La réception catholique des études féministes, puis, depuis les années 1990, du concept et des études de genre peut faire l’objet d’une histoire culturelle [1]. Cet article conteste l’idée d’une réception seulement négative par le catholicisme des études féministes, et de leur surgeon que constituent les études de genre. Si le Magistère catholique, relayé par certains intellectuels, formule globalement une condamnation du genre et de ses emplois dans les sciences sociales, et que les évêques, à travers les conférences épiscopales ou les nonces apostoliques auprès de l’ONU et des instances européennes, combattent ses applications dans le droit international et ses transcriptions dans le droit national, il existe, à la base, des expériences inédites, originales et souvent méconnues de dialogue et d’incorporation du concept de genre. Elles attestent le pluralisme interne, l’adaptabilité et la relative plasticité du catholicisme contemporain.
Le jalon oublié de la théologie féministe
Historiquement, la rencontre entre les chrétiennes et les féministes est de faible intensité en France depuis la fin du XIXe, même si elle existe et a pu être documentée [2]. Dès les années 1890, une revue comme La Femme contemporaine de l’abbé Lagardère peut revendiquer le droit de vote et sa fidélité au Magistère catholique [3]. L’étude de la Ligue Patriotique des Françaises a toutefois bien établi comment, au début du XXe siècle, des militantes catholiques récusent l’universalisme laïc républicain. Elles lui préfèrent une identité politique qui refuse le neutre en s’investissant dans le secteur sanitaire ou social [4]. Plus original peut-être, l’entre-deux-guerres voit l’organisation en France d’une branche de l’Alliance Jeanne d’Arc. Elle milite pour l’ouverture du sacerdoce aux femmes. Néanmoins, une telle expérience est marginale. Elle n’a concerné qu’un nombre limité d’intellectuelles catholiques d’avant-garde (Cécile de Corlieu, Pauline Archambault).
Cela explique-t-il le relatif retrait des femmes catholiques des mouvements féministes de l’après-guerre ? Il s’agit peut-être d’un effet de perspective. Des théoriciennes qui critiquaient également l’évidence naturelle des sexes ont pu utiliser les discours religieux de l’exégèse ou de la théologie comme des ressources intellectuelles pour justifier et penser leur émancipation. Un dialogue intellectuel entre féminisme et catholicisme est visible dès les années 1960, quoique peu connu. Qui se souvient encore aujourd’hui de l’ouvrage publié en 1967 de la catholique Yvonne Pellé-Douël, Être femme, et qui salue le travail de Simone de Beauvoir comme « le premier et peut-être le seul à aborder franchement les questions sur les femmes, et, sur bien des points essentiels, à avoir ouvert des chemins sur lesquels il n’est plus possible de revenir » ? Professeure de philosophie, engagée dans la coopération universitaire au Cameroun, Yvonne Pellé-Douël souhaite que des chrétiennes fassent le travail de Simone de Beauvoir « à partir de leur existence de femmes engagées dans leur foi au Christ » [5].
La philosophe s’insère toutefois dans un contexte très particulier, celui du catholicisme des années 1960, marqué par le Concile Vatican II (1962-1965), qui a salué la « promotion des femmes ». Cette ouverture conduit à la reconfiguration du féminisme catholique, symbolisé en France et en Belgique par la création de l’association Femmes et Hommes dans l’Église en 1969-1970. Autour de ce pôle original, associatif et non académique, gravitent des femmes (Marie-Thérèse van Lunen Chenu, Renée Dufour, Alice Gombault, Suzanne Tunc, Françoise Vandermeersch) dont les différentes publications incarnent un lien intellectuel réel entre le patrimoine chrétien et certains aspects du féminisme de la deuxième vague. Plusieurs thèmes concordent avec les recherches féministes qui se constituent au cours des décennies suivantes, comme l’attention à la construction historique des catégories masculin/féminin au sein du christianisme et dans l’Église, ainsi qu’une critique nuancée d’un essentialisme enfermant les femmes dans la maternité ou certains stéréotypes sociaux.
