Afin d’illustrer par contraste la dynamique du capitalisme, Karl Marx a souvent présenté la société chinoise comme le paradigme même de l’arriération, la dépeignant à l’occasion sous les couleurs d’un « temps immobile » ou prisonnière « des mâchoires du temps » [1]. Dans le Manifeste Communiste, la Chine, ou plutôt sa Grande Muraille, fournissent une métaphore démontrant la puissance du capitalisme : partout, ce mode de production bat les « grandes murailles » des sociétés traditionnelles, qu’il attire inexorablement dans son orbite…
Qu’au cours du siècle écoulé cette « captive du temps » soit devenue un bastion du marxisme-léninisme, et que ses historiens aient abondamment illustré la conscience historique même au nom de laquelle Marx reléguait la Chine dans les coulisses de l’histoire, n’est sans doute pas l’un des moindres paradoxes de notre époque. L’universalisation de l’histoire prédite dans le Manifeste Communiste ne saurait être illustrée plus éloquemment.
L’analyse qui suit cherche à cerner le sens d’une telle « globalisation » de la conscience historique, et du marxisme en tant qu’il l’exprime, à travers son apparition dans l’historiographie marxiste en Chine. Je n’envisage pas ici les aspects proprement techniques de l’historiographie — méthodologie, stratégies de recherche, etc. —, à supposer que l’historiographie marxiste puisse jamais s’y ramener. Qu’il me suffise de rappeler que la seule application des catégories du discours marxiste ne pouvait que bouleverser la tradition historiographique : les modes de production remplaçant les dynasties, l’horizon intellectuel des historiens chinois s’est élargi bien au-delà des limites de cette tradition. Sans doute l’historiographie « libérale » a-t-elle joué un rôle non négligeable dans cette évolution (voyez dans ce même Cahier la présentation de l’œuvre de Gu Jiegang par Ursula Richter). Il n’en reste pas moins que si, au cours du demi-siècle écoulé, l’histoire chinoise a été entièrement réécrite, révélant des évolutions et appelant des explications qui échappaient à l’horizon intellectuel de l’historiographie pré-marxiste, le mérite en revient pour l’essentiel à l’intervention de ces catégories nouvelles. En Chine, la refonte du passé national dans le contexte d’une conscience historique globale a tout d’abord été l’œuvre du marxisme.
Ce ne sont pas cependant ces conséquences historiographiques de l’interprétation marxiste du passé chinois qui retiendront mon attention, mais la signification de cette interprétation elle-même pour la conscience historique chinoise et pour le marxisme en tant que discours global sur l’histoire. Ce que j’entends par « signification » est d’ordre culturel. À cet égard, la question la plus pertinente que nous puissions nous poser s’adresse au rôle que les interprétations marxistes de l’histoire chinoise ont joué dans l’intégration de la Chine à l’histoire-monde. Or, c’est précisément sous cet angle que les catégories forgées par Marx se prêtent à des interprétations ambivalentes lorsqu’elles sont appliquées à la Chine.
Qu’il s’agisse de modes de production ou, plus généralement, de formations sociales, les concepts dont Marx s’est servi pour réinterpréter l’histoire ne sont pas seulement des instruments d’enquête historique : ce sont aussi les paradigmes d’un code narratif articulé autour de la saga du capitalisme, dont ils content l’apparition dans l’histoire, le triomphe au présent et l’inévitable défaite à terme [2]. De par sa nature même, cette articulation ne pouvait manquer d’interpréter le monde dans un sens déterminé ; étendue à la réécriture de l’histoire chinoise, c’est elle qui a produit l’ambivalence que j’évoquais plus haut.
Sa conséquence la plus visible est la révolution qu’elle introduit dans la conceptualisation du passé. Interpréter l’histoire en termes de modes de production, concept qui impose une perspective totalisante, revient en effet à réorganiser les relations qui sous-tendent l’histoire mondiale, du passé le plus lointain au présent immédiat, en partant de celles qui caractérisent chaque société pour aboutir aux interactions globales entre sociétés. Cène opération se représente elle-même comme une émancipation à l’égard des anciennes conceptions historiques, qu’elle ravale au rang d’idéologies ayant borné la conscience historique dans des frontières déterminées. Ainsi, de manière inévitable, en raison des liens qui rattachent les modes de production les uns aux autres à l’échelle mondiale, l’écriture marxiste de l’histoire contraint-elle la pensée historique à sortir des limites qui lui sont imposées par les États (opérations idéologiques réifiées dans l’idée de « culture ») pour rejoindre une dimension — une conscience — globalisée de l’histoire, dont les limites ultimes se confondent avec celles de la planète. Sous cet angle, les histoires particulières sont intégrées à l’histoire universelle selon deux aspects différents. Elles peuvent être représentées soit comme des courants particuliers alimentant l’histoire du monde, soit comme les manifestations particulières des forces universelles qui sont à l’œuvre dans l’histoire. Dans les deux cas, l’opération a pour effet de re-situer une histoire « locale » au sein d’une conscience historique portée à l’échelle du monde. L’historiographie marxiste chinoise illustre chacun de ces aspects.
