette formule de « reflet » que Roubine emploie également. Ces catégories sont un élément structurant du social qui a toujours une dimension idéelle, comme le souligne Maurice Godelier[10].
Cela dit, le sous-bassement de cette « critique » évolue. Dans les Manuscrits de 1844, elle est portée par un discours anthropologique sur le travail, considéré comme essence de l’homme ; c’est-à-dire comme cadre transhistorique d’auto-production de l’homme en tant qu’être humain. Le jeune Marx loue d’ailleurs l’économie politique d’avoir mis au jour cette dimension du travail, mais cette essence apparaît de façon aliénée dans le capitalisme. La critique est donc, en quelque sorte, extérieure à l’économie politique dont les auteurs sont d’ailleurs censés exprimer « scientifiquement » la réalité de la société bourgeoise.
Dans la période du Capital, l’approche est très différente : Marx entend remettre en cause l’économie politique classique sur le terrain même de la connaissance des rapports économiques. C’est pourquoi – et Marx a des formules dans ce sens – , Le Capital a été souvent présenté simplement comme une œuvre poursuivant l’effort de scientificité de l’économie politique, en particulier de Ricardo pour qui le travail est la substance de la valeur ; y compris chez des marxistes critiques[11].
Or – c’est en tout cas ma lecture -, Marx ne vise pas à fonder une science de l’économie, il s’agit pour lui de remettre en cause les présupposés de l’économie politique classique (Smith, Ricardo) qui traite les catégories économiques comme des données transhistoriques naturelles. La théorie ricardienne de la valeur travail est une « catégorie fétichisée »[12], selon la formule de Pierre Salama et Tran Hai Hac, au sens où elle naturalise ce qui est le produit de certains rapports sociaux, faisant ainsi du travail une catégorie transhistorique. Comme l’écrit Postone : « Ricardo n’a pas reconnu la détermination historique de la forme de travail liée à la forme marchandise, il l’a transhistoricisée » (p. 91).
La catégorie de forme sociale
En récusant cette problématique transhistorique, Marx réactive sa problématique de la spécificité de l’objectivité du socio-historique. Très souvent, écrit Postone, « les catégories de la critique de Marx ont été prises pour des catégories purement économiques » alors qu’elles devraient être comprises « en tant que détermination de l’être social sous le capitalisme » (p. 37). La formule est très proche de celle de Roubine sur fétichisme : il « n’est pas seulement un phénomène de la conscience, c’est aussi un phénomène de l’être social [13] ».
Outre qu’il rend compte de la théorie du fétichisme de la marchandise dans son lien avec la théorie marxienne de la valeur, Roubine prend au sérieux la catégorie marxienne de travail abstrait, jusqu’alors peu traitée dans les commentaires. Elle est pourtant importante puisque l’un des apports de Marx est d’expliquer que c’est le travail abstrait qui crée la valeur. Marx lui-même a des formules qui suggèrent que le contenu de ce travail abstrait à une réalité purement physiologique (dépense d’énergie). Si c’est le cas, remarque Roubine, on voit mal comment la valeur serait, elle, une forme sociale objective, même si liée à des rapports sociaux spécifiques. Postone cite Roubine à ce propos et explique bien comment le travail concret, qui produit la valeur d’usage, et le travail abstrait, qui produit la valeur, « ne se rapportent pas à deux types de travail différents, mais aux deux aspects du même travail dans la société déterminée par la marchandise » (p. 215).
Je vais revenir sur l’articulation de l’ensemble des catégories de la théorie marxienne de la valeur, mais il faut souligner avant qu’une des particularités de Roubine est d’avoir insisté sur l’importance de la catégorie de « forme sociale » chez Marx, afin de rendre compte d’une objectivité non pas matérielle, mais sociale, c’est-à-dire renvoyant à des rapports sociaux historiquement situés. Ainsi une table considérée comme marchandise a une matérialité physique (du bois, par exemple) lorsqu’elle considérée comme valeur d’usage ; par contre, comme valeur, elle ne contient pas une once de matière, tout en ayant une objectivité sociale.
Postone insiste lui aussi fortement, du point de vue épistémologique, sur la notion de forme sociale ou de forme sociohistorique. De ce point de vue, comme je l’ai déjà souligné, la référence à la méthode marxienne de la critique de l’économie politique suppose une certaine approche de la spécification historique du social. Ainsi que l’écrit Postone, la critique de Marx n’implique pas une théorie de la connaissance au sens propre, mais bien plutôt « une théorie de la constitution de formes sociales historiquement spécifiques qui sont des formes d’objectivité et de subjectivité sociales » (p. 323).
Ou encore, pour reprendre une formule d’Étienne Balibar, la société (comme ensemble de rapports sociaux) « produit des représentations sociales d’objets en même temps qu’elle produit des objets représentables » et des formes d’individualisation sociohistorique des individus[14]. Ainsi, pour prendre cet exemple, les rapports sociaux capitalistes génèrent une forme d’objectivité particulière des produits du travail (la marchandise), mais également une certaine figure sociale de l’individu échangiste (le sujet du droit moderne). Et cette forme d’individuation est contradictoire avec celle générée dans le procès immédiat de production (le procès de travail) que Marx désigne sous la figure du « travailleur parcellaire », simple appendice de la machine.
La valeur comme forme sociale
Marx ne se contente pas de remettre en cause les présupposés de l’économie politique, il entend également produire une meilleure connaissance des rapports de production capitalistes en termes d’analyses économiques mais également de conceptualisation. Et l’on voit bien d’ailleurs que cette façon de « faire de la science » est porteuse de difficultés et de contradictions (donc, de lectures différentes possibles de textes de Marx). D’autant plus que les modèles scientifiques de l’époque sont très marqués par le positivisme.
Du point de vue conceptuel, Marx prend comme point de départ l’économie politique classique, en particulier la théorie valeur de Ricardo pour qui le travail est la substance de la valeur d’échange. Très souvent, y compris dans le marxisme critique et/ou radical[15], on se contente de souligner la rupture de Marx par rapport à Ricardo en ce qui concerne l’analyse de la survaleur (plus value) : elle est produite par une marchandise un peu particulière, la force de travail, dont la valeur d’usage est de produire de la valeur. Pour le reste, on a l’impression que Marx s’est contenté de plus ou moins « historiciser » les catégories de Ricardo, alors qu’il produit son propre système conceptuel dans l’analyse même de la marchandise[16]. Voyons plus en détail.
Sous le capitalisme, pratiquement tout s’achète et se vend, c’est-à-dire prend la forme de marchandises. Comme forme sociale, « chose sociale » (Marx), la marchandise se présente, selon Marx, sous deux aspects : valeur d’usage et valeur. Comme valeur d’usage[17] (bien « matériel » et/ou service) les marchandises visent à satisfaire tel ou tel besoin particulier (utilité du produit) et se distinguent ainsi les unes des autres. Comme valeur, la marchandise a la propriété de s’échanger dans des proportions déterminées – valeur d’échange – avec d’autres marchandises ; c’est ce qui fait l’unité des marchandises.
Le travail concret est celui qui produit la marchandise sous l’angle de la valeur d’usage ; il s’agit donc du travail comme activité technique de production d’un objet (bien et/ou de services). Par définition, les travaux concrets sont différents les uns des autres. Le travail abstrait produit la marchandise considérée sous l’angle de la valeur ; il désigne une qualité commune, homogène de tout travail, indépendamment de sa forme concrète, en faisant abstraction des formes techniques de production.