Mais les difficultés rencontrées par ce courant sont d’ordre structurel plus qu’intellectuel. Contrairement à ce qui a lieu dans les pays anglo-saxons, les instituts catholiques empêchent sa légitimation, en refusant d’accorder à leurs auteures, malgré leur doctorat, des chaires en théologie – ce qui aurait permis de formaliser les travaux dans un courant visible de sciences religieuses. Loin d’être anecdotique, ce rameau chrétien du féminisme de la deuxième vague s’est néanmoins maintenu jusqu’à aujourd’hui et anime « l’unité de recherche et de documentation Genre en Christianisme » fondé en 2003. Hébergé à la bibliothèque dominicaine parisienne du Saulchoir, « Genre en christianisme » propose un fonds de près de 2 000 titres (livres, revues spécialisées et travaux universitaires) et organise des conférences portant sur les études de genre en contexte religieux. Il s’agit d’un des rares emplois positifs du terme de genre dans le milieu catholique français contemporain.
Mais si « Genre en christianisme » continue d’organiser colloques, publications et conférences, il reste un pôle très marginal alors que les études de genre sont progressivement entrées dans le collimateur du Magistère catholique et de certains intellectuels qui en sont proches [6]. Les milieux féministes catholiques ne sont globalement plus assez influents, car sans relais institutionnels, trop peu nombreux et marginalisés dans leur groupe confessionnel pour faire émerger une lecture positive du genre et du féminisme. Au niveau international, et tout particulièrement du Saint-Siège, s’est élaborée une doctrine extrêmement critique à l’égard du féminisme contemporain ainsi que des théories qui le structurent.
Le Saint-Siège contre le concept de genre
C’est en effet une tout autre chronologie qui se déploie à Rome depuis la fin du Concile Vatican II. Si Jean XXIII (1958-1963) rompt avec la condamnation répétée chez ses prédécesseurs de la volonté émancipatrice du mouvement féministe, cette période est une parenthèse. Pour Paul VI (1963-1978) et ses successeurs, Jean-Paul II (1978-2005) et Benoît XVI (2005-2013), la reconnaissance de « l’égalité essentielle de l’homme et de la femme du point de vue de l’humanité » [7] n’est admise que dans la mesure où elle ne touche pas au monopole des hommes sur certains rôles sociaux (le sacerdoce) ni à la morale conjugale et sexuelle [8].
Certes, Paul VI engage bien l’Église dans le combat d’émancipation des femmes, en proclamant par exemple 1975 « année de la Femme », au diapason de l’ONU. Cette apparente convergence politique cède toutefois bien vite le pas à des lignes de fracture qui n’ont cessé de se confirmer depuis. La déclaration Inter Insigniores (1976), en écartant la possibilité de changer l’organisation catholique des ministères institués, contrarie tout d’abord une réflexion qui s’était considérablement développée depuis le Concile, avec l’essor, surtout aux États-Unis, d’une théologie féministe [9].
Depuis lors, le Magistère romain maintient la même ligne argumentaire. Les femmes ont certes une dignité égale à celle des hommes. Elles ne sont ni inférieures, ni impures comme les clercs ont pu malheureusement et à tort l’enseigner jadis. La lutte contre les discriminations subies par les femmes est juste. Elle peut être portée par des catholiques. Néanmoins, l’Église n’est pas en droit de changer le choix du Christ de s’incarner en homme et de choisir des hommes comme apôtres. Certains rôles sociaux sont induits par la biologie, de même que les orientations sexuelles. L’écart par rapport à la norme « naturelle » hétérosexuelle relève en effet d’un désordre, d’origine mystérieuse, devant susciter compassion et miséricorde dans les Églises, mais jamais légitimation ni reconnaissance dans les États (Persona Humana, 1975).
Le pontificat de Jean-Paul II, qui débute en 1978, confirme ces orientations par un discours abondant et ambitieux sur les femmes, qui, tout en concédant à la thématique de la juste égalité, critique une forme « radicale » de féminisme poussant trop loin ses exigences d’égalité, notamment en matière de contraception et d’avortement. Du fait de leur capacité à donner la vie, les femmes disposent de qualités propres (soin de l’autre, écoute, humilité) nécessaires à la vie domestique où elles ont à s’investir en priorité. La diversité de fonctions se fonde en nature, tout particulièrement dans l’institution ecclésiale [10].