Mais ce processus d’intégration contient un facteur — une structure — d’hégémonie, qui prescrit les conditions auxquelles l’histoire chinoise peut être rattachée à celle du monde. Sous cet angle, la réécriture marxiste de cette histoire fait de celle-ci une évolution subsidiaire, couchée dans un code dont la clé est déterminée par un ailleurs. La soumission des historiens marxistes chinois à l’hégémonie de cet « ailleurs » apparaît clairement dans leur incapacité à imaginer pour les modes de production à l’œuvre en Chine une architecture différente de celle dans laquelle Marx a consigné la généalogie du capitalisme européen, et ce en dépit des très sérieuses difficultés historiographiques qu’ils ont rencontrées en tentant d’appliquer ce code. Sans doute ont-ils été parfaitement conscients du problème, tant sous l’angle de la technique historique que par les conséquences idéologiques du déséquilibre hégémonique. Ces réticences se sont traduites par de continuelles incertitudes dans le travail de réécriture lui-même. Elles sont encore plus visibles dans les multiples tentatives faites pour adapter la grille marxienne des modes de productions aux impératifs de l’histoire chinoise (sans pour autant remettre en cause la grille elle-même, c’est-à-dire l’universalité du code).
Ces problèmes, me semble-t-il — et j’y reviendrai en conclusion — ne traduisent nullement une quelconque spécificité du marxisme des historiens chinois (parce qu’il s’agirait d’un marxisme « chinois »). Ce qu’ils révèlent, au contraire, ce sont certaines difficultés du marxisme en tant que discours sur l’histoire. L’analyse de la marxisation d’autres traditions historiographiques non européennes, je n’en doute pas, aboutirait à des conclusions voisines. Mais je me bornerai ici à l’examen succinct du cas chinois.
Modes de production et histoire chinoise : vers un universalisme sinocentré
Les difficultés dont je viens de faire état sont apparues au cours des trois étapes du développement de l’historiographie marxiste en Chine : étape initiale, de profil « révolutionnaire », correspondant aux années 1927-1937 ; période de la guerre entre 1937 et 1949 ; celle enfin de l’ « establishment », après 1949. Lors de la première phase furent établis les paramètres du discours. L’historiographie de guerre joua ensuite un grand rôle dans la « révélation » des difficultés qu’entraînait leur application. La troisième étape, pendant laquelle ces difficultés sont censément « résolues », est caractéristique de la sous-estimation des problèmes d’hégémonie dans le marxisme [3].
Dès son apparition dans la décennie qui suit l’année 1927, l’historiographie marxiste est inséparable du problème révolutionnaire. L’échec des mouvements sociaux en 1927 avait déclenché une recherche de ses causes dans la société afin de trouver les remèdes permettant de revivifier la révolution. Il semblait particulièrement important de connaître avec précision l’ « étape » historique dans laquelle se trouvait la Chine, afin de déterminer une stratégie révolutionnaire adéquate. Le berceau de l’historiographie marxiste chinoise peut donc être qualifié de révolutionnaire à la fois en raison de l’époque pendant laquelle les paramètres essentiels sont définis, et du fait de ces liens entre recherche historique et préoccupations politiques.
Sous l’angle qui nous occupe ici, deux conceptions opposées virent alors le jour. L’une, plutôt située « à gauche », prétendait écrire l’histoire chinoise dans le code européen, la Chine n’ayant fait que reproduire le schéma — observable dans l’histoire européenne — dont dérivait le code. Le sort réservé à l’avènement du capitalisme en Chine — lié à l’intrusion occidentale — différenciait la variante stalinienne ou stalinisante de ce modèle d’une assimilation pure et simple. Ses sympathisants proclamaient en effet la nature féodale de la Chine et, pour la révolution chinoise, la nécessité de renverser ces forces « féodales ». Son principal porte-parole en Chine fut Guo Moruo, qui en fit le support conceptuel de ses intéressantes Recherches sur l’histoire ancienne de la Chine.
Considérant que la situation chinoise était grosse d’une révolution anti-bourgeoise, les opposants trotskystes allaient plus loin dans l’assimilation puisque, à commencer par Karl Radek en Union Soviétique, ils soutenaient que l’étape en cours était « capitaliste ». Sans d’ailleurs que les opposants fussent du même avis sur les origines de ce capitalisme (certains pensaient qu’il était un sous-produit de l’impérialisme), cette perspective n’en permettait pas moins de considérer son développement comme le résultat d’une évolution endogène de l’histoire chinoise.
Souvent d’obédience Guomindang (elle offre alors un exemple intéressant de marxisme anticommuniste), l’opinion inverse admettait l’universalité du modèle européen tout en soutenant que l’évolution historique de la Chine en différait du fait de particularités propres aux structures sociales chinoises. Une longue « transition » entre féodalisme et capitalisme permettait de résoudre cette contradiction. Dans cette perspective, la société chinoise, pourvue d’un commencement, était demeurée en attente d’une fin — jusqu’à ce que l’intervention extérieure du capitalisme occidental l’eût remise en mouvement.