Le système conceptuel de Ricardo est différent puisqu’il ne parle que du couple valeur d’usage/valeur d’échange et de travail en général. Marx dit d’ailleurs explicitement que, outre sa théorie de la plus-value, son apport conceptuel par rapport à l’économie politique classique est l’analyse du double caractère du travail. Marx ne se contente donc pas « d’historiciser » l’approche de Ricardo, il introduit deux concepts particuliers exprimant qu’il ne renvoie pas au travail en général, mais à un travail spécifié historiquement : le travail abstrait qui est la substance de la valeur.
La catégorie de travail abstrait cristallise la spécificité (et la difficulté) de la théorie marxienne de la valeur. Son homogénéité ne provient pas de la nature, mais d’un rapport social spécifique. Il désigne le caractère social (validé socialement) du travail sous le capitalisme. C’est à travers l’échange marchand que se comparent (s’égalise) les différents travaux et se cristallisent le travail abstrait comme forme sociale. Dans ce cas-là, le travail abstrait est dit tel car il fait abstraction des formes concrètes. C’est là me semble-t-il, l’approche dominante dans la période du Capital. Je renvoie à l’annexe 1 sur le travail abstrait pour un retour plus détaillé sur ces discussions et des remarques sur Postone qui rencontrent des difficultés d’argumentation à cause de son absence de référence au marché.
Enfin, Smith et Ricardo (et Aristote) font référence à la seule valeur d’échange, la plus « visible » socialement. L’introduction de la catégorie de valeur exprime la critique portée par Marx à l’économie politique classique. La seule préoccupation de cette dernière est l’analyse de la commensuralité des marchandises (la mesure de la proportion dans laquelle elle s’échange) ; cela est logique car la création de la valeur par le travail est une donnée naturelle. Pour Marx, au contraire, le problème est de comprendre dans quelle condition historico-sociale le travail produit de la valeur. Pourquoi les produits du travail se présentent comme marchandises ayant une valeur ? La théorie marxienne est une théorie non pas de la valeur-travail, mais de la valeur comme forme sociale des produits du travail et, plus généralement, « une théorie de la forme valeur des acteurs et des relations sociales », comme l’écrit Jean-Marie Vincent[18].
Travail et domination
La production capitaliste ne produit pas les marchandises pour leur valeur d’usage, mais comme simple porte-valeur, comme simple support du procès de valorisation. L’argent ne devient du capital que si ce dernier s’auto-valorise, s’il crée de la valeur. On connaît l’approche de Marx. Il met en évidence l’existence d’une marchandise particulière – la force de travail – dont la valeur d’usage est de produire de la valeur. La survaleur (l’auto-valorisation du capital) est alors la différence entre le salaire (censé représenter la valeur d’échange de la force de travail marchandise) et la valeur cristallisée dans la marchandise produite par le travail salarié.
Marx analyse ici la spécificité de l’exploitation capitaliste dans sa différence avec, par exemple, l’exploitation féodale dans laquelle l’exploitation prend une forme directe, « visible » : les paysans vont travailler sur le domaine du seigneur ou lui fournissent directement du surproduit. Dans ce cas, et l’exemple vaut pour toutes les formes précapitalistes, Marx explique que la société se structure à travers des rapports personnels de dépendance. Comme l’écrit Postone, le travail est « enchâssé » (« encastré » disait Karl Polanyi[19]) dans des rapports sociaux « non déguisés », qui affirment explicitement les hiérarchies sociales.
L’avènement du capitalisme se traduit donc par une profonde réorganisation des rapports sociaux et de l’objectivité du social, notamment en ce qui concerne le travail. Ce dernier se « désencastre » des rapports sociopolitiques et la société met au centre les activités de production. Pour caractériser ce basculement, Postone explique que le travail devient la nouvelle forme de médiation sociale qui innerve l’ensemble des rapports sociaux. On notera que Postone, alors même qu’il souligne que la caractéristique du nouveau système est que « les individus sont forcés de produire et d’échanger des marchandises pour survivre » (p. 237), n’indique pas l’autre face de cette nouvelle médiation : la généralisation des rapports marchands, dont le point d’arrivée est précisément la marchandisation de la force de travail. On peut certes en discuter, mais il est indéniable que dans Le Capital Marx entend rendre compte d’un procès social de production (et plus généralement de socialisation) dans lequel des procès de production privée se transforment en production sociale, via le marché[20]
Cela dit, l’avènement du capitalisme n’est effectivement pas réductible au développement de la propriété privée des moyens de production. Les producteurs perdent également la maîtrise d’un procès de production qui, s’organise comme un procès collectif, au travers du « travailleur collectif » (Marx). Mais ce dernier se structure à travers une forme de domination particulière de domination que Marx caractérise comme « despotisme d’usine », ce « travailleur collectif » se cristallise sous la forme de l’organisation capitaliste du travail. Cette nouvelle forme historique de domination se déploie également hors de l’entreprise, afin de « fabriquer » la marchandise force de travail (pour constituer la force de travail comme marchandise). Notamment avec ce que Marx appelle la « subsomption (soumission) réelle » du travail par le capital.
La soumission réelle ne veut pas dire que le capital se contente de développer une domination sur un procès de travail qui, lui, garderait une figure plus ou moins artisanale. Il produit, notamment avec le machinisme, un système spécifique de production et de domination. Et l’on peut dire avec Postone que, sous le capitalisme, le travail « n’est pas seulement l’objet de la domination : il est la source constitutive de la domination » (p. 415). Au demeurant, dès 1977, dans un article intitulé « La domination du travail abstrait », Jean-Marie Vincent avait souligné comment le procès de valorisation transformait le travail en une série de formes sociales abstraites qui modèle l’activité des individus[21].
Si l’on « tire » la théorie marxienne de la valeur du côté de Ricardo et d’un discours transhistorique sur le travail, l’éclairage est différent. L’axe dominant devient l’émancipation du travail. Comme le souligne Jean-Marie Vincent[22], Engels donne le ton « en faisant du travail un référent naturel de la valeur » et en considérant le travail comme un élément clé de toute société. Il est un élément anthropologique fondamental qui a connu beaucoup de transformation dans l’histoire, mais il est resté toujours dominé, y compris sous le capitalisme qui permet d’envisager un société tout entière centrée sur le travail enfin émancipée. « Le principe ontologique de la société apparaît ouvertement, alors que sous le capitalisme il est caché », écrit Postone (p. 98).
La figure du « travailleur libre »
Postone se ne contente pas de critiquer les problématiques faisant de la classe ouvrière une classe porteuse de l’émancipation du travail. Il ajoute : « le classe ouvrière fait partie intégrante du capitalisme au lieu d’en incarner la négation » (p.35). Il ne faut pas se tromper de discussion. Postone n’ignore pas que le rapport d’exploitation capitaliste génèrent des conflits sans cesse renouvelés, il souligne que ces conflits ne s’intègrent pas dans une contradiction antagonique, pour employer une vielle catégorie, mais font partie des mécanismes contradictoires de reproduction du capital. Et il est vrai que sa tendance à révolutionner les forces productives n’est pas l’effet d’une simple logique « économique », mais l’expression sans cesse renouvelée, de la lutte des classes. En effet, pour le dire vite, il s’agit de développer la plus-value relative par des gains de productivité et/ou de remodeler sans cesse le procès de travail afin de briser les résistances des travailleurs.