Sans surprise, lorsque le terme de genre surgit dans le débat public dans les mouvements féministes, les départements universitaires et les organisations internationales au cours des années 1990, il ne passe pas les fourches caudines du Magistère. En 1995 la Conférence de l’ONU sur les femmes à Pékin s’accorde à reconnaître que la place subordonnée faite aux femmes dans de nombreuses sociétés trouve son origine dans plusieurs phénomènes croisés. Elle ne relève pas simplement de facteurs juridiques (l’accès aux droits civiques), ni même socio-économiques (l’accès au travail rémunéré), ni même des politiques démographiques (les droits reproductifs) mais également de facteurs plus culturels et symboliques. Afin de faire progresser l’égalité entre femmes et hommes, il est désormais recommandé que toute politique publique prenne en compte les rapports de genre (en anglais « gender mainstreaming ») et s’attaque aux stéréotypes culturels, aux rôles sociaux assignés aux hommes et aux femmes.
Dans le texte final de la conférence, l’observateur du Saint-Siège s’inquiète du développement des « vues répandues dans le monde selon lesquelles l’identité sexuelle peut être adaptée indéfiniment à des fins nouvelles et différentes » [11].
Le contexte immédiat joue en défaveur du genre. L’année précédente, la Conférence de l’ONU au Caire sur les politiques démographiques de développement a esquissé, au point de vue international, la notion de « droit reproductif » pour permettre un libre accès à la contraception et à l’avortement. Cette orientation onusienne a refroidi la volonté collaboratrice du Saint-Siège avec les instances internationales. Sur le plan religieux, à peu près au même moment, la conférence de Lambeth, l’organe de communion de l’Église d’Angleterre (anglicane), autorise les ordinations de femmes prêtres. Elle valide en quelque sorte l’interprétation de la théologie féministe pour qui l’incarnation du Christ en un homme relève d’une contingence historique dans la société juive de l’époque.
Contre l’aspiration moderne à définir les identités de genre et sexuelles en les déconnectant du sexe biologique, Rome n’a, depuis lors, cessé de condamner les études de genre par plusieurs canaux. En 2003, le Conseil Pontifical pour la Famille publie un Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques [12]. Le volume entend éclairer, pour les catholiques, le sens des expressions devenues « problématiques » dans la modernité. Le terme de genre proposé par l’ONU dans son texte final de la Conférence de 1995 est vu comme le paravent d’une idéologie subversive produite par des féministes radicales américaines. Un article est consacré à l’« ingénierie verbale ». Des acteurs minoritaires chercheraient à imposer leurs vues dans les instances internationales afin de promouvoir un changement social à travers le langage. Parmi ces « mots codés », il y a bien entendu le « genre » « substitut du mot sexe » utilisé par « beaucoup de féministes » [13]. Pas moins de trois articles sont d’ailleurs consacrés à sa critique [14]. Globalement, l’ouvrage exclut toute possibilité d’un emploi positif de la notion de genre [15]. « Concept », « idéologie » ou « théorie », le genre est, dans le dictionnaire, présenté, à trois niveaux, comme le produit d’un courant féministe radical dont les catholiques doivent se défendre.
En France, le genre est nommé bien plus tardivement dans les documents officiels catholiques, près de dix ans après Pékin. En 2005, la Conférence des Évêques (catholiques) présente, lors de son assemblée plénière, le genre comme un « chantier prioritaire », et charge une commission d’établir un document de référence. C’est le psychanalyste Jacques Arènes qui coordonne les travaux. Il aboutit à la publication d’un document intitulé « La problématique du genre » [16]. Moins virulent que les textes romains, ce texte affirme néanmoins que ce qu’il désigne comme la « gender theory » va plus loin que les « gender studies », et « constitue le corpus idéologique utilisé par les lobbies gay pour défendre leurs idées soumises au législatif, notamment le mariage dit homosexuel » (p. 3).