Cette vision rappelait celle du « mode de production asiatique » marxien, encore que la « stagnation » historique de la Chine fût directement conceptualisée à travers le code narratif de l’histoire européenne. En tant qu’ « Asiatiques », les historiens chinois hésitaient en effet à utiliser la notion à l’état pur ; seuls quelques-uns s’y résolurent, en empruntant la version de Plekhanov. Il est possible également que la condamnation du concept en Union Soviétique (au début des années 1930) ait joué un rôle dissuasif. Mais la répugnance à admettre que l’histoire chinoise pût s’écarter du modèle européen, et par conséquent du schéma universel, semble avoir joué un rôle prépondérant. Quelles qu’aient été les raisons individuelles des historiens, le problème de la stagnation chinoise était formulé dans un code universalisant, la Chine n’étant pas présentée comme l’exemple d’une autre histoire, mais comme une version déformée de l’histoire européenne. Le principal représentant de cette interprétation fut Tao Xisheng, théoricien marxiste du Guomindang [4].
L’assimilation, dans sa variante stalinisante, eut le vent en poupe au milieu des années 1930. L’influence idéologique des communistes et surtout la proclamation par Staline (en 1938) de l’universalité du schéma européen, expliquent cette popularité. Pourtant, avant que ce modèle ait pu être canonisé en orthodoxie, l’historiographie marxiste chinoise put explorer d’autres voies : ce fut l’épisode bref mais significatif de la guerre. Durant cette période, l’accent fut mis sur les formes nationales dans tous les domaines d’activité culturelle, sans excepter l’histoire. Plusieurs ouvrages écrits durant cette période échappent au travers hégémonique en évitant d’universaliser l’écriture de l’histoire nationale à travers le monopole du code européen, sans retomber pour autant dans une perspective étroitement chauvine. Ces recherches s’attachaient en effet aux mécanismes de l’évolution historique en suivant les catégories d’analyse marxistes mais en excluant le code narratif des modes de production. Le marxisme, en d’autres termes, pouvait servir d’instrument d’analyse dynamique sans imposer une représentation de l’histoire chinoise d’après des catégories prédéterminées. Pourtant ces promesses d’émancipation ne furent pas tenues, les historiens n’ayant pas conduit leurs recherches jusqu’à l’élaboration d’une nouvelle théorie des modes de production, ce qui leur eût permis de formaliser l’histoire chinoise dans un code marxiste indigène ou, mieux, endogène. En effet, ce qu’ils rejetaient n’était pas seulement la séquence européenne des modes de production, mais la notion de modes de production elle-même. De ce fait, parce qu’elle se privait d’un code narratif spécifique, l’historicisation du marxisme ne put déboucher sur l’intégration de l’histoire chinoise à un schéma universel élaboré en fonction des particularités nationales.
Avec la troisième phase — celle de l’histoire marxiste en République populaire — le dogme stalinien des cinq étapes (société primitive, esclavagiste, féodale, bourgeoisie, socialiste), devient orthodoxie chinoise, orthodoxie dont l’application, tout en suscitant de multiples controverses, n’est jamais allée jusqu’à une remise en question du code lui-même. Aussi bien, les historiens chinois se sont-ils surtout attachés à prouver la validité empirique de ce code en montrant que « leur » histoire s’y pliait dans ses évolutions de détail. En d’autres termes, l’historiographie marxiste en Chine depuis 1949 s’est employée avec succès à universaliser le code narratif de l’histoire européenne dans sa version marxiste. Le prix dont s’est payé ce « succès » est des plus révélateur quant aux distorsions hégémoniques de la théorie marxiste, distorsions que mettent en évidence les deux « questions » les plus lancinantes de l’historiographie chinoise contemporaine : celle des « bourgeons du capitalisme » en Chine (c’est-à-dire celle de son développement indigène) et celle du féodalisme dans l’histoire chinoise.
Les difficultés soulevées par l’utilisation d’un schéma unilinéaire ne sont nulle part plus aiguës que dans la manipulation du concept de « féodalisme ». Deux approches se sont distinguées au fil des années. L’une situe le féodalisme au commencement de l’histoire chinoise, époque à laquelle la Chine était régie par un système politique ressemblant à celui de l’Europe médiévale. Mais que dire alors des deux millénaires de l’Empire ? Cette difficulté subsidiaire a été résolue, le plus souvent, au moyen du concept de « transition » (entre féodalisme et capitalisme) que nous avons déjà rencontré. L’autre approche évite cette difficulté en étendant la période féodale à la plus grande partie de l’histoire chinoise — quelque trois mille ans d’une évolution pourtant assez disparate. Que les historiens marxistes chinois n’aient pas envisagé la possibilité que leur « féodalisme » pût être différent du « féodalisme » universel prescrit par le code narratif des modes de production dans la genèse du capitalisme, donne une idée de l’emprise de ce code sur leur esprit.