Il faut toutefois entrer plus en détail dans l’analyse du rapport d’exploitation capitaliste[23]. Il se traduit par la généralisation du salariat qui ne renvoie pas seulement à la marchandisation de la force de travail, mais à la figure du « travailleur libre » qui s’oppose à celle du producteur dépendant comme l’esclave et le serf. J’ai déjà signalé comment le rapport salarial saisissait l’individu à travers un procès d’individuation contradictoire : d’une part comme individu libre et égal ; d’autre part comme travailleur « parcellaire » soumis au despotisme d’usine. Il faut bien comprendre les enjeux de cette contradiction.
Tout d’abord, la saisie du salarié comme sujet de droit (égalité et liberté) est certes une forme qui dissimule un contenu (l’exploitation), elle n’est pas pour autant de pure forme et/ou une simple superstructure juridique, elle génère des formes de socialisation contradictoire à la logique de soumission réelle du travail au capital. Plus généralement, alors que le statut de l’esclave ou du serf est entièrement structuré par le rapport d’exploitation comme rapport de domination, la domination (hors procès de travail) du capital sur la reproduction de travail n’est pas donnée ; notamment parce que cette reproduction ne se fait pas à travers une domination directe du capital. Et cela a naturellement des conséquences au sein du procès de travail immédiat.
Je ne vais pas entrer ici en détail dans ces analyses[24]. Je voulais simplement souligner que les rapports d’exploitation capitaliste (donc les luttes de classes) produisent bien une série de contraction qui prennent racine dans, justement, la spécificité de ce système d’exploitation. La figure du travailleur libre, qui fait la spécificité de l’exploitation capitalisme, produit des dynamiques irréductibles à la domination capitaliste.
Les individus sont dominés par des abstractions
La thématique de l’abstraction comme forme moderne de domination développée par Postone est d’importance. Elle est présente chez Marx, notamment dans les Grundrisse. Contrairement « aux rapports personnels », les rapports de dépendance se manifestent « de manière telle que les individus sont désormais dominés par des abstractions, tandis qu’auparavant ils étaient dépendants les uns des autres[25] ». Pour autant Marx ne jette aucun regard romantique sur les sociétés où régnaient des rapports personnels (de dépendance), Postone non plus d’ailleurs. Ni Jean-Marie Vincent qui, en France, a fortement fait référence à la dialectique des « abstractions réelles »[26] comme forme spécifique de domination produite par le procès de valorisation. Les rapports sociaux se coagulent en dehors des hommes, se placent « en extériorité » par rapport aux relations sociales plus immédiates, parce qu’ils finissent par dépendre d’abstractions sociales.
La rencontre de Postone et Jean-Marie Vincent sur cette thématique et sur la catégorie d’abstraction réelle doit beaucoup à la confrontation permanente des deux auteurs avec l’école de Francfort. Et cela en référence à la critique de l’économie politique, mal connue par ce courant qui a tendance à développer une lecture « économiste » du Capital. Par contre, pour Postone et Jean-Marie Vincent le mouvement de domination des abstractions sociales et la dialectique des « abstractions réelles » relève d’abord de la dialectique de la forme valeur et non pas de celle des différentes figures de la raison (raison instrumentale). Comme l’écrit Postone : « Le travail social en tant que tel n’est pas une activité instrumentale ; mais le travail sous le capitalisme est, lui, une activité instrumentale. » (p. 268)
Postone pâtit d’ailleurs d’un « handicap » dans l’analyse par son refus de prendre en compte la dimension structurante des rapports marchands et donc de traiter frontalement la théorie du fétichisme de la marchandise qui est pourtant l’autre face de la théorie marxienne de la valeur. Le fétichisme, c’est ce mouvement à travers lequel le produit du travail se transforme en une « chose sociale ». Isaak Roubine montre que c’est un élément clé du procès d’abstraction des relations sociales. Les marchandises sont des « choses sociales » (Marx) qui ne se contentent pas de cacher les rapports sociaux entre les hommes, elles les organisent, fonctionnant alors, via le marché, comme lien médiateur entre les hommes.[27]
Les expériences du « socialisme réel » ont montré que la domination des individus par des abstractions sociales n’a pas été supprimée mais renforcée, sous un certain angle. Pour Postone, cela ne pose pas de problèmes théoriques particuliers puisque ces pays, qui avaient marginalisé le marché, étaient une simple variante de capitalisme. Il s’agissait « de formes contrôlées par l’Etat à l’Est (et) de formes centrées sur l’Etat à l’Ouest » (p. 572). Si on ne le pense pas – c’est mon cas – il faut montrer comment ces mécanismes d’abstraction sociale se sont cristallisés à travers le fétichisme de « l’État-plan » (voir annexe 2).
Reste, justement, la question de l’État dont Postone ne dit pas un mot. La chose est assez étonnante. On dira qu’il s’en tient à l’analyse des catégories centrales de la « critique de l’économie politique ». Justement, les débats des années 1960-1980 ont montré que l’on ne pouvait se contenter de faire de l’État une simple « superstructure », mais qu’il fallait rendre compte de sa présence dès la forme d’exposition générale de ces catégories. Il est en particulier difficile d’analyser la marchandisation de la force de travail sans prendre en compte la présence constitutive de l’État. Mais l’on a vu que Postone ne traite pas du rapport salarial.
En fait cet « oubli » de l’État renvoie à un problème plus profond. Postone parle du « caractère impersonnel, abstrait et généralisé d’une (nouvelle) forme de pouvoir dépourvu de lieu institutionnel concret ou personnel réel »( p. 564). Certes, l’État moderne rompt avec celui des sociétés précapitalistes, où la domination passe à travers des rapports personnels de dépendance et le pouvoir politique est toujours « concret ». Mais s’il devient un pouvoir politique « impersonnel » et « abstrait », il n’en joue pas moins un rôle structurant dans la production et la reproduction des rapports sociaux.
Un développement contradictoire
S’il n’aime pas trop la catégorie de classe, c’est bien à l’exploitation capitaliste que Postone renvoie afin de traiter la « trajectoire » de la production. « Parce que le but de la production capitaliste est la survaleur, il engendre une pulsion incessante vers l’augmentation de la productivité ce qui finit par conduire au dépassement du travail humain immédiat par les forces productives du savoir socialement général comme première source sociale de richesse matérielle. Cependant – et c’est essentiel –, la production capitaliste est et demeure fondée sur la dépense de temps de travail humain précisément parce que son but est la survaleur » (p. 501).
La citation est un peu longue, mais nécessaire[28]. Postone commente en effet des passages des Grundrisse – et plus généralement une thématique de Marx. Pour le dire vite, Marx insiste sur les possibilités ouvertes par le développement capitaliste des forces productives et, notamment, par le développement de la science dans la production. Il est question d’une production « où l’homme se comporte en surveillant et en régulateur du procès de production » et où le temps de travail immédiat nécessaire à la production de richesse tend à disparaître au profit de cette productivité et intelligence cristallisées socialement.[29] Ces passages sont remarquables par l’intuition théorique du devenir dont fait preuve Marx, mais ils ont ouvert également sur de nombreuses interprétations et discussions.