Devenu pape en 2005 sous le nom de Benoît XVI, Josef Ratzinger accentue la condamnation. Il nomme explicitement le genre dans un discours de vœux à la Curie pour Noël en 2008. Dans sa pensée, la critique du « gender » procède désormais d’une critique générale de la modernité, engagée dans une course vaine vers une autonomie oublieuse de la nature : « Ce qui est souvent exprimé et entendu par le terme « gender », se résout en définitive dans l’auto-émancipation de l’homme par rapport à la création et au Créateur ». Dans ce discours remarqué, la sauvegarde de la création et de l’écologie passe par la défense du mariage hétérosexuel. Si les normes sociales tendent à n’être que de pures conventions oublieuses de la Création, alors la nature est en danger. Benoît XVI renouvelle sa condamnation à Noël 2012. Dans la phrase de Simone de Beauvoir « on ne naît pas femme, on le devient », le pape voit le « fondement de ce qui aujourd’hui, sous le mot gender, est présenté comme une nouvelle philosophie de la sexualité » [17].
Des experts catholiques contre le complot du genre
En France, l’expression « théorie du genre » entre dans le débat public au moment de l’introduction en 2011 de nouveaux programmes en Sciences et Vies de la Terre pour les classes de première. Si le bulletin officiel de l’Éducation Nationale ne mentionne pas explicitement le terme de genre, le chapitre « masculin-féminin » est interprété par certains acteurs religieux et politiques français (Christine Boutin, 80 députés UMP) comme l’introduction de la « théorie du genre » dans les programmes. Leur action se situe dans la droite ligne de l’intense lobbying mené, depuis 1995, par la diplomatie catholique et des élus européens chrétiens, contre la diffusion du terme de genre dans les textes internationaux. En ce qui concerne la France, l’adoption en 2011 par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe du rapport Andreas Gross portant sur « la discrimination sur la base de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre » est à mentionner. Dans la lettre des députés UMP au ministre Luc Chatel, il est fait mention du concept de genre comme d’une « théorie philosophique et sociologique qui n’est pas scientifique [et] qui affirme que l’identité sexuelle est une construction culturelle » [18]. L’expression se diffuse alors dans des cercles plus larges que les milieux confessionnels pour rallier les forces politiques opposées aux législations favorables aux minorités sexuelles.
L’expression « théorie du genre » ou « théorie du gender » se développe en réalité depuis les années 1990 dans les milieux catholiques en marge des prises de position des nonces auprès des instances internationales. Depuis les années 1990, des intellectuels catholiques interprètent en effet de manière large la condamnation romaine du concept de genre, en accentuant certains aspects et en théorisant une genèse intellectuelle et politique pour en condamner le développement. Le premier de ces penseurs catholiques est le prêtre belge, travaillant à Rome au Conseil Pontifical de la Famille, Michel Schooyans. Dans son ouvrage La Face cachée de l’ONU (2001), il accuse les Nations Unies et ses agences de vouloir détruire la famille en promouvant « l’idéologie du gender ». Cette dernière est comprise, à partir de Marx et Engels, comme un outil de conflit entre les hommes et les femmes. En relativisant les rôles assignés dans les cultures traditionnelles, l’« idéologie du gender », de surcroît, « nie toute importance à la différenciation génitale de l’homme et de la femme » [19]. Elle promeut l’avortement et l’homosexualité.