C’est la seconde approche — celle d’un féodalisme de longue durée — qui semble l’emporter de nos jours. Ainsi, l’historien de l’économie Fu Zhufu inclut-il dans un féodalisme étiré de l’an mille av. J.-C. aux premiers « bourgeons capitalistes » (XVIe siècle de notre ère) non seulement des systèmes politiques et juridiques dissemblables, mais aussi des « structures économiques différentes [5] ». À la faveur de cette nouvelle contorsion, la notion de féodalisme s’applique à deux systèmes socio-économiques : le « système seigneurial » (lingzhu zhidu) et le « système de la propriété foncière » (dizhu zhidu). Le premier s’est imposé tant en Europe qu’en Chine, mais avec des résultats différents : tandis qu’en Occident son déclin est allé de pair avec l’apparition du capitalisme, en Chine l’ère des « propriétaires fonciers » a perpétué le féodalisme pendant un millénaire et demi.
Les conclusions tirées de ces variations sur le thème du féodalisme dans l’historiographie chinoise ne sont pas sans intérêt. Le schéma de Fu Zhufu est repris dans le récent Dictionnaire d’Économie Politique publié par l’Académie des Sciences Sociales sous la direction de Xu Dixin [6]. « L’économie seigneuriale », selon cet ouvrage, « est l’une des formes du mode de production féodal, souvent utilisée par contraste avec une autre forme du même mode, le système de la propriété foncière. La distinction entre ces deux formes est relative. Toutes deux sont fondées sur des rapports de production féodaux, grâce auxquels les propriétaires fonciers contrôlent entièrement le sol » ; mais alors que dans le système seigneurial ce contrôle s’étend aussi aux paysans, il est incomplet à cet égard dans l’autre système. L’exemple « classique » du premier, poursuit le Dictionnaire fut réalisé dans le féodalisme de l’Europe médiévale ; celui du second au cours « des phases intermédiaire et tardive de la société féodale chinoise ». Le féodalisme chinois, de la sorte, constitue un modèle classique de la réalisation du féodalisme à l’intérieur d’un schéma universel du féodalisme. Sur ces bases, certains historiens n’ont pas hésité à proclamer que le cas chinois serait plus « classique » que le cas européen. Dernièrement, l’un d’entre eux se demandait « pourquoi le féodalisme avait duré si peu en Europe ». L’Europe, en quelque sorte, serait l’exception, non la Chine…
Dès lors qu’elle suggère qu’une forme « particulière » de féodalisme en Chine conduisait non pas au capitalisme mais à un autre type de formation sociale, cette notion d’un féodalisme « chinois » devrait en principe déstabiliser le code unilinéaire du canon dogmatique. Pourtant il n’en est rien. Les historiens chinois maintiennent que l’histoire dans leur pays évoluait en direction du capitalisme — ce qui leur pose, avec le thème des racines (ou « bourgeons ») indigènes de ce mode de production, le second problème majeur de leur pratique historiographique.
Le terme de « bourgeons du capitalisme » date d’une déclaration en apparence anodine de Mao dans les années 1930, mais l’idée est aussi ancienne que l’historiographie marxiste en Chine. Dès les origines, comme nous l’avons vu, l’un des camps a soutenu que l’histoire chinoise était entrée dans la phase du développement capitaliste. Les historiens contemporains ne diffèrent de ces prédécesseurs que dans la manière plus nette dont ils affirment cette idée. Les « bourgeons » sont maintenant visibles dès le XVIe siècle, ce qui implique un développement coïncidant avec celui de l’Europe non seulement dans sa structure, mais aussi dans sa chronologie. Notons que cette évolution n’est pas attribuée à l’émergence d’un « système mondial », mais aux transformations internes de la Chine, qui aurait donc donné naissance à un capitalisme en vertu de son seul dynamisme…si l’arrivée du capitalisme européen au XIXe siècle n’avait bouleversé le schéma endogène en cours de réalisation. Certains historiens ont reproché à la conquête mandchoue du XVIIe siècle d’avoir provoqué cette perturbation externe.
En résumé, depuis plus d’un demi-siècle déjà, les historiens marxistes chinois ont tenu pour un article de foi l’universalité des modes de production que Marx avait codifiés afin d’expliquer l’essor du capitalisme européen. Une seule évolution historiographique significative est intervenue, à propos de la place occupée par la Chine dans ce schéma. Au départ, l’identité entre le développement de la Chine et celui de l’Europe ne pouvait être proclamée sans restriction. Les historiens qui appliquaient le code à la Chine devaient concéder que la société chinoise avait été incapable d’achever son évolution ; certains même allaient jusqu’à parler d’un échec chinois en regard de l’histoire européenne : en recourant à la notion d’une longue « transition », ils refusaient d’accorder à l’histoire de Chine un code narratif propre. Cette notion n’était qu’une version adoucie de la « stagnation » théorisée par Marx en fonction du schéma universel qu’il avait élaboré. Depuis 1949, l’évolution a progressé dans le sens de l’assimilation en proclamant l’universalité de ce schéma unilinéaire et en soutenant qu’il s’est réalisé en Chine sans modifications. De ce fait, l’universalité du discours historique marxiste ne repose plus seulement sur les « preuves » apportées par l’histoire européenne, mais également sur le témoignage de l’histoire chinoise.