Ainsi, ils ont été repris par des théoriciens de « la fin du travail » ou du « capitalisme cognitif » pour annoncer l’ouverture d’une nouvelle phase du capitalisme dans lequel la valeur aurait (plus ou moins tendanciellement) disparu ou devenu une coquille vide, en lien avec une production devenue immatérielle ; il faudrait nuancer le propos car on y retrouve des auteurs très différents (André Gorz, Tony Negri, Carlo Vercellone…) et des problématiques évolutives [30]. L’important ici est de souligner que, outre qu’il montre bien que le procès de valorisation n’est pas lié à la matérialité physique d’un produit[31] , Postone affirme clairement qu’il s’agit d’une tendance contradictoire portée par le développement du capitalisme, car ce dernier est fondé sur la survaleur produite par la dépense du temps de travail. Il ajoute avec raison que cela se traduit par des phénomènes de renforcement de la parcellisation du travail immédiat. En ce sens, mais en ce sens seulement, on peut reprendre une formule d’André Gorz : « Le capitalisme cognitif est la crise du capitalisme »[32].
C’est une contradiction interne au développement des forces productives capitalistes, précise Postone. Pas seulement. Ici encore, il faut distinguer deux niveaux de discussion. Par ce type de formule Postone veut récuser – à juste titre – toute approche laissant croire que ce développement serait porteur d’une sociabilité générique comme le croyait un certain marxisme. Mais il porte bien une dynamique de socialisation de la production, même si elle existe sous la forme d’une socialisation capitaliste qui se cristallise dans les abstractions sociales dont nous avons parlé. Postone le dit à sa façon : le capital est « la forme réelle d’existence des capacités de l’espèce (et non plus celles des seuls travailleurs) qui se constituent historiquement sous une forme aliénée en tant que forces socialement générales » (p. 512). Cette contradiction ouvre donc sur un possible porté, contradictoirement, par le développement du capitalisme.
Théorie critique et stratégie
Ce n’est pas le renvoi aux « capacités » de l’espèce, et non pas des seuls travailleurs, qui pose problème, mais la référence à la problématique de l’aliénation. Dans son livre, il critique à plusieurs reprise la thématique de l’aliénation des textes de jeunesse – en particulier les Manuscrits de 1844 – car ils développeraient une problématique essentialiste a-historique, visant à retrouver une essence humaine déjà constituée, mais qui était perdue. Par contre, dans les textes de la maturité, il s’agit de dépasser l’aliénation non pas par « la réappropriation d’une essence ayant existé antérieurement, mais la réappropriation de ce qui s’est constitué sous une forme aliénée » (p. 57). Il est nécessaire de critiquer la problématique essentialiste qui se traduit dans la théorie de l’aliénation des textes du jeune Marx[33] Mais il est important de comprendre que – contrairement à ce que dit Postone, pour le jeune Marx l’essence humaine n’est pas déjà constituée : elle se construit à travers l’histoire.
Ainsi, lorsque dans Les Manuscrits de 1844, lorsque le jeune Marx explique que le travail est l’essence de l’homme, il ne fait pas référence à une « essence ayant existé dans le passé ». Il connaît Hegel : c’est une « essence » qui s’est construite historiquement et qui se présente sous une forme aliénée dans le capitalisme. Le dépassement de cette aliénation permet donc à cette essence de se réaliser ; le travail « non aliéné » devient en fait l’expression de la libre auto-activité de l’homme. C’est pourquoi à cette époque la perspective de Marx est celle de l’abolition du travail, que l’on retrouve d’ailleurs dans L’Idéologie allemande. Dans les Grundrisse, Marx explique que le travail ne se transforme jamais en un « jeu », comme l’avancent certains socialiste utopiques (comme Fourier). Mais la perspective de transformation du travail en modèle d’auto-activité libre réapparaît aussi dans un texte aussi tardif que la Critique du programme de Gotha.
Il existe donc une utopie récurrente chez Marx de transformation du travail en activité libre. Elle permet de comprendre comment à côté de l’évolution du mouvement ouvrier qui, sous des formes diverses, va valoriser la figure de l’homo faber du producteur et donner un statut quasi ontologique à la production, se soit maintenu un marxisme critiquant les formes de travail capitaliste, tout en maintenant une problématique d’émancipation centrée sur le travail. Postone ne se situe pas tout à fait dans cette logique, il parle simplement d’abolition du « travail prolétarien », sans que l’on sache très bien ce que cela veut dire. Postone prend comme point de départ la critique de l’économie politique des textes de maturités, mais fait en quelque sorte une « régression » vers les textes de jeunesse et la thématique de l’aliénation pour résoudre les problèmes rencontrés.
Contrairement à son ambition affirmée, ces analyses de l’aliénation et de son dépassement recoupent en définitive assez largement une posture classique dans la tradition marxiste ; elles permettent notamment le déploiement d’un discours radical sur l’abolition du « travail prolétarien » – sans trop cependant s’attarder sur le contenu de ce dépassement. Sinon en évoquant, brièvement, la possibilité d’une réorganisation radicale de la production sociale sur la base d’une presque complète automatisation des activités qui sont aujourd’hui réalisées au travers du temps de travail immédiat (le travail immédiat restant serait organisé sous forme de rotation des tâches) et un revenu universel. C’est là une problématique utopique, au mauvais sens du terme : elle n’engage pas le présent. En fait on rencontre ici une question essentielle pour la théorie critique dans ses rapports avec une problématique d’émancipation : celle de la dimension stratégique.
Postone récuse, à juste titre, toute inscription du futur dans une nécessité historique, dont le marxisme aurait la grille de lecture scientifique et dont le prolétariat serait le porteur. Il faut également ajouter que la problématique de l’aliénation des textes de jeunesse est inscrite dans une vision téléologique du devenir historique. Comment situer alors une théorie critique si elle n’est plus pensée comme expression d’une rationalité déjà en marche dans l’histoire et si l’on ne veut pas se contenter de faire appel à de simples normes éthiques ? Il ne s’agit pas de rabattre toute l’élaboration d’une théorie critique sur la dimension stratégique ni, encore moins, d’avoir une vision étroite et instrumentale de la catégorie de stratégie qui, ici, doit être comprise comme une mise en perspective d’un possible historique à partir du présent et de ses contradictions[34]. Force est de constater que la référence que fait Postone à l’aliénation gomme tout recours possible à un discours stratégique.
Travail et émancipation
Dans les Grundrisse sur lesquels insiste beaucoup Postone on rencontre pourtant une autre façon de problématiser l’émancipation du travail, signalée par Ernest Mandel dès les années 1960 : une dialectique entre temps de travail et développement du temps libre[35]. On la retrouve dans la conclusion du livre III du Capital. Postone fait référence à cette dernière, mais sous un autre angle. Il est vrai que cette problématique cadre mal avec celle de l’abolition du travail. Selon Marx, « le règne de la liberté ne peut commencer qu’à partir du moment où cesse le travail guidé par la nécessité ». Il ne peut donc se situer dans la sphère de la production, qui sera toujours nécessaire. Marx nuance toutefois en précisant qu’une certaine liberté peut y exister si « les producteurs associés – l’homme socialisé – règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ». Mais le véritable épanouissement de la puissance humaine commence au-delà : « la réduction du temps de travail est la condition fondamentale de cette libération »[36].
La distinction entre le règne de la liberté et celui de la nécessité est issue de la philosophique classique. Toutefois, Marx le distord en partie pour faire de la liberté et de la nécessité des valeurs relatives qui se conditionnent l’une et l’autre. Est-ce qu’il peut exister une certaine liberté dans la production ? De plus – et cela est important par rapport à une certaine tradition marxiste -, l’émancipation n’est pas pensée comme un mouvement historique débouchant sur le « règne de la liberté », mais comme un procès historique – sans fin, pourrait-on dire – porté par cette dialectique du temps de travail et du temps libre. Et elle ne témoigne pas d’une volonté d’appropriation productiviste de la nature : il s’agit (au contraire) d’organiser rationnellement, les rapports que nous entretenons avec elle, et non d’ontologiser l’homo faber. Par ailleurs, dans les Grundrisse, Marx souligne comment le développement du « temps libre » peut transformer les activités des individus au sein de la production.