L’américaine Margaret A. Peeters est une autre experte des études de genre très appréciée. Elle vulgarise la notion de « théorie du genre » alors que Michel Schooyans se contentait de parler de concept ou d’idéologie. Journaliste de formation, elle a beaucoup suivi les conférences onusiennes sur le développement et le droit des femmes dans les années 1990. Elle enseigne dans plusieurs universités catholiques (Urbania à Rome, l’Université catholique du Congo). Comme Michel Schooyans, elle craint la diffusion d’une « idéologie » aussi délétère que le marxisme soviétique dans les instances internationales. Pour alerter sur ce phénomène, depuis 2003, elle dirige une agence de lobbying, basée à Bruxelles, appelée « Dialogue Dynamics on human identity and global governance ». Margaret A. Peeters assure également de nombreuses conférences et formations, par exemple devant les évêques catholiques africains réunis en Synode à Rome en 2011. Dans ses interventions, le genre est conçu comme le dernier stade de la pensée libérale occidentale. Elle en parle bel et bien comme d’une « théorie ». Mais ce terme désigne un courant d’idées au profil varié, mouvant et composite, avançant plus ou moins masqué. Il se déploierait en deux étapes, la philosophie des Lumières au XVIIIe siècle et l’existentialisme des années 1950 – le second marquant l’aboutissement des prémisses idéologiques du premier. Dans cette vision de la « théorie du gender », la tradition anti-libérale et anti-révolutionnaire catholique revoit le jour. Le libéralisme issu des Lumières, en donnant une définition politique et laïque à l’individu, aurait éliminé la dimension chrétienne, puis plus tard sexuée, de la personne humaine :
« Le point de départ de la théorie du gender est une conception du citoyen égal politique hostile à la paternité, à la maternité, à la filialité, autrement dit à la personne [...] la conception laïque de l’égalité citoyenne est asexuée. [...] Cette construction laïque a balayé la personne et l’amour de la culture et du contrat social. » [20]
Diplômé de psychologie, psychanalyste et membre de la congrégation des Salésiens, Tony Anatrella vulgarise largement le terme de « théorie du genre » selon la voie tracée par ses confrères du Conseil Pontifical pour la Famille. Il est le plus facilement identifiable dans la sphère francophone eu égard à son rôle de « consulteur » officiel au sein de cet organisme [21]. Ce prêtre français d’origine italienne se consacre principalement dans les années 1970 et 1980 à la publication, en France, d’ouvrages sur l’éducation. Dans les années 1990, Tony Anatrella devient médiatique en raison de ses « expertises » sur l’homosexualité, notamment dans le diocèse de Paris. Le débat public est alors centré sur le PACS (1999). Le prêtre intervient pour défendre les positions de l’épiscopat, c’est-à-dire l’opposition au projet de loi. Il est également vigoureusement opposé à la lutte juridique contre l’homophobie. Car, au cœur de la « théorie du genre », il y a ce qu’il nomme le « lobby homosexuel ». Le prêtre psychanalyste s’oppose au déclassement de l’homosexualité des troubles psychiques au sein des sociétés de psychiatrie ainsi qu’à l’OMS. Installé à Rome au début des années 2000, il persiste, notamment à travers la version française de l’agence de presse catholique « Zénith ». Son dernier ouvrage paru en italien lie explicitement dans son titre même l’homosexualité et la « théorie du genre » [22]. Les études de genre sont aussi délétères que celles qui inspirèrent les totalitarismes du XXe siècle :
« Le marxisme, à travers le communisme et le socialisme, nous promettait un homme nouveau avec l’idée dépressive de « changer la vie » au lieu de l’assumer. Le nazisme en appelait à une race supérieure. Nous savons combien ces fausses idées ont été meurtrières à bien des égards. Et maintenant la théorie du gender veut nous libérer de la condition de notre corps sexué et de la différence sexuelle. » [23]
Se diffusant dans les instances internationales, la « théorie du gender » entraînerait, à ses yeux, des changements législatifs tels la lutte contre l’homophobie ainsi que la reconnaissance civile des unions homosexuelles. Elle annoncerait un nouveau totalitarisme.Ces experts catholiques du genre ne bénéficient d’aucune reconnaissance dans le monde académique et notamment celui des études de genre. Ils ne publient pas dans les revues académiques et sont bien souvent inconnus des universitaires.
En France, cette littérature se prolonge aujourd’hui, et a même repris en vigueur depuis les polémiques autour des nouveaux programmes de biologie en 2011, avec les essais du psychiatre et psychanalyste Christian de Flavigny [24], de la femme politique Elizabeth Montfort [25], de la juriste Aude Mirkovic [26], ou des philosophes Michel Boyancé et Thibaut Colin [27]. Les plus virulents parlent toujours de « théorie du genre » au singulier (Mirkovic, Montfort).
L’acculturation au catholicisme du concept de genre ?
Parallèlement à ce discours de condamnation, il existe toutefois des liens entre les études de genre et le patrimoine intellectuel du catholicisme français. Cette acculturation existe, bien que marginale. On peut alors envisager la possibilité d’un dialogue, qui ne cache peut-être d’ailleurs pas des divergences irréductibles.