Cette évolution est allée de pair avec la « relativisation » de l’histoire européenne, sensible dans les débats sur le concept de féodalisme. Sans que la structure hégémonique de ce discours soit remise en question, les historiens chinois ont pu affirmer la participation de leur histoire à la création de l’histoire universelle tout en rejetant la notion d’un « centre » européen de l’universalité.
Ce qui n’a pas été remis en question, en effet, est la position centrale du capitalisme dans l’histoire, telle qu’elle structure le code narratif auquel cette universalisation quelque peu sinocentrée continue de souscrire. En réalité, la manière habile et « patriote » dont les historiens chinois ont contourné le problème de l’hégémonie n’a fait que renforcer ses effets à ce niveau plus fondamental, celui même où le code narratif (des modes de production) s’universalise en s’articulant sur un code génétique particulier (celui du capitalisme). En s’appropriant la référence — la séquence des modes de production suivant laquelle le capitalisme a fait son apparition dans l’histoire —, l’universalisation du discours historique pratiquée par les Chinois contribue à consolider l’hégémonie de la téléologie du capitalisme dans la conscience historique. Un surgeon poussé sur le tronc de l’histoire européenne devient ainsi la fin naturelle de toute histoire. C’est dans ce domaine que la pratique des historiens chinois révèle sous le jour le plus cru la structure profondément hégémonique qui régit le champ des conceptualisations de l’histoire dans le marxisme.
Du code narratif au monopole génétique : la Chine et l’horizon hégémonique de la référence marxiste à l’histoire
Souligner les aspects hégémoniques du marxisme, en regard surtout des sociétés non européennes, n’a rien d’original ni de très nouveau. Ces distorsions ont été critiquées par maints « compagnons de route », et reconnues par certains marxistes eux-mêmes. Il est plus malaisé cependant d’admettre qu’elles ne sont en rien un épiphénomène, mais qu’elles résultent de la manière dont le champ théorique du marxisme s’est structuré dans sa référence à l’histoire [7].
C’est donc cette structuration elle-même qui demande à être élucidée dans ses effets hégémoniques. Deux catégories de problèmes peuvent être distinguées à cet égard, quoique toutes deux s’enracinent dans la notion de mode de production telle que Marx l’a forgée afin de décrire la genèse du capitalisme en Europe.
Superficiellement, le déséquilibre hégémonique de la théorie traduit une hégémonie européenne, et sanctionne l’universalisation du schéma historique européen. Les modes de production sont avant tout des étapes de l’évolution européenne. Les universaliser, c’est ériger le modèle évolutif particulier d’un continent en monopole universel. Le problème de l’hégémonie dans le marxisme n’est, sous cet angle, que celui de la prépondérance mondiale d’une conception européocentriste de l’histoire.
Les historiens chinois, nous l’avons vu, ont résolu le problème à ce niveau en s’appropriant le schéma des modes de production à travers leur histoire nationale et en récusant les droits que l’histoire européenne pouvait avoir sur lui. Mais ce faisant ils ont intégré le déséquilibre hégémonique du code narratif qu’ils utilisaient, à savoir la place déterminante dévolue dans et par ce code au capitalisme. La nature universalisante du discours historique marxiste repose moins sur son européocentrisme originel que sur cette hégémonie plus profonde d’un style de développement particulier.
Ce problème du « monopole génétique » résulte-t-il de la constitution même du discours marxiste ? Sanctionne-t-il au contraire la soumission des historiens chinois à une version unilinéaire et déterministe du marxisme, qui contredit en esprit la démarche initiale de Marx ? Cette question est celle des solutions qui peuvent s’offrir aux historiens marxistes chinois en leur qualité de marxistes ; c’est une question qui de ce fait s’adresse à tous les historiens marxistes hors d’Europe et plus généralement au discours marxiste sur l’histoire. En effet, bien qu’ils lui aient posé les questions particulières relevant de leur expérience spécifique, et quoiqu’ils aient ouvertement mis en question l’hégémonie européocentriste, les historiens marxistes chinois n’ont pas abandonné le langage commun de la théorie. Ce sont donc en définitive les limites du débat post-stalinien sur la formalisation de l’évolution historique par Marx qui sont mises en lumière par l’expérience chinoise.
Les marxologues ont pu récuser l’interprétation « monopolistique » sur la foi des nombreux écrits de Marx qui ne s’inspirent pas d’un modèle unilinéaire et évolutionniste du développement historique [8]. L’exemple le plus clair de « pluralité » dans la conceptualisation marxienne de l’histoire est naturellement celui du mode de production asiatique, « exception » que Marx avait expressément théorisée afin de distinguer l’évolution des sociétés indienne ou chinoise de celle de l’Europe.