Il s’agit donc d’émanciper (de transformer) le travail, tout en s’émancipant du travail. Il faut partir de cette problématique pour mettre en perspective historique certains axes contemporains de discussion. À moins de reprendre en compte l’utopie de la transformation du travail en activité libre l’horizon qui éclaire le présent n’est pas celui de la disparition du travail, mais de sa transformation à travers cette dialectique du temps de travail et du développement du temps libre. Dans ce cadre, on peut d’ailleurs se demander comment traiter la perspective classique d’abolition du salariat. Si on voit bien ce que veut dire abolition de l’exploitation capitaliste, la figure de l’abolition du salariat est plus floue ; à moins de rêver à un retour à la production artisanale.
On peut discuter pour savoir si, à long terme, il serait possible de développer une allocation universelle pour tous qui remplace le salaire. Je n’y suis pas très favorable et l’on retrouve ici ma remarque sur l’abolition du salariat. Mais, dans le moment historique actuel, il me semble que cette dialectique doit s’articuler avec des revendications assez « classiques » (droit à l’emploi, réduction du temps de travail, développement des minima sociaux..), et une problématique générale de démarchandisation de la force de travail ; notamment par le développement de la part socialisé du salaire et/ou d’extension des zones de gratuité.
Cette dialectique du temps de travail et du temps libre débouche sur la remise en cause de la centralité du travail. S’il est difficile d’en faire une perspective immédiate (je ne reviens pas sur les débats et les expériences passés), elle doit être clairement affirmée comme horizon lié à la remise en cause du procès de valorisation capitaliste. Postone parle à ce propos d’apparition « de nouvelles formes de médiations sociales, dont bon nombre seraient de nature politique » (p. 546). La formule est bonne, mais elle ouvre deux grands débats.
Le premier, déjà signalé, porte sur l’analyse de la place structurante de l’État dans les rapports sociaux ; on ne peut contourner la question. Je vois mal comment mettre en place de nouvelles formes de médiations sociales, notamment politiques, sans une perspective de démocratisation politique radicale de cet Etat.
Mais cela veut aussi dire – et c’est le second débat, que ne traite pas non plus Postone – qu’une telle approche suppose de remettre en cause l’utopie marxiste du dépérissement de l’Etat, comprise comme disparition de tout pouvoir politique. Il faut donc manier avec prudence la catégorie « des producteurs associés » qui, dans la tradition marxiste, à été souvent équivalente à une problématique de dissolution de la politique dans le social ; plus précisément de dissolution de la politique dans l’auto-administation de la production industrielle.
En guise de conclusion
Le livre de Postone ouvre donc des débats à facettes multiples. Il faudrait discuter plus en détail de sa vision des expériences du socialisme réel du siècle passé qui, manifestement, surdétermine son approche de la dynamique des formes d’évolution vers un « despotisme ‘planifié’, organisé, bureaucratique, engendré dans la sphère de la production » (p.489) qui aurait pris le contrôle de l’ensemble de la société.
Il est nécessaire de critiquer de cette vision et « l’oubli » des rapports marchands par Postone. Mais il est tout aussi important de revenir de façon critique sur toute une tradition marxiste radicale et anti-stalienne qui s’est souvent contentée de défendre une version démocratique de l’Etat-plan contre sa version bureaucratique. Il ne s’agit pas de refaire l’histoire, mais il faut clairement expliquer que la seule référence à cette version démocratique (plan + conseils ouvriers) est devenue obsolète.
Toutefois, dans cet article j’ai choisi un autre angle d’attaque qui me semble d’une plus grande actualité et qui tourne essentiellement auteur de la critique de l’économie politique, de la théorie marxienne de la forme valeur et de la critique du travail. Un des intérêts du livre de Postone est de prendre comme cadre général un thème récurrent du moment historique présent (analyse et critique du travail) en les articulant directement à une réactualisation des débats sur les lectures de Marx[37].
Antoine Artous
[1] Moishe Postone, Marx est-il devenu muet ? Face à la mondialisation, traduit par Olivier Galtier et Luc Mercier, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2003 ; Temps, travail et domination sociale, Mille et une nuits, 2009. Postone est professeur au département d’Histoire et d’Etudes juives de l’université de Chicago.
[2] Pour un retour – et une mise en perspectives – sur ces discussions, voir Tran Hai Hac, Relire Le Capital. Marx, critique de l’économie politique et objet de la critique de l’économie politique, deux tomes, Lausanne, Page deux, 2003. C’est un livre remarquable sur lequel je m’appuie beaucoup.
[3] Faute de place, je ne traite pas directement des discussions de Postone avec l’école de Francfort (ses développements critiques sur Habermas sont particulièrement intéressants), toutefois le rapport avec ces auteurs est présent. Notamment parce que Jean-Marie Vincent, à qui je renvoie beaucoup, a maintenu un dialogue permanent avec eux et a écrit, dans les années 1970, La théorie critique de l’école de Francfort, Galilée, 1976.
[4] Isaak Roubine, Essais sur la théorie de la valeur de Marx, introduction par Antoine Artous, Syllepse, 2009.
[5] Je ne vais pas multiplier les renvois à mon propre travail, mais je signale deux livres qui touchent directement au sujet : Travail et émancipation sociale. Marx et le travail, Syllepse, 2003 ; Le fétichisme chez Marx. Le marxisme comme théorie critique, Syllepse, 2006.
[6] Voir, par exemple, E-B Pasukanis, La théorie générale du droit et le marxisme (EDI, 1970) et Eugène Preobrajensky, La nouvelle économique (EDI, 1965).
[7] Pierre Salama, Tran Hai Hac, Introduction à l’économie de Marx, coll. « Répères », La Découverte, 1992 p. 3 et 4.
[8] Dans les formes précapitalistes, le rapport d’exploitation et le rapport de domination sont imbriqués tout au long de la production/reproduction du rapport social de production. Le serf reste un serf dans l’ensemble des sphères sociales. Par contre, dans le rapport de production capitaliste, il existe une dissociation entre le statut des individus dans la circulation et dans le procès immédiat de production.
[9] Karl Marx, Le Capital, I.1. Editions sociales, 1962, p. 88. Rappelons que Marx distingue l’économie politique classique (Smith, Ricardo), qui produit des connaissances, de l’économie « vulgaire », simplement apologétique.
[10] Maurice Godelier, L’idéel et le matériel, Fayard, 1984.
[11] Dans les années 1960, c’est le cas, par exemple, d’auteurs aussi différents qu’Henri Lefebvre ou Ernest Mandel qui tirent la théorie marxienne de la valeur du côté de Ricardo, en injectant la dimension critique de l’extérieur, au nom d’une sociologie marxiste de l’aliénation que l’on pourrait construire à partir des Manuscrits de 1844.
[12] Pierre Salama Tran Hai Hac, Introduction à l’économie de Marx, op. cit. p.20.
[13] Isaak Roubine, Essais sur la théorie de la valeur de Marx, op. cit. p. 40.