Des secteurs classiquement plus intellectuels du catholicisme semblent en effet s’inquiéter de la rapidité avec laquelle certains responsables de l’Église congédient les études de genre. Cette inquiétude est toute récente. Dans la sphère francophone, elle n’apparaît qu’au début de notre décennie. La revue de sciences humaines et sociales des jésuites, Études, ouvre ses pages à plusieurs articles ou réflexions qui cherchent à discerner ce qui dans les études de genre est soluble dans le catholicisme. En septembre 2011, dans un billet paru sur le site Internet de la revue, Nathalie Sarthou-Lajus sonne l’alarme :
« Si les courants les plus radicaux des genders studies (sic) méritent une analyse critique quand ils vont jusqu’à nier la part biologique de l’identité sexuelle, son ancrage dans une anatomie corporelle, ou à récuser toute différence entre un homme et une femme telle qu’elle s’exprime dans un corps, il serait tout à fait dommageable dans l’enseignement des savoirs de diaboliser ces théories du genre. » [28]
Dans cette même revue, on peut trouver en février 2011 un article de la sociologue Céline Béraud qui montre comment « les questions de genre travaillent le catholicisme » [29]. L’exemple du service de chœur réservé ou non aux garçons selon les paroisses, montre comment la notion éclaire le catholicisme de l’intérieur.
Cette volonté de dialogue se retrouve dans l’initiative qui a abouti au débat entre le sociologue Éric Fassin et la religieuse dominicaine spécialiste de théologie morale Véronique Margron en mai 2011 à la cathédrale de Rouen [30]. Intitulé « Homme, femme, quelle différence ? », le projet est porté par d’une association catholique cherchant à réhabiliter la pratique de la « disputatio » médiévale. Durant le débat, le sociologue voit le passage intellectuel « du genre au sexe » comme un « signe des temps » [31], alors que la moraliste rappelle les fondements bibliques de la différence des sexes. Le souci du dialogue se retrouve par exemple dans l’association Confrontations, héritière du Centre Catholiques des Intellectuels Français (CCIF). Confrontations essaie de tenir la corde entre la fidélité revendiquée à l’institution catholique et le souhait de dialoguer avec les outils issus des études de genre contemporaines. Un premier colloque, « Genre, pour une approche dépassionnée du débat » s’est tenu à Lille en septembre 2012, un second à l’Université catholique de Lyon, en janvier 2014 autour du thème « Au prisme du genre : corps, filiation, christianisme ».
La presse catholique s’empare également de la question à partir de 2011. En France, elle a résolument joué un rôle moteur dans la réception plus positive de la question dans le champ catholique. En mars 2012, l’hebdomadaire Témoignage Chrétien (n° 3483), classé traditionnellement à la « gauche » du paysage éditorial catholique, publie un dossier « Homme et femme, on les créa » à la tonalité compréhensive sur les études de genre. En septembre 2013, c’est au tour de La Vie, un autre mensuel catholique d’ouverture, de s’interroger : « La confusion du genre, faut-il s’inquiéter pour nos enfants ? » (n° 3351). Dans un contexte marqué par l’après Manif pour tous, le ton est plus mesuré que Témoignage chrétien. Le dossier s’attelle sérieusement à dissiper raccourcis et malentendus. Le quotidien catholique La Croix dans son édition du 12 novembre 2013 titre sur « Comprendre les enjeux du “genre” ». Étant donné son caractère plus « centriste » dans le catholicisme français, cet article marque peut-être le basculement le plus significatif vers une compréhension intellectuelle des études de genre à l’œuvre actuellement.