Pourtant, tout en détachant Marx du réductionnisme stalinien, ou même de Kautsky et d’Engels, cette orientation, sans compter ses inconvénients théoriques variés, ne résout en rien le problème de l’hégémonie dès lors qu’il est conçu d’un point de vue extra-européen. Il est frappant qu’elle n’ait engendré aucune recherche sérieuse sur l’existence d’autres modes de production (à l’exception relative de recherches anthropologiques centrées sur les débuts de l’histoire). Les marxistes européens l’utilisent commodément lorsqu’il s’agit de souligner le caractère « plural » de l’histoire. A l’inverse, les non-européens adoptent le schéma unilinéaire, lequel demeure implicite même lorsqu’ils insistent sur le caractère universel de modes précapitalistes, tel le féodalisme. Ces modes, comme F. Jameson l’a constaté, empruntent leur signification au code dont ils sont extraits et rappellent la séquence européenne dont ils sont des moments. Parler de féodalisme en Chine, même « à la chinoise », c’est postuler un « avant » esclavagiste et un « après » capitaliste, quoique le féodalisme « chinois » puisse être conçu comme une sorte particulière de féodalisme [9].
Il est regrettable que la seule tentative sérieuse pour introduire une pluri-linéarité de l’histoire dans le marxisme — je veux dire le concept de « mode de production asiatique » — soit si négative. Ses implications — péjoratives, « orientalistes » — sont évidentes. Mais surtout, la notion introduit une fausse pluralité dès lors qu’elle ne fait que théoriser une stagnation et n’aboutit qu’à un constat d’impasse sur des sociétés sans présent ni futur. L’usage de la notion donne parfois l’impression qu’elle sert moins à conceptualiser la pluralité des histoires dans le monde qu’à préserver le discours marxiste européen d’interférences extérieures. Tel est par exemple le cas de l’apologie due à U. Melotti (Marx et le Tiers-monde), qui non seulement réduit la totalité du domaine extra-européen à un seul et même modèle d’arriération et de barbarie, mais lui fait en outre porter la responsabilité des défauts du socialisme contemporain. L’analyse de Melotti identifie et sépare Europe et capitalisme de manière significative. Les problèmes des sociétés socialistes non européennes ne proviennent certes pas de leur caractère périphérique ; ils n’en sont pas moins la conséquence du fait que ces sociétés n’ont pas connu de développement capitaliste. C’est donc le capitalisme, non l’Europe, qui est déterminant en dernière instance [10]. Notons également que cette interprétation a contribué à réveiller l’intérêt pour la notion de mode de production asiatique non tant dans l’historiographie chinoise que dans l’analyse de l’évolution politique en Chine, où elle concourt à souligner les pratiques arriérées et despotiques.
L’absence d’alternative réelle dans le discours historique marxiste tel qu’il est peut expliquer le succès continuel du schéma unilinéaire auprès des marxistes non européens. Ce schéma en effet, malgré tout son réductionnisme, rend possible l’appartenance à une histoire globale, à l’édification de l’histoire universelle. Comment expliquer autrement que par ces raisons mentales et politiques l’entêtement à pratiquer un discours structuré à partir d’une réalité si étrangère à celle qu’il est censé expliquer ? Cette constatation, pourtant, ne doit pas nous empêcher de poser une question plus théorique. Dès l’instant où le schéma unilinéaire n’apparaît pas comme une nécessité théorique dans le marxisme (ce qu’en effet il n’est pas à mes yeux), nous devons nous demander si le discours historique du marxisme, à commencer par celui de Marx, n’a pas été déformé à sa naissance même par la téléologie du capitalisme. Peut-on imaginer une théorie marxiste de l’histoire qui ne fasse pas référence à la genèse du capitalisme comme à un monopole sur l’histoire ?
Le capitalisme occupe un statut privilégié dans le marxisme pour diverses raisons. Tout d’abord et avant toute chose, il est la précondition du socialisme, ce qui explique, comme nous venons de le voir, l’empressement des régimes socialistes à universaliser son histoire dans un code historique global. Il est aussi une formation sociale à l’échelle mondiale, la première de ce type, capable à ce titre de libérer l’humanité de la domination du passé ou du joug de la Nature. C’est ce privilège qui explique chez Marx le statut déterminant de la généalogie historique du capitalisme dans la théorie historique, non sa foi (au demeurant douteuse, ou du moins vacillante) dans la nécessité d’un schéma d’évolution unilinéaire.
Même lorsqu’elle concède aux sociétés non européennes un passé spécifique (régi par le mode de production asiatique), cette théorie ne peut admettre un présent différent en dehors de la présence capitaliste : cette présence rend inutile, à la fois politiquement et théoriquement, le recours à un autre système de codification. Celui qui s’esquisse pour le passé, comme nous l’avons vu, demeure incomplet et n’enregistre qu’un échec, échec dont l’analyse contribue à expliquer la genèse du présent capitaliste. Les sociétés « captives du temps » végètent ou stagnent non parce qu’elles sont dépourvues de changements, mais parce que leurs transformations n’apportent rien au présent ; elles n’existent qu’en tant qu’objet du capitalisme, non comme sujets de l’histoire. Ni le schéma unilinéaire qui règne sur l’historiographie marxiste en Chine, ni le mode de production asiatique ne peuvent remédier à ce déséquilibre. Le premier perpétue la structure hégémonique en la « naturalisant » sous forme de telos historique, le second en stérilisant la possibilité de fonder le discours historique du marxisme sur une série d’alternatives.