[14] Étienne Balibar, La Philosophie Marx, La Découverte, coll. « Repères », 1993, p. 66. Alors, dans la tradition « althussérienne », l’auteur occultait la question du fétichisme et de la forme valeur, dans ce livre, il rend compte de façon très pertinente (et synthétique) des enjeux épistémologiques et « philosophiques » de cette approche.
[15] Par exemple, Ernest Mandel ne traite pas de la catégorie de travail abstrait dans, La formation de la pensée économique de Karl Marx, François Maspéro, 1967.
[16] Voir deux « petits » livre d’accès facile : le chapitre 1 d’Introduction à l’économie de Marx (op. cit.) de Pierre Salama et Tran Hai Hac et Brève histoire de la pensée économique d’Aristote à nos jours (« Champs » Flammarion, 2005) qui situe très bien la place de Marx.
[17] Pour Marx, mais je ne reviens pas sur cet aspect, la détermination de la valeur d’usage n’est pas « naturelle », mais socio-historique.
[18] Jean-Marie Vincent, Critique du travail. Le faire et l’agir, Paris, Puf, 1987, p. 103.
[19] Karl Polanyi, La Grande Transformation, Paris, Gallimard, 1983.
[20] Avec l’avènement du capitalisme, le travail devient effectivement le centre et le fondement de l’activité et cette situation perdure dans le « socialisme réel ». Si dans le premier cas, la médiation sociale dominante est le marché, dans le second cas, on peut effectivement dire que le travail est une médiation sociale centrale, la socialisation se faisant à travers l’Etat-plan et la place accordé par le système au statut de travailleur. Cela dit, la caractéristique de ces sociétés est le fait que, via l’étatisation des moyens de production, c’est la politique qui domine.
[21] Jean-Marie Vincent, « La domination du travail abstrait », in Critiques de l’économie politique, oct.-déc. 1977.
[22] Jean-Marie Vincent, Un autre Marx. Après les marxismes, Editions Page deux, 2001, p.214. Il est intéressant de noter que l’auteur fait ces remarques dans des pages de discussions critique des textes d’Ernest Mandel.
[23] Si, dans la lignée de Marx, il analyse le rapport de production comme rapport d’exploitation, Postone récuse la référence à des classes sociales, catégories qu’ils renvoient dans les poubelles du « marxisme traditionnel ». Il argumente très peu à ce propos, sinon en caricaturant de façon extrême la référence aux classes ; ainsi la bourgeoisie serait une classe qui manipulerait la production industrielle pour ses propres intérêts…. Je ne vais ici discuter cet aspect. Pour ce qui concerne mon approche, je ne crois pas que les classes sociales soient des entités sociologiques préexistantes, elles sont des effets de rapport d’exploitation et de leur particularité (la catégorie de classe ne me semble pas adéquate dans les sociétés précapitalistes). Naturellement les classes, dans leur existence concrète, existent comme formes sociologiques (évolutives), mais, une fois encore, le point de départ est le rapport d’exploitation et les relations conflictuelles qu’il structure. Postone tourne d’ailleurs en rond sur cette question. Ainsi il explique que « la lutte des classes n’est un élément moteur du développement historique du capitalisme que du fait du caractère intrinsèquement dynamique des rapports sociaux qui constituent cette société » (p.475). Mais, justement, ces rapports sociaux sont des rapports d’exploitation qui génèrent un type particulier de confit social (lutte des classes)…
[24] Voir Tran Hai Hac, Relire « Le Capital », op. cit. t. 1, section 62, « Le double caractère des forces productives développées par le capital » p. 289 à 305.
[25] Karl Marx, Grundrisse, in Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1968, p. 217.
[26] Dans, Un autre Marx (op cit., p. 266), Jean-Marie Vincent définit les abstractions réelles comme des « formes de pensée sociale ossifiées qui organisent les pratiques et les institutions par-dessus la tête des hommes ».
[27] Dans le fétichisme la marchandise, cette n’est pas saisie comme un rapport social, mais perçue comme une « chose sociale » dont les attributs sont naturels. Comme les individus entre en contact entre eux à travers l’échange de ces « choses sociale », qui ont leur propre mouvement, ce sont bien elles qui structurent les relations sociales.
[28] Notons au passage que la crise et l’écroulement des pays du socialisme réel est, entre autres, liée au fait qu’ils ont été incapables d’avoir cette dynamique.
[29] Karl Marx, Grundrisse, op. cit. p 305 à 307.
[30] Pour une discussion critique du capitalisme cognitif, voir Michel Husson, « Sommes nous entrée dans le capitalisme cognitif ? », Critique communiste, n° 169/170, Fin du travail et revenu universel », Critique communiste nº 176, 2003 et Jean-Marie Harribey, « Le cognitivisme, nouvelle société ou impasse théorique et politique ? », Actuel Marx, n° 36, 2004.
[31] « La grandeur de la valeur dépend d’une mesure abstraite et non pas d’une quantité matérielle concrète. En tant que forme sociale, la marchandise est complètement indépendante de son contenu matériel » (p. 261).
[32] André Gorz, L’immatériel, Galilée, 2003, p. 47.
[33] Chez Marx, l’aliénation n’est pas une catégorie psycho-sociologique, décrivant les mutilations subies par les individus. Elle a une dimension ontologique, au sens où c’est une façon de « poser » le social. L’homme crée son essence en se confrontant à l’objectivité et en la transformant (dialectique sujet-objet). Mais cette objectivation est aussi une aliénation, c’est-à-dire une perte de soi. Il s’agit alors de récupérer cette essence aliénée (de lui permettre d’avenir), de réconcilier ainsi l’homme générique et la société ; d’où la disparition des médiations sociales et la marche vers une société qui devient transparente à elle-même.
[34] Henri Maler, Convoiter l’impossible. L’utopie avec Marx. Malgré Marx, Albin Michel, 1995.
[35] Ernest Mandel, La formation de la pensée économique de Karl Marx, op. cit.
[36] Karl Marx, Le Capital, livre III, Œuvres op. c. p 1487.
[37] De ce point de vue, le quatrième de couverture de l’édition française du livre présentant Postone comme un chevalier blanc qui sera dénoncé par les « marxistes de tout poil » est totalement ridicule.
Annexe 1 : À propos du travail abstrait
La première difficulté que l’on rencontre à propos de la catégorie marxienne de travail abstrait est non seulement son « oubli » par le marxisme traditionnel, mais également des difficultés de conceptualisation de Marx dans Le Capital. Je ne reviens pas sur la lecture développée dans le texte ci-dessus, dans la lignée de celle de Roubine. Je voudrais ici revenir sur certaines variantes dans les déterminations de cette catégorie et les problèmes que cela révèle.
1) L’évolution des problématiques de Marx
Dans le Capital, quelles que soient les difficultés d’interprétation, il clair que le travail abstrait vise, d’une part, à définir le travail créateur de valeur et, d’autre part, est lié au rapport marchand, car c’est à travers l’échange des marchandises que s’égalisent les différents travaux. Et c’est seulement dans Le Capital que le concept apparaît réellement. Cela dit, les éclairages portés sur la catégorie dépendent également de l’évolution des problématiques de Marx.
Ainsi, si on lit la catégorie à travers la problématique des Manuscrits de 1844, le travail abstrait et en général l’abstraction apparaissent comme une forme suprême d’aliénation, le travail concret renvoyant alors au « bon » travail, celui de type artisanal. Dans Misère de la philosophie, Marx rompt avec Proudhon qui, justement, véhicule une vision artisanale du procès de travail ; et cette rupture est une évolution importante.