Le concept de genre est, en effet, de moins en moins récusé « en bloc » par les catholiques français qui souhaitent conserver un lien avec la modernité intellectuelle. Il s’agit peut-être de ne pas donner trop de cautions intellectuelles aux divers groupes politiques issus de l’opposition au mariage pour tous qui utilisent l’expression à des fins polémiques et partisanes. Certes, ces catholiques n’abandonnent pas une condamnation, surtout lorsque les études de genre donnent des arguments aux revendications politiques du mouvement LGBT. Dans cette voie intermédiaire, l’expression d’une « théorie du genre » peut être refusée, même si bien des ambiguïtés de formulation demeurent. La Croix, dans son édition du 12 novembre 2013, souligne ainsi « l’idée qu’il y aurait une « théorie du genre » ne permet pas d’appréhender l’ampleur du concept ». Mais la journaliste distingue aussitôt les études de genre et « ce qui relève d’idéologies plus ou moins radicales ». Et l’article conclut sur « les tenants de l’idéologie du genre » présentés, en bloc, comme favorables à la PMA et la GPA. S’agit-il d’une notation isolée ? Dans les Cahiers Croire (revue de formation catholique) de juillet-août 2013, Jean-Pierre Rosa développe ainsi la thèse selon laquelle « l’Église n’a pas de point de vue précis sur les études de genre en général » mais défend « une anthropologie ». Il concède même :
« Certains apports des études de genre sont très utiles pour que les hommes et les femmes prennent conscience, ensemble, de leur préjugés respectifs [...] mais il faut bien avouer qu’en dehors de milieux universitaires assez pointus, c’est la théorie la plus extrémiste — qu’on a appelée, à tort, « la théorie du genre » — qui a été surtout véhiculée en France par les médias. Les promoteurs du mariage entre personnes de même sexe ont trouvé, dans cette théorie extrême, un appui idéologique ou une forme de confirmation. » [32]
En réalité, depuis l’été 2013, le champ des intellectuels mobilisés dans le catholicisme français pour comprendre le genre change. À la première génération, marquée par l’intransigeance (Tony Anatralla, Elizabeth Montfort), succèdent des intellectuels mieux outillés et plus informés, qui abandonnent les outrances de naguère. Sont ainsi mis en avant par l’institution, la faculté jésuite du Centre Sèvres, le centre culturel du Collège des Bernardins à Paris, avec des personnalités comme les jésuites Bruno Saintôt ou Antoine Guggenheim. Leurs écrits sophistiquent, certes, la condamnation, mais concèdent qu’il existe un questionnement pertinent en termes de genre [33].
Cette compréhension à deux niveaux (études de genre universitaires appréciables d’un côté, idéologie militante condamnable de l’autre) marque en tout cas l’évolution la plus significative dans la compréhension catholique de langue française des études de genre. C’est la position qu’on retrouve dans le dernier document des évêques français produit par son « Conseil Famille » (février 2014) :
« [I]l faut distinguer les gender studies et la dite « gender theory », qui est en fait une idéologie, la gender ideology. Les gender studies sont des études, souvent sociologiques. Elles étudient les rôles sociaux des hommes et des femmes en particulier sous l’angle des inégalités et des rapports de pouvoir [...] Ces études relèvent du bon sens, de même que la distinction entre sexe et genre. [...] Mais lorsqu’on passe de la distinction à la dissociation, l’on entre dans l’idéologie. S’il est impropre de parler de théorie du genre, on peut parler d’idéologie. L’idéologie du genre existe, la « théorie » n’existe pas. » [34]
En définitive, de nombreuses questions demeurent. Après avoir popularisé l’expression « théorie du genre » en laissant des acteurs catholiques la diffuser, l’institution, du moins en France, semble aujourd’hui prendre ses distances. S’agit-il d’esquisser une transition ? Cette inflexion, peut-être stratégique, permettra-t-elle de sortir de la condamnation aveugle d’un champ académique de plus en plus institué et reconnu ? Ces textes marquent-ils, au contraire, une volonté de reprise en main sur un terrain plus intellectuel que polémique du problème par l’institution catholique ? Jusqu’à présent, seules quelques contributions isolées ont cherché à importer les concepts des études de genre dans le champ propre de la théologie et de la morale chrétiennes. Il s’agit peut-être du terrain le plus crucial à présent. C’est là où peut se jouer une acculturation du concept de genre qui ne soit pas un énième débat sur la compatibilité du genre avec l’anthropologie chrétienne, mais l’utilisation du concept dans les études sur les textes sacrés et dans les sciences religieuses.
Anthony Favier