Notre enquête sur le privilège de la genèse capitaliste dans la structuration du système se doit par conséquent de cerner les particularités de ce champ théorique plutôt que celles des représentations (les modes de production) issues du code narratif qu’il a engendré en tendant au monopole. L’ouvrage de Th. Shanin, Late Marx and the Russian Road, peut nous aider à explorer cette voie. Après d’autres commentateurs, Shanin montre qu’au cours des dix dernières années de sa vie, Marx s’est penché avec la plus grande attention sur l’organisation communautaire de la société russe, dans laquelle il voyait une possibilité d’établir le socialisme sans passer par le capitalisme. Cette préoccupation semble avoir motivé un intérêt semblable pour les formes d’organisation communales dans l’histoire [11].
Th. Shanin n’a pas tiré les conséquences théoriques de cette attitude. Faut-il ajouter un Marx « tardif » au « jeune Marx » et à celui de la maturité ? Cette opération grandirait sans doute l’homme Marx, en soulignant la souplesse du penseur révolutionnaire. Mais que dire d’une théorie fractionnée de la sorte ? Du reste, il semble bien que Marx (comme par la suite Lénine) n’ait envisagé une révolution périphérique de modèle différent (l’exemple considéré dans les deux cas étant la Russie) qu’à la condition expresse qu’elle puisse s’inscrire dans une révolution globale post-capitaliste, déclenchée au cœur développé du système capitaliste mondial.
La remise en cause du privilège capitaliste, par ailleurs, ne va pas sans soulever de graves problèmes. Le rejet de la fonction positive que Marx assignait au capitalisme (en tant que porteur de la modernité dans le monde) peut ouvrir la voie à un regain de particularisme historique, avec ses conséquences chauvines pour les pires, romantiques pour les plus bénignes. Le capitalisme, après tout, et quelles qu’aient été ses conséquences, a joué un rôle positif en libérant l’homme des formes d’hégémonie héritées du passé. Le fait même que notre conscience du passé se soit si formidablement enrichie, au point de nous permettre d’en prendre la mesure dans toute sa diversité, n’est-ce pas au capitalisme que nous le devons, à l’universalisation de la conscience historique qu’il a permise en « globalisant » le monde ?
Toutefois, le travail de Shanin met en valeur les doutes personnels de Marx à l’encontre du statut privilégié qu’il avait accordé à une certaine forme de développement historique. Sans répudier le rôle central du capitalisme, ce qui n’est ni possible, ni souhaitable, il y a là matière à réfléchir sur la virtualité théorique d’un discours historique non hégémonique dans le marxisme à ses origines mêmes.
La pensée de Marx n’a cessé de faire preuve d’une « profonde ambivalence » à l’égard du capitalisme. Si le privilège qu’il lui accordait a conduit Marx à nier toute présence contemporaine aux sociétés non européennes, ou tout statut narratif codifié à leur histoire, cette négation apparaît beaucoup moins comme une confortable fermeture idéologique que comme une contradiction : une négation seconde contrecarrant l’impulsion plus fondamentale encore de la théorie à montrer la voie permettant de sortir de l’hégémonie capitaliste. L’histoire du capitalisme, quoique événement central dans l’évolution de l’humanité aux yeux de Marx, n’en fait pas moins figure de tragédie tant pour elle-même que par ses interventions dans l’histoire des « autres ». Le capitalisme ne peut libérer l’humanité du passé qu’en « liquéfiant » tout ce qui était « solide », qu’en « profanant » tout ce qui était « sacré ». Lui-même n’échappe point à cette dimension tragique, puisque sa chute procède directement des forces qu’il déchaîne et dont le rôle historique est celui d’un destin sans Dieu.
Remarquons en outre que l’historicisation du capitalisme chez Marx procédait aussi du souci de particulariser son origine. Contre l’économie politique classique qui posait le capitalisme comme une donnée « naturelle » et universelle, il fallait montrer qu’il était né historiquement dans une partie du monde. Le capitalisme a sans doute totalisé l’histoire mondiale mais vu dans l’histoire, il n’est lui-même qu’un fragment de cette totalité, une formation sociale particulière et aussi « historique » que toutes les autres. Ses « lois » économiques elles-mêmes ne peuvent être comprises qu’historiquement, et ne sont opératoires que dans le mesure où il s’impose en tant que formation sociale.