Pour Marx, dans ce livre, la détermination de la valeur par le temps de travail est générée par la production capitaliste dans laquelle les travaux « sont égalisés par la subordination de l’homme à la machine ou par la division extrême (…). Le balancier est devenu la mesure de deux ouvriers (…). Le temps est tout, l’homme n’est plus rien ; il est tout au plus la carcasse du temps »[1].
La modernité des analyses ne doit pas faire oublier que, ce faisant, Marx ne résout pas le problème de l’égalisation sociale des travaux puisqu’il en reste au niveau du procès immédiat de travail, avec comme seules référence des travaux concrets (au sens du Capital) qui par nature sont différents les uns des autres. Au demeurant, Marx se réclame alors de Ricardo et n’a pas encore produit le concept de marchandisation de la force de travail (pour Ricardo c’est le travail qui est une marchandise) qui est indispensable pour traiter de la place de l’échange dans l’égalisation des divers travaux concrets. Et il ne faut pas confondre la mise en œuvre de standards de temps dans le travail abstrait permettant de quantifier l’activité productive selon un temps moyen avec le travail abstrait dont parle Le Capital et qui concerne la production sociale.
3) Le travail abstrait via Lukacs
Dans Histoire et Conscience de classe (1923), où il tente de réactiver la thématique marxienne du fétichisme à travers sa propre théorie de la réification, Lukacs renvoie à ce passage de Misère de la philosophie. Et il va chercher les racines du travail abstrait dans l’évolution du procès immédiat de production qui passe par la manufacture puis le machinisme et porte « une rationalisation sans cesse croissante, une élimination toujours plus grande des propriétés qualitatives et individuelles du travail humain »[2]. C’est une catégorie reproduisant la décomposition du travail en unités abstraites et individuelles, sous l’effet du développement du procès capitaliste caractérisé par le principe de rationalisation basé sur le calcul, la possibilité du calcul.
En fait ici (et dans sa théorie de la réification), Lukacs se tourne plus du côté de Max Weber et de sa mise en relation de l’avènement du capitalisme et du principe de rationalité. Mais il s’intéresse peu aux analyses du Capital sur la marchandise et à la propre conceptualisation de Marx à ce propos. Cette référence à la seule logique « interne » du procès de travail est d’autant plus forte qu’il n’accorde guère d’importance au concept de marchandisation de la force de travail. En fait Lukacs a une approche plutôt ricardienne de la théorie de la valeur et s’intéresse aux questions de la quantification, du point de vue de ses effets négatifs.
Cela dit, Histoire et conscience de classe (déclaré non orthodoxe par le III° Internationale) est un livre remarquable. Et sa reprise critique de la thématique wébérienne de la rationalité va avoir une influence souterraine forte, notamment dans l’école de Francfort et une certaine tradition marxiste critique. Quel que soit l’intérêt des analyses que cela a permis de produire, l’approche est porteuse d’équivoques et d’impasses bien illustrées en France par André Gorz. Outre la thématique de la rationalité instrumentale (bien décortiquée par Postone), l’application de la science à la production devient le facteur d’explication du développement du capitalisme et la loi de la valeur perd de plus en plus de sa pertinence car elle serait liée à la seule grande production industrielle en déclin.
4) Travail abstrait et procès d’abstraction sociale
Chez les auteurs français cités dans l’article qui font référence à Roubine, il existe des nuances, même si tous font du moment de l’échange des produits un moment structurant. Dans les analyses de Jean-Marie Vincent sur la dialectique sociale de la forme valeur, qui fonctionne comme substance sujet (un peu à la façon de l’esprit hégélien), le travail abstrait apparaît comme un moment de cette dialectique. Et, peu à peu, le travail abstrait a été identifié à l’ensemble des formes sociales abstraites qui domine les individus à travers le procès de soumission réelle du travail au capital.
La problématique des métamorphoses de la forme valeur a permis à Jean-Marie Vincent d’écrire des pages remarquables sur la dialectique des formes sociales capitalistes, mais il a parfois tendance à dissoudre les différents niveaux d’analyse. Tran Hai Nac, lui, se centre sur le niveau de l’échange (qui est bien celui traité par Marx sur ce sujet) pour expliquer que la forme d’existence du travail abstrait est la monnaie ; c’est elle qui exprime et mesure la valeur des marchandises.
Ayant pris comme point de départ les analyses de Jean-Marie Vincent, j’ai été progressivement convaincu par l’approche de Tran Hai Hac. Et je crois qu’il faut, du point de conceptuel, distinguer le moment de la catégorie de travail abstrait (forme d’existence du travail social sous le capitalisme) de la dialectique plus générale de domination portée par des formes sociales abstraites et des abstractions sociales. D’autant que ces derniers phénomènes ont existé également dans le « socialisme réel ».
5) Le travail abstrait chez Postone
La question du travail abstrait comme forme objective capitaliste, est au centre des analyses de Postone. Cela permet des analyses souvent intéressantes, notamment quand il reprend la théorie marxienne de la forme valeur ; même si son refus de toute référence à l’échange marchand le déséquilibre souvent.
La détermination du travail abstrait par Postone n’entre dans aucune des grandes problématiques que je viens d’énoncer ; et c’est peut-être pour cela qu’elle est difficile à saisir (en tout cas pour moi). En fait Postone pose l’existence du travail abstrait en même temps qu’il énonce sa thèse fondamentale : sous le capitalisme, le travail n’est pas médiatisé par des rapports sociaux, il se constitue lui-même en médiation. Il s’auto-ojective, en quelque sorte comme cadre de structuration des rapports sociaux. Et cela se traduit par un procès social qui, à un extrême, concerne le travail concret et, à l’autre extrême, le travail abstrait.
On retrouve le problème souligné dans l’article. Le capitalisme met le travail au centre de la vie sociale. Mais cela ne veut pas dire que le travail devient la seule médiation sociale qui auto-produirait, dans son mouvement d’objectivation, l’ensemble des rapports sociaux.
[1] Karl Marx, Misère de la philosophie, Œuvres, t 1, op. cit. p 29
[2] Georg Lukacs, Histoire et conscience de classe, Les Editions de Minuit, 1960, p. 115.
Annexe 2 : Le fétichisme de l’Etat-plan et la « valeur-indice »
Je ne crois pas que l’on puisse qualifier les Etats bureaucratiques du socialisme réel de variante de capitalisme d’Etat, même si, par ailleurs, j’ai tiré un bilan critique des traditions d’analyse « trotskistes » ou « trotskisante » de l’URSS[1]. Cela dit, je ne veux pas reprendre ici ces discussions mais traiter de certains problèmes de conceptualisation générale liés à l’analyse de ces Etats. Il ne s’agit pas de gommer les histoires particulières (le totalitarisme stalinien est le produit d’une contre-révolution), mais de souligner certains traits généraux. Ce faisant, c’est une façon de poursuivre la discussion avec Postone sur ce terrain.
1) Un certain aveuglement
Une certaine tradition du marxisme critique anti-stalinien de tradition « trotskiste », qui par ailleurs défendait une perspective « authentiquement marxiste » (dépérissement de la loi de la valeur et de l’Etat, etc.), a véhiculé un certain aveuglement théorique (lié à des aspects du marxisme « traditionnel ») sur la question de l’étatisation des moyens de production à travers le plan. Celui-ci n’est pas perçu comme un rapport social spécifique ; plus exactement, il est perçu comme porteur par nature d’une forme de production transparente à elle-même. Ainsi, pour Ernest Mandel, dans l’économie soviétique le salariat est une simple catégorie comptable ; il n’a aucune épaisseur sociale et l’on voit mal comment il pourrait être une forme sociale cristallisant un rapport de domination et d’exploitation sur des producteurs directs toujours séparés de la maîtrise des moyens de production. Plus généralement, Ernest Mandel parle d’un mode de production socialisé où les produits du travail fonctionnent également dans la transparence, c’est-à-dire comme simple valeur d’usage, la planification soviétique étant organisée sur la base d’objectifs en nature (quantification directe de la production).