La même ambivalence prévaut dans la pensée de Marx à propos des sociétés non européennes. Sa vision positive du capitalisme l’empêchait d’imaginer que ces sociétés pussent être porteuses de renouveau : de là proviennent les fameuses métaphores de la stagnation. Pourtant, il reconnaissait volontiers que les effets destructeurs de l’expansion capitaliste plongeaient ces sociétés dans l’arriération, mieux même, qu’ils les excitaient à lutter contre l’Europe. C’est ainsi qu’il s’empressa de détecter dans la rébellion des Taiping des promesses de « Liberté, Egalité, Fraternité ». Sous la vision prépondérante (celle d’un monopole génétique de l’histoire dévolu au capitalisme), l’Autre n’est qu’une relique, qu’un objet ; dans cette vision-là, au contraire, sa « contemporanéité » est reconnue en qualité de participant à la lutte anti-capitaliste : grâce à cette lutte, l’objet opprimé pouvait se transformer en sujet de l’histoire.
Il y a là une vision essentiellement politique de l’histoire, qui en pluralise les références (il serait possible de montrer que la paysannerie a pu trouver grâce aux yeux de Marx sous le même angle…), tandis que la vision centrée sur les déterminations économiques et culturelles du capitalisme engendre presque inévitablement l’hégémonie génétique et téléologique de la modernité occidentale. Alors que cette vision-ci l’a emporté parmi les lectures variées que Marx a données de son système, il est remarquable que les premiers marxistes chinois aient privilégié l’autre, celle qui valorise le moment du politique, comme s’ils avaient deviné qu’elle pouvait leur faire une place en tant qu’Autres [12].
Le projet implicite qui peut s’esquisser à partir de ces ambivalences n’est rien moins qu’une « décentration » du capitalisme dans la conscience historique du marxisme. L’historicisation du capitalisme ne pourra déboucher sur une conceptualisation non hégémonique de l’histoire qu’en s ‘accompagnant d’une historicisation parallèle de son code génétique, afin de faire place non seulement à d’autres modes de production, mais à des codes autres pouvant faire office de codes intégraux sans qu’il leur soit demandé pour autant de constituer le capitalisme comme clé obligée. Tout pluralisme historique authentique requiert une reconnaissance de l’authenticité des histoires non européennes qui ne passe pas par leur intégration à un code faussement universel, dont l’application particularise les évolutions qui ne peuvent être décrites en référence au code narratif du capitalisme.
Cette opération demande en pratique une historicisation des modes de production tant par leur particularisation dans la genèse du capitalisme que par la découverte d’autres modes capables de rendre compte des histoires autres. Au cours d’un débat sur les féodalismes non européens où il était question des problèmes de l’historiographie chinoise, j’ai pu suggérer que la démultiplication des modes de production pourrait résoudre les difficultés nées de la globalisation du discours historique marxiste [13]. Cette tâche apparaît plus urgente encore sous l’angle que je viens d’évoquer — celui de l’hégémonie. Comme je l’ai indiqué, le concept de mode de production joue un rôle crucial dans la mesure où ses implications totalisantes font de lui la clé de l’universalisation du discours historique, qu’il protège ainsi de tout historicisme particulariste. Mais cette dernière fonction ne peut être remplie qu’à travers un usage concret du concept, faisant des modes les moments de codes narratifs dotés d’identité propre dans l’histoire universelle. Abstraire les modes de production de l’histoire empirique ne soulève pas seulement des problèmes d’historiographie mais perpétue les distorsions hégémoniques.
Selon l’historien Tao Xisheng, le caractère « scientifique » du marxisme devait s’affirmer dans la méthode d’analyse, non dans la conformité des résultats sans égard pour les situations concrètes. Tao s’efforçait de persuader les historiens chinois que l’histoire de leur pays, tout en étant régie par les « lois » universelles de l’évolution sociale découvertes par Marx, avait suivi son cours propre en raison de circonstances historiques particulières. Quoique Tao lui-même n’ait guère tenu compte de ces remarques (loin de coder la spécificité chinoise dans un universel approprié, il en fit une version incomplète de l’histoire européenne), nous pouvons nous en inspirer. L’histoire de Chine, dans sa longue durée, est riche d’évolutions importantes qui peuvent nous aider à réinterpréter certains problèmes cruciaux d’histoire générale. Prétendre que ces évolutions annonçaient une éclosion du capitalisme reflète beaucoup moins leur pente spécifique que leur codage dans le patrimoine génétique du capitalisme européen.
Ainsi, nous l’avons vu, se referme le piège hégémonique de la référence à l’histoire dans un discours faussement universalisant. L’appropriation « nationale » de catégories « universelles » ne résout le problème secondaire de l’européocentrisme qu’en aggravant la distorsion primaire engendrée par le telos capitaliste. Tout en posant un lancinant problème aux historiens chinois (quelle référence universelle faut-il adopter dès lors qu’on n’est pas soi-même la source de l’universalité ?), ce déséquilibre mine de l’intérieur l’universalisme marxiste et concerne par conséquent tous ses praticiens. Il reste que les historiens des sociétés non capitalistes devraient être mieux à même d’en déceler les conséquences dans le discours historique marxiste. Il leur appartient, en se référant tant à leur propre histoire qu’à celle du monde, de faire entendre une voix plus authentique afin d’orchestrer une conscience historique universelle qui ne soit pas un reflet à l’unisson du solo occidental.
Arif Dirlik