2) Le plan comme rapport social
Il n’existerait donc plus de médiations sociales (dans la production) au sens que Postons donne à ce mot. Cela paraît difficile. Mais en général, les auteurs qui refusent cette simplification se contentent de reprendre les catégories forgées par Marx (valeur d’usage et valeur) pour la marchandise. Une fois encore, je ne vois pas comment il peut exister des marchandises sans marché.
Gérard Roland est l’un des rares à essayer de spécifier en fonction des pays du « socialisme réel ». En URSS, la quantité jouait un rôle central dans la production, mais si les objets étaient différents sous l’angle de la valeur d’usage du point de vue du consommateur, ils fonctionnent comme équivalant du point de vue du plan. « Le rapport entre les producteurs et l’objet est donc déterminé non par la valeur d’usage, mais par l’indice statistique du plan que nous appellerons la valeur-indice et qui représente la forme de médiation fondamentale dans le mode de production soviétique »[2].
L’indice statistique se donne comme simple indice de quantité, mais lorsqu’il se transforme en plan, il devient un rapport social qui commande et évalue l’activité. La « valeur indice » exprime alors un rapport de subordination de l’organisme inférieur à l’organisme supérieur.
3) Etat-plan et abstractions sociales
On peut discuter des analyses de Gérard Roland sur l’URSS de l’époque. L’approche est remarquable par la façon dont elle montre comment un indice statistique, qui apparaît comme une simple donnée technique, fonctionne en fait comme une forme sociale structurant les rapports des producteurs à l’objet produit et, plus généralement, les conditions de production de ce rapport social spécifique qu’est le plan. Plus exactement, c’est ce que l’on peut appeler l’Etat-plan, puisque le plan en question n’est pas pensable sans étatisation de la production (il peut exister d’autres formes de planification).
Les caractéristiques politiques concrètes de l’Etat-plan peuvent être différentes, mais ceux-ci sont tous issus de la même matrice. Ils se présentent comme une institution cristallisant les fonctions administratives liées à la gestion des moyens de production devenus propriété collective et fonctionnant comme une même force sociale de travail. Et cela alors que les producteurs n’ont pas la maîtrise directe d’un procès de travail devenu collectif et qui, à ce titre (et contrairement au procès de travail artisanal) génère des fonctions administratives spécifiques. Le fétichisme de l’Etat-plan, qui renvoie à une objectivité sociale bien réelle, laisse croire qu’il cristallise ces fonctions administratives (et politiques, les deux sont imbriqués) de la coopération des travailleurs associés alors qu’il les confisque et les transforme en une mécanique de domination impersonnelle sur les producteurs.
C’est à travers cette mécanique que se cristallisent les abstractions réelles et les formes sociales abstraites, selon des modalités différentes (pour partie) des formes capitalistes. En effet, dans ces sociétés les rapports sociaux se présentent comme des rapports entre personnes, au sens où il sont directement politiques. Mais cette dimension politique se structure au travers de formes sociales abstraites qui flottent au-dessus de la tête des travailleurs, mais également, d’un certain point de vue, de celle des bureaucrates : le parti représente le prolétariat, le plan est l’expression de la coopération des travailleurs, etc.
4) Les effets du travailleur collectif
Ces questions renvoient à un problème peu traité (Postone n’en parle pas) qui concerne la catégorie de travailleur collectif apparue avec le capitalisme. Bien sûr les formes d’organisation de ce travailleur collectif doivent être radicalement transformées, mais on voit mal comment il pourrait disparaître, à moins de rêver à un retour à l’artisanat ou à une abolition du travail. Dans le procès de travail individuel, le producteur a un accès direct à la maîtrise du procès de travail et à la « possession » (qui n’implique pas nécessairement la propriété privée), alors que ce n’est pas le cas dans le travailleur collectif, d’autant que, je le rappelle, il ne concerne pas le seul atelier, mais la société toute entière.
Cela veut dire que, d’une part, l’insertion du producteur dans le travailleur collectif est toujours médiatisée (il doit « entrer » dans un procès de travail qui le dépasse largement) et, d’autre part, que l’existence du produit du travail passe par des médiations, non pas seulement dans la sphère de la circulation, mais dans celle de la production. Sous cet angle, il se maintient toujours une certaine séparation. Pierre Naville a été un des premier à souligner que cet aspect de la séparation (le producteur n’est plus soudé aux moyens de production) est porteur d’une dynamique émancipatrice[3].
Contrairement aux sociétés pré-capitalistes – mais ici de façon analogue à la production capitaliste -, les sociétés post-capitalistes s’organisent sur la base d’une objectivation du travail comme travail social qui prend une forme abstraite, au sens ou il s’objective dans une forme sociale différente des divers travaux concrets. Cela pour deux raisons : d’une part, l’existence d’un travailleur collectif et, d’autre part, la nécessité d’une égalisation des produits du travail[4].
Pour rendre compte de ses analyses, Gérard Roland explique qu’il emploie la catégorie de valeur dans le cadre d’une « anthropologie économique ». On aura compris que je ne suis pas partisan d’un discours transhistorique. Par contre, le développement du capitalisme introduit bien des ruptures historiques avec les formes précapitalistes dont certaines sont des « acquêts » (Marx) pour penser l’avenir. Et c’est pour cette raison que l’on rencontre les problèmes de conceptualisation que je viens de traiter ; on les rencontre d’ailleurs sur d’autres terrains (abolition du salariat, dépérissement de l’Etat, etc.).
5) A propos du despotisme
Postone (il n’est pas le seul) présente souvent « le socialisme réel » comme un système social dans lequel les formes de domination analysées par Marx à propos du despotisme d’usine se seraient étendues à toute la société. On avait bien les racines d’une telle affirmation, mais elle ne peut avoir qu’une simple valeur analogique. En toute rigueur, elle est fausse car le despotisme d’usine capitaliste s’articule avec le marché ; et c’est cette articulation qui permet de comprendre la dynamique d’ensemble. Des différences existent également au sein de l’organisation du procès de travail immédiat. Ainsi, selon Pierre Rolle[5], la planification soviétique laissait une autonomie relativement importante aux collectifs de production dans l’organisation du travail à cause, justement, de l’organisation du plan en termes seulement quantitatifs.
[1] Antoine Artous, « Trotski et l’analyse de l’URSS », Ernest Mandel et la problématique des Etats ouvriers », Critique communiste n°157, hiver 1999. Ces deux textes sont disponibles en libre accès sur le site d’Europe solidaire sans frontières (ESSF), à l’adresse : http://www.europe-solidaire.org/
[2] Gérard Roland, Economie politique du système soviétique, L’Harmattan, 1989, p. 58.
[3] Pierre Naville, De l’aliénation à la jouissance, Anthropos, 1974 (1re édition 1957).
[4] Voir sur ce sujet mes échanges avec Tran Hai Hac dans la revue Variations, printemps 2005.
[5] Pierre Rolle, Le travail dans les révolutions russes, Page deux, 1998.